Le pacte de dupes

Le président de la République a donc souhaité passer un pacte avec le patronat. En substance — au diable les détails — il est question d’alléger les charges qui pèsent sur le compte de résultat des entreprises en contrepartie de quoi ces dernières s’engageraient à embaucher.

Dans la réalité tout à fait concrète des choses, il va de soi que le président n’a pas couru nos vertes campagnes pour rencontrer, un à un, les millions d’entrepreneurs qu’il est convenu de désigner sous le terme générique de « patron ». Dans la plus pure tradition du corporatisme d’ancien régime, il a passé ce contrat avec les « partenaires sociaux » ; c’est-à-dire des organisations qui n’ont d’autre légitimité que celle d’avoir été désignés comme interlocuteurs légitimes du pouvoir par le pouvoir lui-même. En l’espèce, c’est du Medef qu’il s’agit ; une organisation dite « patronale » à peu près aussi représentative des entrepreneurs français que la CGT peut l’être des salariés de même nationalité.

C’est dire assez le sérieux de cette affaire.

On imagine d’ici ce que pensent ces milliers d’entrepreneurs, officiellement engagés par une parole qu’ils n’ont pas donné dans une aventure qui n’entretient avec leur réalité quotidienne qu’un rapport lointain — dans le meilleur des cas.

De deux choses l’une : soit le président a signé ce pacte de bonne foi, pensant avoir réellement affaire à patronat monolithique et à des organisations réellement représentatives, soit il se fiche ouvertement de notre poire en brassant de l’air pour tenter de s’envoler dans les sondages. Dans le premier cas, c’est un imbécile ; dans le second, c’est un démagogue. Au choix.

Bref, remettons ce pacte de pacotille à sa juste place et intéressons-nous, Ô lecteur, à l’effet qu’il est raisonnable d’attendre d’une baisse des charges — des impôts — qui pèsent sur les entreprises qui ont l’outrecuidance d’exploiter le lumpenprolétariat — i.e. d’embaucher des salariés.

Commençons par rappeler deux vérités essentielles.

Primo, les entreprises ne paient pas d’impôts — jamais, en aucune manière et pas un centime : ce sont partout et toujours des personnes physiques, faites de chair et de sang, qui paient l’impôt. Il peut peser sur les actionnaires, les créanciers, les salariés, les clients ou les fournisseurs d’une entreprise mais jamais sur l’entreprise elle-même. En l’occurrence, nous dit la théorie fiscale, ce sont les actionnaires — a.k.a. les « patrons » — qui sont supposés payer la facture des charges dites patronales ; en réalité, personne n’en sait rien et il est même assez vraisemblable que ce soient les salariés qui en supportent réellement la charge — soit qu’ils soient au chômage, soit qu’ils se fassent ponctionner plus de la moitié de leur salaire réel.

Deuxio, il existe une règle d’or, aussi fondamentale qu’elle est méconnue du législateur, qui dit que quel que soit le système que vous mettez en place, vous devez toujours partir du principe que celles et ceux auxquels il est supposé s’imposer l’exploiteront au mieux de leurs intérêts. Ce n’est pas du cynisme, c’est du réalisme : il faut être politicien de carrière et, de surcroît, en grande difficulté pour se payer de « patriotisme économique » ou de « responsabilité sociale ». Dans la réalité concrète, et même si certains arrivent à se convaincre du contraire, nous ne coopérons les uns avec les autres que lorsque nous y trouvons un intérêt clairement identifiable.

Forts de ce qui précède, demandons-nous comment réagira l’employeur lambda face à ce pacte de dupes. Il sait que, pour un temps au moins, l’état lui réclamera moins de charges ce qui lui donne — au moins — sept possibilités : rétablir ses marges pour se payer mieux, rétablir ses marges pour réinvestir, en faire bénéficier ses fournisseurs, augmenter ses salariés, baisser ses prix de vente, rembourser ses dettes et, enfin, si le besoin s’en fait sentir, embaucher de nouveaux salariés.

Or, dans un environnement où les marges des entreprises sont au plus bas, où les carnets de commandes se vident, où les taxes et les règlementations prolifèrent et où les salariés voient leur pouvoir d’achat fondre comme neige au soleil ; dans un tel environnement, disais-je, toutes les autres options semblent clairement préférables à l’embauche. Honnêtement, qui peut croire qu’une baisse sous conditions des prélèvements obligatoires soit de nature à redonner confiance à des entrepreneurs avec un Montebourg en liberté et un Front National en embuscade ?

Très clairement, la seule stratégie raisonnable aujourd’hui, c’est celle du passager clandestin : profiter de la baisse des charges tant qu’elle dure tout en évitant soigneusement de donner suite au pacte présidentiel. Même à supposer que vous ayez eu, ne serait-ce qu’un bref instant, envie de jouer le jeu, un bref détour par la théorie des jeux — une variante du dilemme du prisonnier — vous convaincra que vous avez toutes les chances d’être le dindon de la farce. Un tiens, dit le proverbe, vaut mieux que deux tu l’auras.

Les employeurs, pour peu qu’ils en aient les moyens, n’emploieront que lorsqu’ils seront convaincus d’avoir intérêt à le faire — c’est aussi bête que ça. De la même manière que la baisse planifiée des taux d’intérêt n’a pas incité les emprunteurs potentiels à s’endetter, une baisse du coût du travail ne fonctionnera que lorsque les employeurs potentiels auront de solides raisons de développer leurs activités. Baisser les charges aurait pu être une bonne idée si et seulement si cette mesure s’était insérée dans une démarche d’ensemble destinée à redonner confiance aux entrepreneurs : imposé du bout des lèvres par un gouvernement aux abois qui, il y a quelques semaines encore, ne jurait que par les vertus de la redistribution, de l’état-stratège et de la régulation à tout va, cet énième sparadrap n’a tout simplement aucune crédibilité et n’aura donc aucun effet.

Tip : modifier la fonte des titres sous Blogger

Comme vous l’avez sans doute remarqué, je m’amuse avec le visuel de ce blog. Chemin faisant, j’ai réalisé qu’il est possible et même facile d’utiliser des fontes [1] qui ne sont pas prévu au catalogue de Blogger. Voici comment modifier la fonte du titre de vos billets :

1/ Rendez-vous sur google.com/fonts/ et choisissez la police que vous souhaitez utiliser (par exemple, Audiowide);

2/ Cliquez sur le petit bouton « Quick-use » en bas, à gauche ;

3/ Dans la troisième section, copier le code (mettez-le de côté dans un fichier texte) :
<link href='http://fonts.googleapis.com/css?family=Audiowide' rel='stylesheet' type='text/css'>

4/ Dans la quatrième section, copiez le code (idem) :
font-family: 'Audiowide', sans-serif;

5/ Dans Blogger, rendez-vous dans « Modèle » et sélectionnez « Modifier le code HTML » ;

6/ Cherchez la ligne <head> (tout en haut de la page ; vraisemblablement ligne 4) et insérez la première ligne de code juste en dessous en prenant soin de rajouter un slash (/) à la fin :
<head>
<link href='http://fonts.googleapis.com/css?family=Audiowide' rel='stylesheet' type='text/css' />

7/ Chercher la ligne ]]></b:skin> (vers la ligne 500) et insérez la seconde ligne de code juste au-dessus en la modifiant comme suit :
h3.post-title {font-family: 'Audiowide', sans-serif;}
]]></b:skin>

8/ Sauvegardez (« Enregistrer le modèle ») et vérifiez que ça fonctionne.

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[1] Ceci n’est pas un anglicisme, bien au contraire, le font ou fount anglais dérive directement du français « fonte » désignant les caractères d’imprimerie qui étaient le résultat de la fonte d’un alliage de plomb et d’antimoine. Ainsi, la première édition du Dictionnaire de l’Académie Françoise (1694) précise : « Fonte, ſe dit auſſi en matiere d’Imprimerie, pour ſignifier Des caracteres d’Imprimerie. Une nouvelle fonte. une fonte de petit romain. »

La révolution bolivarienne ne marche plus, elle court

Le 1er janvier 2008, le bolivar fuerte remplace le bolivar à une parité de 1 pour 1 000 ; à cette occasion le gouvernement chaviste établi le taux de change de sa nouvelle monnaie à 2,15 Bs par dollar étasunien. Le 11 janvier 2010, le bolivar fuerte est dévalué de 50% à 4,3Bs/USD ; parallèlement, le Venezuela créé un second taux de change officiel, réservé aux importations de produits de premières nécessité, de 2,6Bs/USD. Un an plus tard, le 4 janvier 2011, ce second taux officiel est supprimé — il n’existe alors plus que la parité officielle de 4,3Bs/$ — et, le 13 février 2013, le bolivar est de nouveau dévalué à 6,3Bs/USD (-31,75%).

Nous sommes donc en janvier 2014, le taux de change officiel du bolivar est toujours fixé à 6,3Bs pour un dollar (soit une dévaluation officielle de 66% en 6 ans) et le président Maduro l’a promis, il l’a juré : il ne le dévaluera pas en 2014.

