La banque pour ceux qui ne sont pas d’accord

Un groupe d’actionnaires investissent $10 de capital dans la création d’une nouvelle société. Le jour de son lancement, le bilan de la société peut donc être représenté comme suit :

Le business plan initial des actionnaires consiste à (i) émettre $30 d’emprunts à 10 ans sur le marché et (ii) à utiliser les capitaux ainsi levés pour acheter un portefeuille d’obligations à 10 ans qui offrent des rendements particulièrement attrayant – i.e. du high yeld. Selon leurs estimations, leurs emprunts devraient leur coûter environ 4% par an tandis que le portefeuille qu’ils comptent acheter devrait, si tout se passe bien, générer du 6% ; il suit donc qu’ils devraient gagner 2% de spread ($0,6) – soit un rendement de 4% sur le capital investit. Le bilan de la société ressemble maintenant à ceci :

C’est à ce stade que les actionnaires ont une idée absolument géniale. En plus de capter un spread de crédit, ils vont aussi essayer de capter un spread de taux : l’écart entre les taux court et les taux à long terme – c’est-à-dire la pente de la courbe des taux. Pour ce faire, c’est très simple : il suffit de créer un système appelé dépôt qui permet d’emprunter de l’argent sur une durée très courte – 1 jour – et d’utiliser les fonds collectés pour acheter des titres à long terme. Avec des taux au jour-le-jour de l’ordre de 2%, ils doublent la profitabilité de l’opération.

Mieux encore : quitte à développer un réseau pour collecter de l’épargne à court terme, pourquoi ne pas en profiter pour prêter directement cet argent à des entreprises trop petites pour pouvoir accéder au marché obligataire : c’est beaucoup moins risqué et ça rapporte presque autant (5%). Les actionnaires se lancent, ils parviennent à collecter $60 de dépôts rémunérés à 2%, en profitent pour réduire leurs emprunts à long terme de $10 et utilisent les $50 restants pour accorder des prêts directement à des PME. Au total, je vous passe le calcul trivial, ils obtiennent maintenant un rendement du capital investit de 23% ; si tout se passe bien, bien sûr. Nouveau bilan :

Résumons : nous avons là une entreprise qui (i) emprunte de l’argent via des emprunts et un système de collecte d’épargne et (ii) place cet argent sur des titres ou le prête directement à ses clients tout en gardant un coussin de sécurité de cash. Ce faisant, notre entreprise engrange un spread de taux qui correspond (i) au risque de crédit et (ii) à la pente de la courbe des taux. Naturellement, cette opération comporte des risques qui sont : (i) du risque de crédit, (ii) du risque de taux et (iii) un risque de liquidité lié à la volatilité des dépôts.

Je ne sais pas pour vous, mais moi, j’appelle ça une banque. D’ailleurs, si j’en crois les données de la Fed (H8, 22 mars 2013), une banque américaine, ça ressemble à ça :

C’est-à-dire que :

  • La dimension temporelle de l’affaire n’a pas d’importance. Peu importe que les banques accordent des crédits puis aillent se refinancer ensuite ou qu’elles collectent des dépôts et les prêtent dans un second temps : dans un cas comme dans l’autre, l’égalité comptable de base (actif = passif) doit être respectée. En d’autres termes, au capital près, les banques prêtent de l’argent qu’elles empruntent par ailleurs.
  • Ce que nous appelons monnaie scripturale n’est rien d’autre qu’une créance que nous détenons sur nos banques qui se trouve être acceptée comme monnaie. Lorsque vous signez un chèque, vous transférez cette créance à une tierce partie. Considérez les agrégats monétaires (M1, M2…) et mettez de côté les pièces et billets (monnaie centrale) : le reste, ce n’est que du crédit plus ou moins liquide.
  • Bien avant la réglementation, ce qui limite l’expansion du bilan d’une banque, c’est sa capacité à emprunter à un taux inférieur à celui auquel elle peut espérer prêter ; c’est-à-dire à dégager une marge d’intérêt positive. Si les banques centrales pilotent le niveau des taux et pas la base monétaire elle-même, ce n’est pas juste pour amuser la galerie : c’est parce que c’est le nerf de la guerre de toute l’industrie bancaire.