Techniquement, le contrôle des changes fonctionne de la manière suivante : pour se procurer des dollars, les vénézuéliens ont en principe l’obligation de s’adresser à l’administration créée à cet effet — la Cadivi [1] — qui change des bolivars au taux officiel. D’où la Cadivi tient-elle ses dollars ? Eh bien, pour l’essentiel, elle les achète à Petróleos de Venezuela (PDVSA), l’entreprise publique qui a la haute main sur le stock de pétrole et de gaz naturel vénézuélien ; l’un des plus importants au monde. C’est le principe : on échange du pétrole contre des dollars puis on revend ses derniers contre des bolivars au cours officiel – c’est-à-dire qu’on les brade.

Or, non seulement la production de PDVSA, qui ne recrute désormais que des militants chavistes, s’effondre littéralement mais en plus, il semble que, depuis au moins septembre 2012, la planche de la Banco Central de Venezuela tourne à plein régime pour financer la révolution bolivarienne. C’est-à-dire qu’il y a de plus en plus bolivars et de moins en moins de dollars et que Caracas doit piocher dans ses réserves de changes pour tenter de compenser (8 milliards de dollars, rien qu’en 2013).

En d’autres termes, à 6,3 bolivars pour un dollar, le taux de change officiel relève de la plaisanterie : au marché noir, le dollar se négocie aujourd’hui au-delà des 80 Bs. Pour mémoire, en août 2011, alors que la parité officielle était encore fixée à Bs 4,3, le dollar se négociait déjà aux alentours de Bs 8,5 : c’est-à-dire qu’en deux ans et demi, la décote du marché noir est passée de 49% à 92% et qu’en six ans, le bolivar « fuerte » a en réalité perdu environ 97% de sa valeur.

Selon les estimations de Steve H. Hanke, professeur d’économie appliquée à la Johns Hopkins University, cet écart entre le taux officiel et le taux de marché [2] implique une inflation de l’ordre de — tenez-vous bien — 333%. Chiffre à comparer au taux d’inflation officiel de 54,34% (octobre 2013) évoqué par Caracas ; lequel, étant donné le contrôle des prix qui se généralise, ne signifie absolument rien.

Le résultat, outre le développement du marché noir du bolivar, c’est que la Cadivi rationne sévèrement les billets verts ce qui implique que les entreprises et les particuliers qui souhaitent importer ce dont le Venezuela a cruellement besoin — c’est-à-dire à peu près tout sauf du pétrole — ne peuvent tout simplement plus le faire [3]. Bref, c’est la pénurie.

Pas plus tard qu’hier, Empresas Polar, le principal importateur de produits agroalimentaires vénézuélien, avertissait que, la Cadivi étant manifestement incapable de lui fournir les 463 millions de dollars dont elle a besoin pour régler ses fournisseurs, ces derniers lui coupaient ses lignes de crédit. Quelques heures plus tard, c’était la compagnie aérienne Air Canada qui, après American Airlines, Aeromexico, Avianca et Air Europa, annonçait qu’elle cessait de vendre des billets au Venezuela afin d’éviter de s’exposer plus encore à une devise manifestement aussi inconvertible qu’elle est surévaluée [4].

Naturellement, qui dit pénurie de biens et services dit envolée des prix ; laquelle est naturellement mise sur le dos des fameux spéculateurs et autres ennemis de l’intérieur ; ce qui entraine invariablement, lorsque l’on a affaire à de tels analphabètes, la promulgation de lois visant à contrôler les prix. Ainsi donc, après avoir organisé, manu militari, la baisse forcée des prix de nombreux biens de consommation courante — et, au passage, détruit encore un peu plus le tissu économique local — voilà que Maduro entend imposer un taux de marge maximum (30%) à l’ensemble de l’économie — ce qui ne va, bien sûr, faire qu’empirer les choses.

Entre temps, afin d’alléger un peu le poids du contrôle des changes sur certains secteurs (tourisme, compagnies aériennes…), l’administration chaviste a également créé un nouveau machin administratif, la Sicad, chargé de mettre aux enchères quelques dollars de plus à un prix plus élevé — environ 11,3Bs/USD au dernier pointage. L’objectif de la manœuvre ne trompe à peu près personne : le gouvernement Maduro prépare la prochaine dévaluation ; laquelle ne sera pas suffisante pour rétablir les importations mais largement assez importante (à 11,3Bs/$, cela ferait du -44,25%) pour ruiner encore un peu plus le pouvoir d’achat des vénézuéliens.

La révolution bolivarienne ne marche plus, elle court. La suite au prochain numéro…

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[1] La Comisión de Administración de Divisas, créée par Chavez le 5 février 2003 en même temps que le contrôle des changes lui-même.
[2] Voir la page du Troubled Currencies Project.L’équipe du Pr. Hanke utilise une parité de $ 1 = Bs 73,42 (19/01/2014).
[3] Ironie du sort, c’est aussi le cas de PDVSA qui, privé de ses dollars, ne peut plus investir sans s’endetter massivement.
[4] Au total les compagnies aériennes auraient l’équivalent de 3,3 milliards de dollars au taux officiel bloqués en bolivars pour cause de contrôle des changes. Les revendre au taux du marché signifierait une perte de 92% de ce montant.

L’effet 35 heures

En 2000, le salarié français médian gagnait 1 311 euros nets par mois [1]. Dix ans plus tard, en 2010, il gagnait 1 651 euros – soit une progression de 25,9%. Bien sûr, en corrigeant ces chiffres de l’inflation officielle (1 euro de 2000 = 1,189 euros de 2010), la progression est moins spectaculaire : en euros 2010, le salaire net de notre salarié médian est passé de 1 559 à 1 651 euros (+5,9%).

Le tableau ci-dessous répète la même opération pour quatre autres seuils de salaire net : le Smic net (en moyenne sur l'année), le seuil du 1er décile (D1), celui du 9ème décile (D9) et celui du 99ème percentile (C99) [2]. Voici les données :

Salaires nets
(en euros 2010)

Seuil20002010%
Smic1 0371 056+1,8%
D11 0161 103+8,5%
Médiane1 5591 651+5,9%
D93 1333 280+4,7%
C997 4477 573+1,7%

C’est D1 – le seuil en deçà duquel vous faites partie des 10% les moins bien payés – qui progresse le plus : +8,5%. Symétriquement, D9 – le seuil à partir duquel vous faites partie des 10% les mieux payés – ne progresse que de 4,7%. C’est-à-dire que l’écart de salaire entre deux salariés théoriques [3] qui, en 2000 comme en 2010, touchait respectivement D1 et D9 s’est réduit. En 2000, le salarié « riche » (D9) touchait 3,08 fois le salaire du salarié « pauvre » (D1) ; en 2010, ce rapport n’était plus que de 2,97. Les inégalités de salaire se sont donc réduites.

Vous pouvez faire le même calcul en comparant l’évolution du salaire de notre salarié pauvre à celle des émoluments d’un salarié très riche (C99) : le rapport passe de 7,3 à 6,9. Même conclusion : dans cette zone qui couvre 89% des salariés français (de D1 à C99), les écarts de salaires se sont réduits.

Restent, bien sûr, les 10% les moins bien payés – en deçà de D1 – et les 1% les mieux payés, ceux qui sont au-delà de C99.

Pour les très hauts salaires, je n’ai pas de données mais pour le premier décile, en revanche, on peut considérer qu’en équivalent temps plein, ils sont tous entre le Smic et D1. Or, si ce dernier, nous l’avons vu, a très bien progressé, ce n’est pas le cas du pouvoir d’achat d’un salarié payé au salaire minimum légal : en une décennie, ils n’ont gagné que 1,8%. Pourquoi une si faible progression ? Eh bien parce que le chiffre de 2000 est donné sur une base de 39 heures de travail hebdomadaire ; c’est pour cette raison que D1 lui est inférieur cette année-là : en réalité, avec le passage aux 35 heures, un grand nombre de salariés (plus de 10%) gagnaient moins de 1 037 euros par mois. De fait, sur la période considérée, le taux horaire du Smic net progresse d’environ 13,4%. C’est-à-dire que la faible progression relative du pouvoir d’achat des salariés payés au Smic est essentiellement due au simple fait qu’on a réduit leurs horaires de travail.

Bref, sauf à considérer qu’il se soit passé quelque chose de très particuliers chez les très hauts salaires, le seul élément qui puisse permettre de parler d’accroissement des inégalités salariales est directement imputable à la mise en œuvre des 35 heures.

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[1] Données de l’Insee, en équivalent temps plein, sur l’ensemble des salariés français (métropole + DOM).
[2] Pour mémoire et par définition : 10% des salariés gagnent moins que le seuil du 1er décile (D1), 50% gagnent moins que le salaire médian, 90% gagnent moins que le seuil du 9ème décile (D9) et 99% gagnent moins que le seuil du 99ème percentile (C99).
[3] Théoriques parce qu’en réalité, en dix ans, la plupart des salariés progressent : à titre personnel, j’étais très nettement en dessous de la médiane en 2000 et, une décennie plus tard, j’étais au-delà du 95ème percentile…

Les philosophes et les croyants

Hier, j’ai publié ce graphique depuis mon compte Twitter :

C’est une infographie réalisée par mes soins et basée sur les données de la Banque Mondiale qui montre la proportion d’individus, à l’échelle mondiale, qui vivaient avec plus ou moins de $36,27 par mois en 1981, en 1990, en 1999 et en 2010. Comme le précise la légende, ces données sont exprimées en dollars constants – des dollars de 2005 – c’est-à-dire en dollars corrigés de l’inflation ; dollars qui ont également été ajustés de la parité du pouvoir d’achat pour tenir compte du fait que le pouvoir d’achat d’un dollar à New York n’est pas le même que celui d’un dollar à Calcutta [1].

Le seuil de $36,27 par mois n’a, bien-sûr, pas été choisi au hasard : comme le suggère la première barre en partant de la gauche, c’était le revenu mensuel médian en 1981 – c’est-à-dire qu’à l’époque, 50% de l’humanité vivait avec moins de $36,27 et 50% vivaient avec plus de $36,27.

Une décennie plus tard, la proportion d’individus vivant avec moins de $36,27 par mois avait baissé de 9,5% à 40,5% ; encore dix ans, et ce chiffre baissait encore de 8,8% et, en 2010, seuls 18,8% de nos semblables vivaient encore avec moins de $36,27 par mois. En d’autres termes, ce que ce graphique nous dit, c’est qu’en trois décennies, la proportion d’individus vivant avec moins de $36,27 par mois est passée de 50% à 18,8% - soit une chute de 31,2% - ce qui, au regard de ce que nous savons de l’histoire, est absolument unique : jamais un tel mouvement d’enrichissement massif du commun des mortel n’avait été observé.

L’image a circulé et, en fouillant un peu, j’ai eu l’occasion de lire un certain nombre de commentaires aussi fascinants qu’ils sont critiques. En trois groupes :
(i) « Il faut tenir compte de l’inflation » (No comment) ;
(ii) « $36,27 par mois, c’est une misère » ;
(iii) « La Banque mondiale n’est pas une source objective ».

N’est-ce pas extraordinaire ? Vous publiez un graphique qui tend à montrer que ces trois décennies ont été le théâtre du plus gigantesque enrichissement de l’espèce humaine jamais observé – ce qui, me semble-t-il, est une excellente nouvelle ; une information de nature à susciter un certain enthousiasme – et vous récoltez une bordée de commentaires aussi stupides les uns que les autres qui visent à remettre en cause ce que les chiffres nous enseignent.

Évidemment, ayant quelques expériences du débat public en France, je sais très bien ce que mes contradicteurs ont en tête. En substance : le monde étant réputé, au cours de ces trente années, avoir été dominé par la « doxa néolibérale », rien de bon ne peut en être sorti et donc, toute information visant à démontrer le contraire n’est pas seulement suspecte : elle nécessairement fausse.

La grande force de ces contradicteurs, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’instruments de mesure, ils n’ont pas besoin de chiffres ni de la moindre forme de donnée objective : ils ont et, quoi qu’il arrive, auront toujours raison. C’est-à-dire qu’un simple sentiment ou une anecdote trouvée sur un obscur blog idéologiquement orienté auront toujours plus de valeur que n’importe quelle analyse objective des faits. Ils ont raison, c’est un fait établi et incontestable et, partant, le monde se divise en deux groupes : ceux qui corroborent leurs apriori – et qui ont donc raison avec eux – et ceux qui leur apporte un semblant de contractions qui sont – au choix – (i) des suppôts du grand capital, (ii) manipulés par ce derniers ou (iii) des imbéciles qui ne comprennent rien à rien.

Pourtant, si vous y réfléchissez un instant, mon graphique prête le flanc à de solides critiques. Typiquement, si l’on regroupe la population mondiale par déciles de revenu, il n’est absolument pas contradictoire avec le schéma suivant :

En 1981, nous avons bien 50% de la population mondiale qui vit avec moins de $36,27 et l’autre moitié qui vit avec plus et, en 2010, ces proportions sont bien passées à 20% et 80% respectivement. Ce que ce schéma suggère, c’est que (i) les 20% de la population qui vivent toujours avec moins de $36,27 (le groupe rouge) se sont considérablement appauvris entre temps, (ii) les 30% qui sont passé au-dessus de ce niveau de revenu (en violet) ne se sont enrichis que manière très marginale, (iii) les 40% de la population qui vivaient bien au-dessus de notre seuil (en bleue) se sont considérablement appauvris sans pour autant passer en dessous des $36,27 et, enfin, (iv) les 10% les plus riches de 1981 (en vert) sont les seuls à s’être vraiment enrichis dans l’intervalle.

en l’espèce, ce n’est pas du tout l’histoire de ces trois décennies mais, au moins, ce serait une critique intelligente de mon graphique ; un angle d’attaque qui me forcerait à fouiller les données, approfondir mon analyse et – si j’ai raison – à apporter plus de preuves à l’appui de ma théorie.

Seulement voilà, et c’est justement là le nœud gordien de toute cette affaire, mes contradicteurs se fichent éperdument des démonstrations que je pourrais verser au dossier. Jusqu’ici aucun d’entre eux n’a eu l’intelligence – et sans doute même pas l’idée – de m’opposer un argument raisonné. Et pour cause, ces gens-là ne sont pas des philosophes, ce ne sont pas des scientifiques : ce sont des croyants et la foi, quand elle est solidement chevillée au cœur de celui qui croit, se passe de toute forme de démonstration.

L’excellent Thomas Sowell a résumé cet état d’esprit en trois phrases :
« le problème n’est pas que Johnny ne sait pas lire.
Le problème n’est même pas que Johnny ne sait pas penser.
Le problème, c’est que Johnny ne sait pas ce que penser signifie ; il confond avec ressentir. »

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[1] La mesure est certes imparfaite et souffre forcément d’un certain degrés d’imprécision mais elle a l’avantage d’être objective et, à défaut de mieux, d’exister.

Plus avec moins

Le 16 février 1991, Radio Shack, le « magasin de technologie de l’Amérique », fêtait l’anniversaire de son président [1] en s’offrant cette page de publicité dans les colonnes du Buffalo News.

Au total, si vous souhaitiez acquérir l’ensemble des merveilles présentes sur cette publicité, il y en avait pour 3 285 dollars de 1991 ; soit 11,4% du revenu annuel médian d’une famille étasunienne (28 875 dollars). Vingt-deux ans plus tard, en corrigeant les prix de ces gadgets high-techs de l’inflation, il vous en coûterait – grosso modo – 5 650 dollars actuels [2] ; soit 11,3% du revenu annuel médian d’une famille étasunienne (50 009 dollars, chiffre de 2012). Dès lors, pensez-vous peut-être, on peut en conclure que le niveau de vie des américains, du moins en ce qui concerne les appareils électroniques et informatiques, n’a quasiment pas progressé.

Sauf que, si vous y regardez de plus près, à l’exception du détecteur de radar à 79,95 dollars et des haut-parleurs à 149,95 dollars, tous ces appareils peuvent avantageusement être remplacés par un simple iPhone. Les fonctions téléphoniques ? Évidemment. La radio ? Aussi. Le réveil ? Je l’utilise tous les jours. La musique ? Combien de CDs rentrez-vous dans un iPhone ? Calculatrice, caméscope, dictaphone et jusqu’au Tandy 1000 [3], un iPhone, même d’entrée de gamme, fait plus et mieux que tous ces appareils réunis.

Sans le détecteur et les haut-parleurs, notre panier de gadgets vaut l’équivalent de 5 255 dollars actuels (3 055 dollars de 1991) tandis que vous pouvez acquérir le dernier iPhone (5s, 16GB) pour 649 dollars. C’était il y a vingt-deux ans.

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[1] Un certain Leonard H. Roberts, né le 19 février 1949.
[2] 1 dollar de 1991 vaut environ 1,72 dollars de 2013. Ça n’est jamais que 2,5% d’inflation cumulée pendant 22 ans.
[3] Et son disque dur de 20 MB quand le moindre iPhone affiche 819 fois plus de capacité de stockage.

Asymétrique à droite

La distribution des patrimoines (les stocks), comme celle des revenus (les flux), est très fortement asymétrique à droite.

Une manière de représenter visuellement cette idée consiste, comme le fait le Crédit Suisse [1], à dessiner une pyramide comme celle-ci :

Voici comment interpréter ce schéma : la base de la pyramide représente les 3,2 milliards d’adultes – 68,7% de la population adulte mondiale – dont le patrimoine est inférieur à 10 000 dollars étasuniens. Collectivement, ils détiennent 7,3 trillions de dollars ; soit 3% de la richesse mondiale. À l’opposé, en haut de la pyramide, on trouve les 32 millions d’individus (0,7% de la population adulte) qui possèdent un patrimoine supérieur à un million de dollars et détiennent ensemble 98,7 trillions de dollars – soit 41% de la richesse mondiale [2].