En principe, je n’ai rien dit d’extraordinaire…

La règle du jeu

Au 31 décembre 2011, alors que la crise grecque battait son plein, le total du bilan de Laiki Bank était équivalent à 188% du PIB chypriote et la banque opérait avec un effet de levier de 55x (voir page 60). Par effet de levier, j’entends ici le total de l’actif rapporté aux fonds propres – un dessin valant mieux qu’un long discours : un levier de 55x, ça ressemble à ça (en millions d'euros) :

Alors que la plupart des commentateurs se demandent comment – Ô, mon Dieu comment ? – le législateur et la myriade d’instances de contrôle qui sont supposées surveiller les banquiers ont pu laisser passer ça, je vais essayer de vous expliquer pourquoi, dans un système bancaire sain et même en l’absence de régulateur, un tel monstre n’aurait jamais dû exister.

Le gambit du capital

Au premier abord, on pourrait penser que les actionnaires de Laiki auraient dû être les premiers à s’alarmer d’une telle situation. Après tout, les 601 millions d’euros de capital qui risquent de partir en fumée au moindre coup de tabac, c’est leur argent. De là, un certain nombre de commentateurs en concluent – conformément aux prédictions de l’effet Dunning-Kruger – que les banquiers sont incompétents et donc, qu’il faut les mettre sous la bienveillante tutelle des politiciens (lesquels ne connaissent des banques que les distributeurs automatiques de liquide). Mais en réalité, il existe une situation dans laquelle utiliser des effets de leviers aussi monstrueux au risque de faire sauter la banque de l’intérieur est parfaitement rationnel du point de vue des actionnaires.

Imaginez que vous soyez le gérant d’une petite Sarl dans laquelle vous avez investi 1 000 euros – ce qui fait que vous n’êtes engagé personnellement qu’à hauteur de ces mêmes 1 000 euros – et que vous décidiez, dans un moment d’enthousiasme débridé, de devenir riche en faisant un énorme pari sur le CAC 40. Votre plan consiste à trouver un créancier qui accepte de vous prêter 999 000 euros de telle sorte que, avec le million d’euro dont vous disposez, vous allez pouvoir acheter 250 contrats futures sur le CAC 40 – soit une exposition totale de 9 282 500 euros à l’heure où j’écris ces lignes (250 x 3 713 x 10) – et gagner 92 825 euros pour chaque point de hausse de l’indice. Avec ce montage simple, vous pouvez gagner des centaines de milliers d’euros si le marché monte et, dans le cas contraire, vous ne perdez que vos 1 000 euros de capital. Admettez-le, c’est tentant : dans ce cas, il est tout à fait rationnel de risquer l’intégralité de votre capital sur un coup de poker.

Évidemment, me direz-vous, il est hautement improbable que vous trouviez un jour un créancier assez stupide pour vous prêter une telle somme alors que non seulement, vous n’avez que 1 000 euro de capital mais qu’en plus, vous vous apprêtez à schpiler [1] comme un laquais sur des contrats futures. Bien sûr, vous avez parfaitement raison : c’est impossible. Sauf si vous êtes une banque.

L’aléa moral

Il se trouve que, depuis des décennies, nos gouvernants et leurs banques centrales se sont mis en tête qu’une banque ne devait pas faire faillite. Entendez-moi bien : il n’est pas ici question, lorsqu’une banque est en difficulté, de sauver ses actionnaires mais ses créanciers, ceux qui lui permettent de s’endetter et, au premier chef, les déposants. Fonds de garantie des dépôts bancaires, lignes de crédit et prises de participations des États, prêts à taux défiants toute concurrence de la banque centrale… Depuis des décennies, les pouvoirs publics – et donc les contribuables – se portent systématiquement garants des dettes de leurs banques et mettent tout en œuvre pour les créanciers de ces dernières soient à l’abris en cas de faillite.

Seulement voilà, cette habitude – qui part sans doute des meilleures intentions du monde – a une conséquence : les banques peuvent tout à fait prendre des risques parfaitement démesurés tout en trouvant sans difficulté des financements pour gonfler leurs bilans. Très simplement : les créanciers des banques parient sur ces aides publiques et, presque à chaque fois, ils ont raison. C'est ce qu’on appelle un aléa moral : plus les pouvoirs publics laissent à penser que les contribuables sont garants des dettes des banques, plus les banques peuvent s’endetter à bon compte, plus le système est instable.