Dire que la distribution des patrimoines est très fortement asymétrique à droite, cela signifie qu’un très petit nombre de personnes détiennent des fortunes colossales tandis que l’immense majorité de nos semblables ne possèdent, pour ainsi dire, presque rien [3].

Si le carré ci-dessous représente la totalité de la richesse mondiale (240,9 trillions de dollars selon Credit Suisse), la part détenue par les 1% les plus riches (les patrimoines de $753 000 ou plus [4]) est représentée par le carré le plus clair (46% du total), celle du top 10% (à partir de $75 000) pèse 86% du total et la moitié la plus riche de l’humanité ($4 000 et au-delà) détient un peu plus de 99% du magot. Reste la fine bande foncée, en haut et à gauche, qui représente le patrimoine de l’autre moitié de l’humanité : un peu moins de 1% de la richesse mondiale.

Bref, la distribution des richesses à l’échelle mondiale est spectaculairement inégalitaire. C’est un fait indéniable qui n’est d’ailleurs nié par personne. C’est une vérité incontournable, comme nous venons de le voir, lorsque l’on considère les patrimoines (les stocks) et c’est aussi vrai pour les revenus (les flux).

Ceci étant posé, nous allons pouvoir commencer à philosopher. La suite au prochain numéro…

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[1] Crédit Suisse, Global Wealth Report 2013 (page 22).
[2] Pas moins de 42% d’entre eux vivent aux États-Unis, 8% au Japon, 7% en France, 5% en Allemagne et 5% au Royaume Uni. Au cours actuel du dollar (EUR 1 = USD 1,3583), vous pouvez considérer qu’à partir de 736 000 euros de patrimoine, vous faites partie de ce club.
[3] Au cas où vous vous poseriez la question, le sommet de la pyramide ressemble à ça et, au 31 décembre 2013, le ticket d’entrée dans le top 200 des plus grandes fortunes mondiales (0,000004% de la P.A.) était à 6,7 milliards de dollars ; collectivement, ce happy few était riche de 3,1 trillions de dollars (1,3% de la richesse mondiale).
[4] Notez qu’avec un euro à 1,36 dollars, vous appartenez au fameux 1% dès lors que votre patrimoine excède 554 000 euros et le ticket d'entrée dans le top 10% est à un peu plus de 55 000 euros (i.e. un peu plus de 2 livrets A au plafond).

Revers de fortune

Dans un épisode précédent, nous avons vu que Top 10 des plus grandes fortunes mondiales, comme n’importe quel autre classement ou découpage de la population par tranches de revenus, n’est pas stable dans le temps. C’est-à-dire que sa composition change d’année en année ; les ultra-riches de l’année dernières ne sont pas nécessairement les ultra-riches de cette année : il peuvent avoir étés - et sont souvent - remplacés par des nouveaux venus.

Voici une illustration du phénomène issue du Global Wealth Report 2013 de Crédit Suisse (page 29) cette fois-ci sur la base du Top 100 des plus grandes fortunes mondiales selon Forbes :

Lecture : si vous faisiez partie du Top 100 en 2003 (la courbe verte), vous aviez 82% de chances d’y être encore en 2004 – c’est-à-dire que vous aviez 18% de chances d’être remplacé par un autre qui a gagné plus que vous ou perdu moins. En 2005, ce « taux de survie » passe à 72% puis à 64% en 2007 et ainsi de suite jusqu’en 2013, dix ans plus tard, où seuls 44% des membres originels du club sont encore là. En moyenne, cinq ans après avoir été classé dans le Top 100, le taux de survie était de 57,25%.

Les données sont ici, page 115.

Un Musk contre dix Montebourgs

Né en 1971 d’un père ingénieur et d’une mère nutritionniste et mannequin à ses heures, Elon Musk est sans doute l’un des entrepreneurs les plus remarquables de sa génération. En 1995, après des études de commerce et de physique, il fonde Zip2, un éditeur de logiciel qu’il revend à Altavista (Compaq) en 1999 pour plus de 300 millions de dollars. La même année, il cofonde X.com, société avec laquelle, en 2000, il achète PayPal qui est alors totalement inconnu, développe l’activité et revend le tout à eBay en 2002, empochant au passage $165 millions en actions. C’est à ce moment qu’il fonde SpaceX, une entreprise qui produit rien de moins que des lanceurs spatiaux – notamment pour la NASA – et dont il est toujours propriétaire. En 2004, enfin, il rejoint l’aventure Tesla Motors et investit au passage (en 2006) dans SolarCity, un installateur de panneau solaire dont il est largement l’initiateur. Bref, Elon Musk est un type techniquement brillantissime doublé d’un serial entrepreneur au flair particulièrement affuté qui, selon les données de Bloomberg, était, avec un magot estimé à 7,9 milliards de dollars, la 161ème fortune mondiale au 31 décembre dernier [1].

À cette date, la fortune de Musk se décomposait comme suit :
— Ses 23% dans Tesla Motors, à $150,43 l’action, valaient 4,3 milliards de dollars ;
— Ses 80 millions d’actions SpaceX étaient estimées à environ 2,1 milliards de dollars (SpaceX n’est pas cotée) ;
— Ses 27% dans SolarCity, à $56,82 l’action, augmentaient sa fortune de 1,2 milliards de dollars ;
— Enfin, le reste de ses possessions était évalué à quelque chose de l’ordre de 300 millions de dollars.

Ce qui est intéressant ici, c’est que plus de 80% de la fortune d’Elon Musk sont concentrés dans deux sociétés cotées – Tesla et SolarCity ; ce qui va nous permettre de mesurer très précisément comment il s’est enrichi au cours de l’année 2013.

Au 31 décembre 2012, les positions de Musk dans Tesla et SolarCity valaient $921 millions et $248 millions respectivement. À la fin de 2013 (et sans tenir compte des achats qu’il a réalisés au cours de l’année), ces montants étaient devenus respectivement $4 milliards et $1,2 milliards. D’où cela vient-ce ? Eh bien de l’appréciation du cours de ces deux entreprises : en 2013, l’action Tesla monte de – tenez-vous bien – 344% et celle de SolarCity – encore plus fort – de 376%. En à peine une année, sur ces deux positions, il a gagné plus de 4 milliards de dollars et avec le reste, il semble qu’il ait engrangé [2] 1,6 milliards de plus.

Elon Musk rentre donc dans le club des 200 premières fortunes mondiale parce qu’il a gagné énormément d’argent en 2013. C’est la raison pour laquelle vous dites que les 200 premières fortunes mondiale ont gagné énormément d’argent récemment : précisément parce que si ce n’était pas le cas, ils ou elles ne feraient pas partie du top 200. Symétriquement, si Tesla périclite et/ou si le réchauffement climatique s’avérait finalement ne pas être d’origine humaine [3], il est possible que Musk perde des milliards aussi vite qu’il les a gagné. Dans ce cas, évidemment, il sortira du top 200 et c’est pour cette raison que vous ne direz pas que les ultra-riches ont perdu de l’argent. C’est ce qu’on appelle un biais de sélection ou, dans de trop nombreux cas, de la simple malhonnêteté intellectuelle.

Par ailleurs et comme vous l’avez sans doute noté, la fortune de Musk n’est ni d’or ni d’argent : elle est essentiellement constitué de ses parts dans des entreprises qu’il a fondé et qu’il est en train de faire exploser. Tesla, SpaceX et SolarCity c’est – au bas mot – 7 500 emplois et des emplois, pardonnez-moi de le dire, infiniment mieux payés que nous « emplois d’avenir » [4] nationaux. Si votre plan consiste à taxer le capital des riches – en les forçant à revendre une part de leurs actions pour payer l’impôt – pour financer des « emplois d’avenir » et autres machins subventionnés, vous admettez implicitement qu’un Arnaud Montebourg – au hasard – est plus compétent qu’un Elon Musk dès lors qu’il est question de créer de la richesse. Je dis ça, je ne dis rien.

Observez aussi que durant toute sa carrière, Musk a fondé des startups ou investi dans des startups qui avaient moins d’un an d’existence, les a développé puis, les a revendu avec force profits pour réinvestir dans le projet suivant [3]. Ce faisant, il a créé des montagnes de richesses, des milliers d’emplois sans parler des revenus fiscaux pour Oncle Sam. Si votre plan consiste à matraquer fiscalement et par anticipation les nombreux Musk potentiels qui pourraient voir le jour en France et ce, surtout s’ils ont le mauvais goût de revendre leur boîte dans un délai jugé trop court par l’administration fiscale ; si tel est votre plan, disais-je, ne vous étonnez pas si nos Musks en gestation décident de plier bagages et d’aller créer des fortunes ailleurs.

Enfin et pour la bonne bouche, si vous êtes de ceux qui pensent que les grands projets industriels innovants devraient être une mission de l’État parce que le marché est myope ou parce que le secteur privé ne sait pas être visionnaire, je vous signale que nous parlons ici d’un investisseur privé qui, sans aucune fortune à la naissance, développe des voitures électrique, construit des lanceurs spatiaux, installe des panneaux solaires et veut maintenant révolutionner l’industrie ferroviaire – si on peut encore parler d’industrie ferroviaire – avec son projet Hyperloop. Au risque de vous être désagréable, j’ai toute de même le sentiment diffus qu’en matière de redressement productif, il vaut mieux avoir un Musk qui gagne des fortunes qu’une dizaine de Montebourgs qui les dilapident.

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[1] À l’heure où j’écris ces lignes, sa fortune est estimée à 9 milliards de dollars et il est 140ème.
[2] Le terme est impropre puisqu’il n’a pas réalisé ses plus-values, bien au contraire.
[3] Mauvaise nouvelle pour SolarCity et tous ses concurrents (qui, bien sûr, n’ont aucune activité de lobbying à Washington).
[4] Ainsi nommés parce que, précisément, ils n’en ont aucun.

Disclaimer : que ce soit à titre personnel ou professionnel, l’auteur de ces mots n’a aucune action ni autre forme d’intérêt dans Tesla Motors et SolarCity.

Ultra-riches et biais de sélection

Depuis le début de la crise, la fortune des dix hommes les plus riches du monde a augmenté d’un peu plus de 117 milliards de dollars – soit 35% en moyenne.

Ce que cette affirmation a de remarquable c’est qu’elle a beau être tout à fait exacte, elle n’en induit pas moins ceux qui la lisent à en tirer des conclusions parfaitement erronées. Typiquement, lorsque vous l’avez lue, il est très probable que vous ayez compris que les hommes les plus riches du monde en 2008 ont vu leur fortune croître de 35% pendant la crise et sont donc aujourd'hui encore plus riches qu'il y a cinq ans.

Eh bien ce n’est pas du tout le cas. Explication :

Pour parvenir à ce chiffre, il suffit d’identifier les dix hommes les plus riches du monde (nous allons utiliser les données de Forbes), calculer le montant agrégé de leurs fortunes en mars 2008, faire de même en mars 2013 et mesurer la variation entre ces deux dates. Voici à quoi ça ressemble :

Le Top 10
(mars 2013)

Nom20082013
Carlos Slim Helu (MX)6073
Bill Gates (US)5867
Amancio Ortega (ES)20.257
Warren Buffet (US)6253.5
Larry Ellison (US)2543
Charles Koch (US)1734
David Koch (US)1734
Li Ka-shing (HK)26.531
Liliane Bettencourt (FR)22.930
Bernard Arnault (FR)25.529
Total334.1451.5

Au final, on obtient bien une fortune totale qui est passée de 334 milliards de dollars en mars 2008 à 451 milliards de dollars en mars 2013 ; soit une variation de l’ordre de 117 milliards (+35%). D’où notre chiffre.

Seulement voilà : rien, dans cette statistique, ne vous dit que le Top 10 de mars 2013 est composé des mêmes individus que ceux qui composaient le Top 10 de mars 2008. C’est-à-dire que la classe des « ultra-riches » n’est pas nécessairement stable dans le temps ou, pour reprendre la formule de cet immense philosophe qu’est Franck Ribéry [1], qu’il est tout à fait possible que la routourne ™ ait tourné entre temps.

À titre d’illustration, voici le :

Le Top 10
(mars 2008)

Nom20082013
Warren Buffet (US)6253.5
Carlos Slim Helu (MX)6073
Bill Gates (US)5867
Lakshmi Mittal (IN)4516.5
Mukesh Ambani (IN)4321.5
Anil Ambani (IN)425.2
Ingvar Kamprad (SE)313.3
Kushal Pal Singh (IN)306.3
Oleg Deripaska (RU)288.5
Karl Albrecht (DE)2726
Total426280.8

Comme vous pouvez le constater vous-mêmes, à l’exception de Bill Gates, Warren Buffet et Carlos Slim, tous les membres de ce club très fermé ont changé. En 2008, c’était notamment l’âge d’or des grandes fortunes indiennes – Mittal, Singh et les frères Ambani – qui, depuis, ont été remplacés par des américains – Ellison et les frère Koch – et quelques européens – Ortega, Bettencourt et Arnault. La routourne ™ a bel et bien tourné.

Incidemment, la colonne 2013 de mon second tableau vous permet de savoir ce qu’il est advenu des fortunes du Top 10 d’il y a cinq ans. La réponse est sans équivoque : au total, ils ont perdu 145 milliards de dollars – soit une baisse de 34% en moyenne. Seuls Slim et Gates voient leurs fortunes augmenter ; Karl Albrecht parvient à se stabiliser ; tous les autres ont perdu des milliards [2].

L’erreur – plus ou moins volontairement – d'un très grand nombre de commentateurs consiste donc à faire comme si le Top 10 (ou le fameux 1%) était constitué des mêmes individus d’une année sur l’autre. En réalité, ce n’est pas le cas et ce, pour une raison très simple : l’essentiel de la fortune de ces gens-là, c’est la valeur de l’entreprise dont ils sont propriétaires – laquelle est susceptible de varier considérablement dans le temps [3].

À vrai dire, si vous y pensez un moment, vous conviendrez que le fait que la fortune des hommes les plus riches du monde aujourd’hui ait augmenté au cours des dernières années est on ne peut plus logique puisque, précisément, ils sont les hommes les plus riches du monde. Le biais de sélection est évident : c’est comme si vous vous étonniez de ce que les dix hommes les plus grands du monde soient précisément ceux qui ont le plus grandi ces trente dernières années.

Ainsi donc, si vous souhaitez vous faire une idée de l’évolution des grandes fortunes dans le temps, il faut raisonner par millésimes ; c’est-à-dire suivre une même population sur plusieurs années : en l’occurrence le Top 10 de 2008 sur cinq ans, le Top 10 de 2007 sur quatre ans etc...

Enfin, vous noterez que plus la routourne ™ tourne, plus on devrait observer ce phénomène. En effet, si le classement évolue fortement d’une année sur l’autre, cela signifie que les riches d’aujourd’hui se sont relativement enrichis ces dernières années tandis que ceux d’hier se sont relativement appauvris. En d’autre termes, le fait que les riches d’aujourd’hui ce soient fortement enrichis au cours dernières années est aussi une conséquence de la disparition des grandes fortunes héréditaires ; de ce monde où l’on pouvait naître dans le Top 10, le rester toute sa vie même en perdant des fortunes et transmettre son classement à ses enfants.

C’est d’ailleurs précisément ce qu’observe Forbes depuis quelques années : jamais le haut du classement n’a à ce point été occupé par des gens qui ont construit leurs fortunes de leur propres mains – Larry Ellison, fondateur d’Oracle et cinquième du classement 2013, étant un exemple des plus remarquables du phénomène.

La conclusion, vous l’avez sans doute vue venir, c’est que notre statistique signifie précisément l’inverse de ce que vous pensiez.

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[1] Pardon. Mettez ça sur le compte de la fatigue.
[2] Rassurez-vous pour eux, ils vivent encore très bien.
[3] Quoi ? Vous pensiez que Bill Gates avait 67 milliards de dollars sur son compte courant ?

Sa Majesté change de maîtresse !

« — Grande nouvelle ! Le roi a congédié madame de Mailly, pour prendre sa sœur madame de la Tournelle. Cela s’est passé avec une dureté inconcevable de la part du roi très-chrétien. C’est la sœur qui fait chasser la sœur ; elle exige son exil, et cette troisième sœur, prise pour maîtresse, fait croire à bien des gens que la seconde, madame de Vintimille, y a passé. »
— Argenson, Journal (5 novembre 1742).

En effet, le marquis ne se trompe pas : madame de Vintimille y a bien passé au même titre que trois autres de ses sœurs. Dans l’ordre d’apparition dans le lit de Louis XV, c’est madame de Mailly [1] qui avait ouvert le bal avant d’être évincée temporairement par madame de Vintimille [2] puis, par la duchesse de Lauraguais [3] et enfin, en ce début du mois de novembre 1742, par madame de la Tournelle [4]. Des cinq sœurs de Nesle, seule Hortense-Félicité n’aura jamais eu l’honneur de satisfaire l’appétit royal de Louis de France, quinzième du nom.

« Tu m’ennuies, j’aime ta sœur. » C’est ainsi que le roi aurait congédié madame de Mailly lorsqu’il prit la décision de la remplacer par madame de la Tournelle. C’est le premier acte de « dureté inconcevable » qu’évoque le marquis, juste avant que Louis ne chasse sa plus fidèle maîtresse de la cour – pour la deuxième fois. Louis XV n’était certes pas un gentleman. mais il était encore moins un homme fidèle.