L’exemple de Lehman Brothers est des plus parlants. Alors que tout le monde – j’ai bien dit tout le monde – savait que la banque de Dick Fuld opérait avec un effet de levier de l’ordre de 31x et collectionnait les actifs abominables, le spread CDS à 5 ans de Lehman Brothers entamait l’année 2008 à peine au-dessus de 1%. Ce n’est qu’en mars, quand le marché a commencé à douter d’un sauvetage de Bear Stearns, que le spread s’envole au-delà de 4%. Regardez bien la suite sur cette capture d’écran Bloomberg : le 14 mars, Bear Stearns est sauvé et que fait le spread CDS de Lehman ? Il repasse tranquillement sous le seuil des 2% : la musique joue toujours, le bal continue. Dans ce cas-là, à la louche, on peut estimer que l’aléa moral réduisait le coût de financement de Lehman Brothers de pratiquement 2% ; de 2% sur plus de 600 milliards de dollars de dette.

Dura lex, sed lex

La solution est extrêmement simple : il faut laisser les banques faire faillite. Les actionnaires doivent perdre l’intégralité de leur investissement et, si c’est nécessaire, les créanciers de la banque doivent y passer aussi (en respectant le principe de séniorité des déposants). L’application de ce principe ne doit souffrir aucune exception : c’est la règle du jeu, elle doit être connue de tous et appliquée systématiquement. Vous aurez beau réglementer les banques à hue et à dia, vos lois seront – au mieux – inefficaces tant qu’actionnaires et créanciers n’auront pas la certitude d’être les premiers à payer en cas de problème.

Le capitalisme ne fonctionne que s’il est aiguillonné par des opportunités de profits et tempéré par des risques de pertes. C’est de l’équilibre entre ces deux incitations fondamentales que dépend sa capacité à s’autoréguler : réduisez les perspectives de profits et vous ferez immanquablement chuter les investissements – c’est-à-dire la croissance future ; réduisez les risques de pertes et vous encouragerez à coup sûr les investissements les plus spéculatifs – c’est-à-dire la prochaine crise. C’est la règle du jeu. Si vous empêchez le système de fonctionner, ne vous plaignez pas quand il ne fonctionne pas.

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[1] Argot, de l’allemand spielen (jouer) : comprenez « spéculer comme un goret ».

Les promesses de Maastricht

Ce graphique qui retrace l’évolution du spread des taux à 10 ans des États-membres de la zone euro contre le bund allemand résume à lui seul l’histoire de la monnaie unique de janvier 1993 à aujourd’hui.

Le traité de Maastricht est rentré en vigueur le 1er novembre 1993 (point 1 sur le graphique). Le 31 décembre 1998 (point 2 sur le graphique), l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Danemark, l’Irlande, la Grèce, l’Espagne et le Portugal (lignes continues) abandonnent de fait leurs monnaies nationales dont le cours en euro est irrévocablement fixé. Le 1er janvier 2001 (point 3), la Grèce (tirets) rejoint ce premier groupe. La zone euro compte désormais 12 membres. Enfin, le 1er janvier 2008 (point 4), c’est au tour de Chypre et de Malte puis, un an plus tard, de la Slovaquie et enfin de l’Estonie (pointillés) qui rejoint la zone le 1er janvier 2011.

Toute la construction de la zone euro reposait sur une idée simple : en adoptant la monnaie unique, les États signataires renonçaient à la possibilité d’utiliser la création monétaire comme instrument de financement de la dépense publique. Partant, la pérennité de la zone euro impliquait nécessairement que les États-membres s’astreignent à une politique budgétaire rigoureuse ; sans cela, si un ou plusieurs des États concernés profitaient de la garantie implicite que représentait cet embryon d’union politique pour s’endetter plus que de raison, il était évident, dès 1993, que la tentation de quitter la zone pour recouvrer l’usage de la planche à billet serait trop forte – c’était le sens des accord de Maastricht.

Les promesses, on le sait, n’engagent que ceux qui les écoutent.

Principe de séniorité des déposants

En prenant quelques libertés avec les proportions, on peut expliquer le principe d’un CDO (Collateralized Debt Obligation) avec le schéma suivant :

À l’actif, on trouve un portefeuille de dettes (obligations, prêts bancaires ou une exposition synthétique via des Credit Default Swaps) pour un montant de $1,000 qui rapporte 5% d’intérêts annuels soit $50. Le passif qui finance l’achat de ce portefeuille est composé, dans notre exemple, de 4 tranches qui déterminent l’ordre de priorité de paiement des intérêts générés par le portefeuille de dettes.