Pourtant, la situation du royaume ne prête guère à la gaudriole. Voilà déjà quelques années que le peuple, surtout dans les campagnes, crève littéralement de faim. La France, dit une épigramme célèbre de l’époque, « est un malade que, depuis cent ans, trois médecins de rouge vêtus ont successivement traité. Le premier (Richelieu) l’a saigné ; le second (Mazarin) l’a purgé, et le troisième (Fleury) l’a mis à la diète. » Il y a déjà plus de deux ans, le duc d’Orléans, déposant un pain de fougère [5] sur la table du roi, avertissait : « Sire, voilà de quoi vos sujets se nourrissent. » Que fît le roi très-chrétien ? Eh bien, mon Dieu, rien.

Il faut dire que le Louis le quinzième a bien mieux à faire que de s’intéresser aux affaires du royaume. Son Éternité [6] est là pour ça, du moins en principe. Lorsqu’il n’est pas occupé à s’organiser des jeux de piste pour aller voir ses maîtresses (véridique) ou à les emmener assister au rut des cerfs dans la forêt de Fontainebleau (idem), Louis XV trouve encore à s’occuper avec à peu près n’importe quoi. En janvier 1741, par exemple, il voulu se mettre à la tapisserie pour fabriquer des sièges et ce fût un chef d’œuvre de courtisan que de parvenir à ramener tout ce qu’il fallait de Paris à Versailles en à peine deux heures et quinze minutes. À cette occasion, alors que la misère était partout effroyable, que les caisses du royaume était désespérément vides et que les créanciers fermaient leurs portes, un courtisan ne trouva rien de mieux à dire que « Sire, le feu roi n’entreprenait jamais deux sièges à la fois, et voilà que Votre Majesté en commence quatre. »

Bref, entre deux bons mots, Sa Majesté change de maîtresse.

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[1] Louise Julie de Mailly-Nesle, comtesse de Mailly, est l’aînée de la fratrie.
[2] Pauline Félicité de Mailly-Nesle, comtesse de Vintimille, qui n’hésitera pas à faire chasser sa sœur aînée de la cour.
[3] Diane Adélaïde de Mailly-Nesle, duchesse de Lauraguais, qui, à propos du duc de Lauraguais, disait : « mon mari m’a tellement trompée que je ne suis même pas sûre d’être la mère de mes propres enfants. »
[4] Marie-Anne de Mailly-Nesle, marquise de La Tournelle, est la benjamine des cinq.
[5] Jusqu’au XIXe, le rhizome de la fougère-aigle ou grande gougère (pteridium aquilinum) a été utilisé pour en tirer de la farine en cas de disette. Le pain de fougère comptait au nombre des « nourritures immondes » aux cotés des cadavres d’animaux déterrés et du marc de raisin (bon appétit !).
[6] Le cardinal de Fleury, surnommé « Son Éternité » pour son exceptionnelle et très irritante longévité.

Pied-de-mouche

Vous avez sans doute remarqué qu’à la fin de chaque paragraphe, votre logiciel de traitement de texte affiche – pour peu que vous n’ayez pas désactivé l’option idoine – le symbole : ¶

On l’appelle pied-de-mouche et, comme nous allons le voir ci-après, son origine est bien plus ancienne qu’on ne le croit.¶

Voici ce à quoi ressemblait la transcription d’un discours prononcé par l’empereur Claude devant le Sénat romain en 48 (i.e. Table claudienne) :¶

TOT.ECCE.INSIGNES.IVVENES.QVOT.INTVEOR.NON.MAGIS.SVNT.PAENITENDI.SENATORES.QVAM.PAENITET.PERSICVM.NOBILISSIMVM.VIRVM.AMICVM.MEVM.INTER.IMAGINES.MAIORVM.SVORVM.ALLOBROGICI.NOMEN.LEGERE.QVOD.SI.HAEC.ITA.ESSE.CONSENTITIS.QVID.VLTRA.DESIDERATIS.QVAM.VT.VOBIS.DIGITO.DEMONSTREM.SOLVM.IPSVM.VLTRA.FINES.PROVINCIAE.NARBONENSIS.IAM.VOBIS.SENATORES.MITTERE.QVANDO.EX.LVGVDVNO.HABERE.NOS.NOSTRI.ORDINIS.VIROS.NON.PAENITET.TIMIDE.QVIDEM.P.C.EGRESSVS.ADSVETOS.FAMILIARESQVE.VOBIS.PROVINCIARVM.TERMINOS.SVM.SED.DESTRICTE.IAM.COMATAE.GALLIAE.CAVSA.AGENDA.EST.IN.QVA.SI.QVIS.HOC.INTVETVR.QVOD.BELLO.PER.DECEM.ANNOS.EXERCVERVNT.DIVOM.IVLIVM.IDEM.OPPONAT.CENTVM.ANNORVM.IMMOBILEM.FIDEM.OBSEQVIVMQVE.MVLTIS.TREPIDIS.REBVS.NOSTRIS.PLVS.QVAM.EXPERTVM.

Bref, il était grand temps d’inventer la ponctuation, d’insérer des espaces entre les mots, de clore les phrases par des points, de les rythmer à coup de virgules et de trouver un moyen de signaler au lecteur qu’à partir d’un point donné du texte, on change d’idée.¶

Découper un texte par idée, justement, c’est la fonction de ce que nous appelons aujourd’hui un paragraphe, du grec paragraphos (παράγραφος), un signe en marge du texte dont l’utilisation est attestée dès le IVe siècle avant J.-C. et qui servait principalement à signaler un changement de sujet.¶

De nos jours, nous matérialisons le passage d’un paragraphe à un autre par un saut de ligne. Seulement, pour nos ancêtres qui vivaient à une époque où le papier ou ce qui en tenait lieu (papyrus, parchemin &c.) coûtait fort cher, cette méthode n’était pas sans inconvénients ; raison pour laquelle les scribes, copistes et autres imprimeurs couchaient généralement leurs textes en pavés aussi serrés qu’ils étaient indigestes. Typiquement, la deuxième page du Pantagruel de François Rabelais (édition Claude Nourry, c.1530), ressemblait à ceci :

C’est à Rome que va commencer l’histoire de notre pied-de-mouche ; lorsque certains auteurs – Cicéron par exemple – vont prendre l’habitude d’inscrire un K pour signaler au lecteur qu’ils changent d’idée ; K pour kaput, la tête, et son diminutif capitulum, la « petite tête » ou, plus communément, le chapitre qui sera identifié par un C. Petit à petit, la préférence des latinistes pour le C romain par rapport au K étrusque va faire son œuvre et, vers le XIIe siècle, le premier l’emportera définitivement sur le second.¶

Ce sont les moines copistes qui vont terminer le travail en rajoutant une ou deux barres verticales à ce C afin de le distinguer du reste du texte et qui vont en colorier l’intérieur pour qu’on le repère plus facilement. Le résultat, vous le trouverez notamment dans la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin (1477) :¶

Ou, pour ne pas être injuste avec le typographe de l’œuvre pantagruélique de Rabelais :¶

À partir du XVIe siècle, avec la généralisation de l’imprimerie, le pied-de-mouche va progressivement tomber en désuétude et être remplacé par retours à la ligne et autres alinéa. En 1825, Henri Fourier note dans son Traité de typographie que « le pied-de-mouche se plaçait en tête d’une remarque qu’on voulait détacher du corps de l’ouvrage » et qu’on « s’en servait plus particulièrement pour les livres de droit. » Il est probable qu’au cours de ces deux siècles qui sont aussi ceux où les langues vulgaires ont supplanté le latin, le C de capitulum ait subit sa dernière transformation en devenant une sorte de P (pour paragraphe) que l’on plaçait plutôt en fin de texte, comme pour justifier qu’il soit inversé.¶

Eric Gill, un sculpteur britannique par ailleurs créateur de plusieurs polices de caractère (Perpetua par exemple), a bien tenté de remettre le pied-de-mouche au goût du jour dans An Essay on Typography (1931) mais sans succès et ce sont finalement les concepteurs de nos logiciels de traitement de texte moderne qui lui ont donné une nouvelle vie en faisant de lui ce fantôme, ce caractère invisible qui marque la fin de nos paragraphes mais n’est plus imprimé.¶

Eric Gill, An Essay on Typography (1931)

Notes :

En anglais, le pied-de-mouche se nomme pilcrow ; selon Keith Houston, ce serait-là une déformation du moyen anglais pylcrafte qui serait lui-même une déformation de notre paragraphe.

Si vous lisez l’anglais, Shady Character a publié une série de trois articles très fouillés sur le sujet (le premier, le le second et le troisième).

Cassez-moi si vous le pouvez

Lettre ouverte à M. Le Drian, ministre de la défense.

Monsieur le Ministre,

Votre majorité a donc entériné, dans le courant du mois de décembre, cette fameuse loi de programmation militaire et notamment son article 20 (anciennement 13) qui permet désormais à l’administration de suivre pas à pas les faits et gestes des citoyens que nous sommes sur internet sans même avoir à en référer à un juge. Pour que les choses soient tout à fait claires, je suis de ceux de nos concitoyens qui sont farouchement opposés à ce texte qui permet à notre République de grignoter encore un peu plus ce qui nous reste de res privée.