La priorité absolue revient aux investisseurs qui détiennent, pour un montant de $600, la tranche dite senior : comme c’est la position la moins risquée, ils sont rémunérés à hauteur de 2% par an – soit $12. Suivent les porteurs de la première tranche mezzanine ($200) qui touchent 5% après que les porteurs de la tranche senior aient perçus les intérêts qui leurs sont dus. De la même manière, les investisseurs qui détiennent la seconde mezzanine ($100) perçoivent un taux de 8% payable si et seulement si les porteurs des deux tranches supérieurs ont bien été payés comme prévu. Enfin, les porteurs de la tranche junior (ou equity), ont la position la plus risquée du montage puisqu’ils ne sont payés qu’en derniers ; à ce titre, ils récupèrent ce qui reste – c’est-à-dire, si tout se passe bien, $20 – soit un rendement de 20%.

Le schéma suivant résume les flux :

On a bien, d’un côté, $50 dollars d’intérêts qui rentrent et, de l’autre, $12 qui rémunèrent la tranche senior, $10 et $8 pour les mezzanines et $20 pour la tranche junior – soit un total de $50. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

Pour bien comprendre cette idée de redistribution des risques, on peut imaginer que le portefeuille à l’actif subisse $150 de défauts – c’est-à-dire, pour simplifier, que 15% des débiteurs font faillite et ne peuvent ni payer les intérêts, ni rembourser le capital.

Dans cet exemple, on voit bien qu’à la fin du montage, les porteurs de la tranche junior ne toucheront plus rien et que ceux qui détiennent la seconde mezzanine ne toucheront que la moitié du capital qui devait initialement leur être remboursé. En revanche, les porteurs de la première mezzanine et de la tranche senior sont protégés. En termes de flux, toutes les tranches continuent à être rémunérées puisqu’il reste $850 de crédit à 5% qui génèrent $42,5 mais les porteurs de la tranche junior vont devoir se contenter $12,5 d’intérêts au lieu de $20.

Voilà, j’ai simplifié, les proportions ne sont pas réalistes (les tranches junior et mezzanines sont en général beaucoup plus petites) mais c’est le principe d’un CDO.

CDO = banque

Ce qui est amusant, c’est que ce montage relativement moderne n’est finalement rien d’autre qu’une réinvention – dans une forme très épurée – de la banque.

Reprenez le premier schéma et imaginez que l’actif soit composé de prêts immobiliers ou de lignes de crédit aux entreprises, remplacez la tranche junior par les fonds propres de la banque (c’est d’ailleurs pour cela qu’on l’appelle aussi equity en anglais), remplacez les tranches mezzanines et senior par les ressources de financement habituelles d’une banque (obligations, marché interbancaire, banque centrale et déposants) et vous obtenez, à peu de chose près, une banque.

Je dis bien « à peu de chose près » : là ou un CDO ne contient que du risque de crédit, une banque supporte aussi un risque de taux (passif à court terme et actif à long terme) et un risque de liquidité lié au fait qu’une part non-négligeable de son passif est constituée de dépôts bancaires qui peuvent être rachetés à tout moment. Par ailleurs, la banque n’a pas de date de maturité, c’est une sorte de CDO perpétuel qui peut piloter la rémunération des différentes tranches en fonction de ses besoins : c’est typiquement ce qu’ont fait les banques espagnoles l’année dernière en augmentant la rémunération des comptes bancaires pour inciter leurs déposants à y laisser leur argent.

L’intérêt d’un montage de type CDO, c’est que ceux qui financent le passif savent précisément où ils se situent dans l’ordre de priorité des remboursements. Le contrat est clair et chacun peut décider, en toute connaissance de cause, si la rémunération qu’on lui offre rémunère les risques qu’il prend. Mais dans le cas de nos banques, ce n’est pas le cas. Bien sûr, elles se financent, elles aussi, avec de la dette senior et de la dette subordonnée (comme les mezzanines de notre CDO) mais il y a néanmoins une énorme zone d’ombre : la position des déposants.

Dit simplement, la question est la suivante : si ma banque fait faillite et qu’elle fait l’objet d’une procédure de liquidation (ce qui, j’y reviendrai, devrait toujours être le cas) qui sera remboursé avant moi ? Le solde créditeur de mon compte bancaire est-il une mezzanine ou une tranche senior ?

La question est cruciale puisqu’elle détermine non seulement le niveau de rémunération que nous sommes en droit d’exiger de nos banquiers mais, surtout, notre attitude en cas difficultés. Si vous apprenez que votre banque perd de l’argent, vous ne réagirez pas de la même manière si vous avez un rang de séniorité élevé que si vous risquez d’y passer juste après les actionnaires : dans le premier cas, vous laissez passer l’orage, dans le second, c’est le bank run à tous les coups.