Vous connaissez nos arguments. Ils n’ont pas varié depuis des siècles et peuvent se résumer en une seule phrase : « Quis custodiet ipsos custodes ? » Qui surveillera les gardiens ? Qu’est-ce qui nous garantit que votre système de surveillance se limitera à ses objectifs affichés et, quand bien même nous vous ferions aveuglément confiance, qu’adviendra-t-il de ce Big Brother en puissance si le prochain gouvernement décidait de l’utiliser à des fins moins avouables pour ne pas dire parfaitement totalitaires ?

Il est donc inutile d’y revenir et ce, d’autant plus que vous disposez déjà d’un contre-argument de poids assaisonné d’une bonne dose de pathos ; lequel consiste à nous expliquer que l’internet sauvage et dérégulé constitue une plate-forme idéale pour organiser des opérations terroristes [1] et, partant, une source de danger pour chacun d’entre nous. Ainsi, me rétorquerez-vous, en acceptant d’abandonner un peu de nos droits civils, nous gagnerions beaucoup en sécurité pour nous-mêmes et ceux qui nous sont chers.

Monsieur le Ministre, c’est précisément de ce point que je souhaite vous entretenir : le fait de nous mettre tous sous surveillance dès lors que nous nous connectons à internet est-il vraiment de nature à contrecarrer les actions de réseaux terroristes organisés ? Très sincèrement, j’en doute et plutôt que d’avancer les nombreux arguments qui me viennent à l’esprit, je vous propose, à vous et à vos équipes, un petit défi.

Admettons que je suis le chef d’un réseau terroriste qui projette un attentat de grande ampleur, quelque part en France, dans l’année qui vient. Grâce à votre système de surveillance, vous avez intercepté le message électronique que je viens d’envoyer sur une messagerie anonyme à laquelle mes complices ont accès. Selon les meilleurs experts de votre cellule antiterroriste, ce message précise les détails de notre action et notamment le lieu et le moment précis que nous avons choisis pour passer à l’acte.

Le message dit :

« 0011010101010100010010110110110101101010010101100011101101010000001110010100000101110101011101100111100001001010001011000111011001111010010100100110100101110011001110110111000101100001011101000100011001000111010101000110010101100001011100110110100101001100011100000100011101001111010101100110110101000010001110010110110001110101011101110110110001101110010000110100011101010100010100100101000001000111010100110011001101101000010100000110110101011010011101000111010101101110010000100101010001001001001100010110010101011001001000000101101001010100011010110011100100111010011000100011000100110100011010110100100001011000 »

Votre mission, si vous l’acceptez, consiste à décoder ce texte afin de découvrir où et quand notre cellule dormante passera à l’action sachant que :

(i) En contradiction totale avec le principe de Kerckhoffs, vous ne savez absolument pas quel algorithme j’ai utilisé pour chiffrer ce message. C’est extrêmement simple : il a été codé sur un ordinateur auquel vous n’avez pas accès et qui n’est pas relié à internet, sauvegardé sur des clés USB remises en main propres à mes condisciples qui ont pour instruction de ne jamais copier le fichier-source sur un ordinateur connecté à internet.

(ii) Par ailleurs, l’algorithme utilise une clé secrète qui se trouve être un vecteur de n nombres entiers positifs qui ont été transmis, un à un, à mes complices par d’autres membres de notre organisation. Pour le plaisir [2], chacun de mes condisciples a reçu n x 3 chiffres et ce n’est qu’en comparant les empreintes MD5 desdits chiffres à une liste que je leur ai remise en main propre qu’ils peuvent déterminer ceux qui font partie de la clé et ceux qui ne sont que des leurres.

(iii) Enfin, pour vous aider un peu et parce que je suis beau joueur, je vous précise que le message originel a été écrit en français, en n’utilisant que les lettres de l’alphabet latin standard – minuscules (a, b, ... , z) et majuscules (A, B, ... , Z) –, les chiffres de 0 à 9 ainsi que quelques signes de ponctuation.

Sachant cela, de deux choses l’une :

(a) Si vous êtes effectivement capable de décoder mon message, je serais bien forcé d’admettre que le fait de surveiller notre activité sur internet peut effectivement permettre de déjouer des attaques terroristes et donc, de nous protéger.

(b) Si, en revanche, vous n’y parvenez pas, la conclusion s’impose d’elle-même : avec quelques connaissance basiques en programmation et en cryptographie, n’importe quel imbécile est capable de tenir votre Big Brother en échec et il est donc parfaitement inutile sauf si, cela va de soi, l’objectif que vous poursuivez n’est pas celui que vous affichez.

Bonne chance. Il vous reste – au mieux – 365 jours.

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[1] De grâce, épargnez-moi le couplet sur l’espionnage industriel et le « potentiel scientifique ou économique français » : je ne vois pas en quoi, en tant que contribuable, je devrais financer la sécurité informatique des entreprises de mon pays.
[2] Oui, je me doute bien que vous disposez de très gros ordinateurs capables de mener à bien une énorme attaque par la force brute... Sinon, demandez à la NSA.

PS : notez que je m’amuse, avec une clé secrète, il aurait suffi que j’utilise le chiffre de Vernam, un algorithme bientôt centenaire, pour rendre mon message absolument indéchiffrable.

PS (2) : à toutes fins utiles, je précise que je ne suis pas un terroriste.

Le signe à

Une adresse e-mail est composée de trois éléments essentiels. Le premier est l’identifiant de l’utilisateur, le troisième est le nom de domaine et le second, celui qui fait la jointure entre les deux, c’est le désormais omniprésent signe @.

Pourquoi donc ce signe et d’où peut-il bien venir ?

Pour le savoir, il va nous falloir suivre sa trace en commençant par ce beau jour de 1971 où Ray Tomlinson, l’ingénieur américain qui a inventé et envoyé le premier message électronique de l’histoire, va décider d’utiliser ce symbole plutôt qu’un autre. Quand on lui demande la raison de ce choix, la réponse de Tomlinson est d’une désarmante logique : le symbole @ présentait le double avantage de ne pas être ambiguë (on ne risquait pas de le confondre avec le nom de l’utilisateur ou celui du domaine) et de « faire sens » puisque, chez nos amis anglo-saxons, il était déjà largement compris comme signifiant at (à) de telle sorte que user@domain se lit intuitivement « user at domain » ; ce qui, vous en conviendrez, tombe assez bien.

Le signe-at (@), donc, était déjà en usage chez les anglo-saxons bien avant que le premier e-mail ne soit envoyé et, plus précisément, il était fréquemment utilisé par les commerçants pour désigner le prix unitaire d’un produit : bien avant 1971, « 10 chickens @ $5 » signifiait déjà et très précisément 10 poulets à 5 dollars l’un. Mais avant que l’informatique ne lui offre son heure de gloire, le at commercial restait tout de même d’un usage relativement confidentiel ; on trouve bien quelques polices de caractères et machines à écrire (dès les années 1880 aux États-Unis) qui l’avaient prévu mais, pour l’essentiel, il semble que le @ ait surtout été longtemps manuscrit.

Le clavier d'une Woodstock, modèle 5 H.N. des années 1920
(H.T. Janet Swisher).

Pendant très longtemps à vrai dire. Parce que notre at commercial, voyez-vous, ne date ni d’hier, ni du XIXe siècle : on en trouve la trace jusqu’au XVIe siècle ! Où ça ? Eh bien toujours chez les marchands mais les italiens cette fois-ci. James Mosley, dans son excellent papier consacré au sujet, en propose quelques exemples ; je publie ici sa reproduction d’un document daté de 1569 où l’on peut lire « …la valuta di libre centouinticinque di seta calabrese presa da noi @ Ragion di [scudi] tre la libra per pagar a tempo dj xviij mesi proximi @ venire » ; c’est-à-dire « la valeur de cent vingt-cinq livres de soie calabraise, obtenue de nous @ raison de trois scudi par livre, à payer dans les dix-huit mois prochains @ venir. »

Reproduction d’un document italien de 1569
(Cresci, Il perfetto scrittore, H.T. James Mosley).

Le @, signifiant « à » (ou at en anglais) existait donc déjà au XVIe siècle, c’est une certitude, et il semble bien qu’il ait été utilisé avec à peu près la même signification un peu partout en Europe. De là, on est en droit de se demander comment ce symbole s’est diffusé de Venise à Londres. Bien sûr, le fait qu’il soit utilisé par des marchands peut porter une part d’explication mais il existe aussi une autre possibilité : le latin.

Eh oui, le latin, véhiculé par les moines copistes reste, encore à cette époque, la langue qui unit toute l’Europe et il se trouve qu’en latin, notre @ se serait dit ad. Jetez un coup d’œil sur la graphie onciale et vous admettrez que la ligature du a et du d a quelques solides chances de donner un @ - surtout quand on se souvient que celle du e et du t nous a donné l’esperluette (&). Ce n’est, bien sûr, que pure conjecture mais il n’en reste pas moins que les moines utilisaient bel et bien le @ dès le XIIe siècle :

Traduction des Chroniques de Constantin Manassès
(Codex Vaticano Slavo 2, c. 1345)

Quand au mot arobase, il nous vient du castillant arroba, unité de poids et de capacité en vigueur dans la péninsule ibérique depuis au moins 1088 ; l’arroba (pluriel : arrobas), dont le nom est lui-même tiré de l’arabe الربع (« le quart »), valait un quart de quintal de 100 livres – soit 10,4 kilos en Catalogne, 11,5 en Castille et 12,5 en Aragon - ou, en certaines occasions, de 12,5 à 16 litres en fonction du liquide. D'ailleurs, le Dictionnaire de l’Académie Françoise dans sa version de 1798 :
« ARROBE. s. mas. Mesure de poids, usitée dans les possessions d’Espagne et de Portugal, et qui varie suivant les différens lieux. Vingt arrobes de sucre. »

Mais alors, me direz-vous, par quel miracle en sommes-nous venus à nommer arobase (ou arrobe si ça vous amuse) ce signe @ qui, de toute évidence, signifiait ordinairement ad, a, à ou at ?

Eh bien c’est fort simple : il se trouve que l’arroba castillane était, elle-aussi, symbolisée par un @ tout comme le symbole du réal était un r également enveloppé. Lorsque, à partir de 1971, les espagnols ont redécouvert le symbole @, il lui ont tout naturellement redonné son ancien nom, arroba, et nous-autres français, avons fait de même avec notre arrobase.

Document espagnol écrit en 1775
(H.T. Peter Gabor)

C’est de là d’ailleurs que vient toute la confusion qu’a jeté la fameuse lettre de Francesco Lapi ; laquelle, écrite le 4 mai 1536, est réputée contenir la plus ancienne trace non monacale de notre @. Le castillan, en effet, utilise deux fois le symbole : une première fois en tant que ad dans la date (« @ 4 di maggio 1536 ») et une seconde fois comme symbole de l’anfora (je vous laisse deviner l’étymologie), une unité de mesure italienne plus ou moins équivalente à l’arroba. D’où la confusion.

Bref, ni arobase, ni arrobe ne sont appropriés : le véritable nom du @ en français, c’est le signe à.

La montagne de cash

L’injection massive de liquidités à laquelle nous avons assisté ces dernières années – la base monétaire du dollar, par exemple, est passée de 852 milliards le 10 septembre 2008 à 2,69 trillions au 1er janvier 2014 – ne semble avoir eu pour ainsi dire aucun effet sur l’indice des prix à la consommation – le Consumer Price Index (CPI) ne progresse que de 1,2% YoY en novembre.

De cette constatation, de nombreux observateurs déduisent que la théorie quantitative de la monnaie a cessé d’être une description satisfaisante de la réalité, qu’il est désormais possible d’accroître indéfiniment l’offre de monnaie sans que la valeur de cette dernière ne s’en trouve impactée. Une rapide mise au point s’impose :

Une croissance de la base monétaire ne se traduit pas nécessairement par une croissance de l’offre de monnaie.

La base monétaire est créée par les banques centrales. Elle est composée principalement de deux éléments : les pièces et billets en circulation dans l’économie auxquels s’ajoutent les réserves des banques auprès des banques centrales. Par offre de monnaie, on désigne un agrégat monétaire (M1, 2, 3) censé mesuré la quantité de monnaie effectivement en circulation dans l’économie. L’offre de monnaie est composée des pièces et billets en circulation ainsi que des dépôts issus des crédits accordés par le système bancaire.

La période récente est, à ce titre, particulièrement intéressante. En principe, lorsque la banque centrale créé de la base monétaire, les banques commerciales – ou banques de second rang – qui reçoivent cet argent sous forme de dépôts de leurs déposants en réservent une part pour constituer des réserves (obligatoires à hauteur d’un minimum de 10% des dépôts aux États-Unis) et prêtent le solde à leurs clients à la recherche de financements. Ce faisant, elles créent de nouveaux dépôts qui permettent, à leur tour, de créer de nouveaux crédits et, de proche en proche, de démultiplier l’injection monétaire initiale.

Typiquement, on peut facilement démontrer qu’avec un ratio de réserves obligatoires de 10%, une injection de $100 de la Federal Reserve (monnaie centrale) permet au système bancaire de porter la masse monétaire, l’offre de monnaie totale, à un maximum de $1 000.

Encore faut-il, bien sûr, que les clients des banques souhaitent s’endetter et que ces dernières acceptent de prêter. Si tel n’est pas le cas, si entreprises et particuliers, craignant pour leur avenir, préfèrent stocker des liquidités sur leurs comptes plutôt que de s’endetter et si les banques, échaudées par quelques récents évènements, se montrent volontiers plus prudentes qu’à l’accoutumée, il va de soi que ce phénomène multiplicateur ne fonctionne plus.

En de telles circonstance et ce, particulièrement si la banque centrale se pique de rémunérer les dépôts des banques commerciales, l’injection de base monétaire ne se transforme pas en crédits – et donc en nouveaux dépôts – mais en réserves des banques commerciales auprès de la banque centrale. C’est-à-dire que les banques, sitôt la base monétaire nouvelle créée reçue, s’empressent de la créditer sur leurs comptes ouvert chez le banquier des banquiers : la base monétaire augmente mais l’offre de monnaie, celle qui circule dans l’économie, reste (relativement) constante.

Et c’est précisément ce à quoi nous assistons depuis cinq ans. Sous l’effet, notamment, des rounds successifs de Quantitative Easings, la base monétaire du dollar a augmenté de $1,8 trillions mais, dans le même temps, les réserves des banques auprès de la Federal Reserve se sont accrues de $1,5 trillions dont 95% de réserves excédentaires, c’est-à-dire de réserves constituées par les banques de leur propre chef, sans aucune contrainte règlementaire. En d’autres termes, l’écrasante majorité (83%) de l’injection monétaire de la Fed ne circule pas dans l’économie et n’a, dès lors, aucune raison de provoquer la moindre forme d’inflation.

Une croissance de l’offre de monnaie ne passe pas nécessairement par le panier de la ménagère.

Pourtant, une part restreinte de l’injection monétaire de la Federal Reserve – probablement de l’ordre de 300 milliards de dollars tout de même – a bel et bien trouvé son chemin jusque dans l’économie et a donc contribué à gonfler les agrégats monétaires. Depuis le début de la crise, M2, par exemple, progresse de 9,1% par an contre 6% en moyenne entre mars 2000 (explosion de la bulle internet) et septembre 2008. Pourquoi cela ne créé-t-il pas d’inflation ?

Il n’y a, là encore, aucun mystère : il suffit de considérer la nature de l’outil qui nous permet de mesurer l’inflation par la hausse généralisée des prix, les fameux indices des prix à la consommation et, dans le cas étasunien, l’indice CPI (headline ou core). Ce que ces indices cherchent à faire, c’est mesurer le prix moyen pondéré des biens qui composent le panier de la ménagère dans le temps et donc, par déduction, le rythme de dépréciation de la monnaie.

Or, il y a là un présupposé qui veut qu’une augmentation de l’offre de monnaie se traduise, par un moyen ou un autre, par un accroissement de la quantité de monnaie dont dispose la ménagère. En effet, pour que la valeur relative du kilo de carottes par rapport dollars se trouve modifiée par une augmentation de l’offre de dollars, il faut nécessairement que ce gonflement de la masse monétaire atteigne le marché où l’on échange des kilos de carottes contre des dollars – c’est-à-dire les poches de la ménagère, puis celles du maraicher.

Mais l’histoire récente prouve – si besoin en était – que ce n’est pas nécessairement le cas. Typiquement, de 2003 à 2007, les injections monétaires de la Fed, dûment aiguillées par la règlementation étasunienne, ont essentiellement alimenté les crédits immobiliers de telle sorte que ce n’est pas le prix des carottes qui a monté mais celui des biens immobiliers. C’est ce que nous appelons une bulle.

Une « bulle spéculative » n’est jamais rien d’autre que de l’inflation à ceci près que, ne passant jamais par les poches de notre ménagère, cet accroissement de la masse monétaire ne se traduit pas par une hausse du CPI mais par une envolée des prix d’autres actifs, le type d’actifs qu’achètent ceux qui bénéficient encore de la capacité de crédit d’une économie étouffée par le poids des taxes et des règlementations ; typiquement des actifs financiers.

Pour résumer : il y a, là-dehors, une gigantesque montagne de cash qui n’attend que quelques signes positifs pour se transformer en crédits et qui, au regard de l’état de nos économies occidentales, a toutes les chances d’alimenter la plus spectaculaire des bulles jamais observées.

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