Une idée toute simple

Puisque nos dirigeants veulent une réforme bancaire, en voilà une qui me semble essentielle et infiniment plus efficace que les tombereaux de réglementations et de contrôles sous lesquels ils noient l’industrie bancaire depuis des années ; elle est simple, elle ne coûte rien : il faut et il suffit de donner aux déposants le rang de séniorité le plus élevé possible. C’est-à-dire, pour nous replacer dans l’actualité chypriote, qu’il faut remplacer la décision arbitraire (du gouvernement en place, de la troïka ou des deux) par une règle, un principe de droit connus de tous et appliqué systématiquement.

Plus les déposants seront seniors, plus ils seront protégés et donc, moins ils seront prompts à vider leurs comptes au premier coup de tabac. Par ailleurs, une fois subordonnés aux déposants, les créanciers professionnels des banques auraient les toutes les meilleurs raisons du monde de se montrer extrêmement attentifs aux risques que prennent leurs débiteurs ; en substance on remplacerait des contrôles administratifs qui ont largement fait la preuve de leur inefficacité par une surveillance exercée par le marché lui-même.

Bref, si l’objectif est de stabiliser notre industrie bancaire, il ne faut pas casser les mécanismes de fonctionnement du capitalisme, il faut les renforcer.

La banque pour les nuls

Le métier de base d’une banque consiste à emprunter de l’argent à court terme – typiquement, le solde créditeur des comptes de ses clients [1] – pour le prêter à long terme – notamment sous forme de crédits immobiliers ou de prêts aux entreprises. C’est le principe même du métier ; c’est ce qu’on appelle de la transformation : les banques transforment une épargne à court terme en financements à long terme et, ce faisant, captent un écart de taux – la marge d’intérêts – qui correspond à la différence entre le taux auquel elles prêtent et celui auquel elles empruntent. C’est de cette manière, si l’on met de côté les commissions, qu’elles gagnent de l’argent.

Considérez, par exemple, le…

Bilan – très simplifié – de la banque ABC

À l’actif, on trouve $100 de prêts (immobiliers, à la consommation, aux entreprises… peu importe) accordés par la banque qui sont financés, au passif, par $10 de capital – l’argent des actionnaires – et $90 de dépôts – votre argent [2]. Dans cet exemple, la banque ABC fonctionne avec un effet de levier de 10x ; c’est-à-dire que le total de l’actif ($100) représente dix fois le capital ($10). En d’autres termes, lorsque la banque accorde un prêt à un de ses clients, elle finance ce crédit à hauteur de 10% avec l’argent de ses actionnaires et à 90% avec celui de ses déposants [3].

Imaginez que la banque ABC rémunère les comptes courants de ses déposants à hauteur de 0,5% et qu’elle prête à 3,5%. Dans ce cas, son portefeuille de crédits lui rapporte $3,5 par an ($100 x 3,5%) et ses dépôts lui coûtent $0,45 par an ($90 x 0,5%) : elle gagne donc $3,05 qui lui permettront de payer ses frais (les salaires par exemple) et, avec ce qui reste, de faire des bénéfices.

Les risques du métier

Naturellement, cette activité comporte des risques. Le premier, le plus évident, c’est le risque de crédit ; risque qui se matérialise quand un des clients à qui la banque a prêté de l’argent se révèle incapable de le rembourser. Par exemple, imaginons qu’un des clients de la banque ABC, à qui elle avait prêté $10 à 3,5%, connaisse des difficultés financières et ne paye plus les intérêts. Dans ce cas, la banque ABC ne touche plus que $3,15 d’intérêts sur son portefeuille de crédit ce qui réduit sa marge de $3,05 à $2,7. Avec un peu de chance, modulo ses autres frais, elle gagne encore de l’argent.

Mais si les difficultés du client sont vraiment très graves, il est aussi possible qu’il ne soit pas non plus en mesure de rembourser une partie du capital : si, par exemple, il ne peut rembourser que $6, c’est la banque qui va devoir compenser cette perte de $4 auprès de ses déposants en piochant dans son capital. Autrement dit, elle va perdre de l’argent et aura d’autant moins de capital pour rembourser ses déposants si un autre de ses débiteurs devait être à son tour en faillite. Au-delà de $10 de crédits non remboursés, les actionnaires sont définitivement ruinés et ce sont les déposants qui risquent d’y laisser des plumes.

Le second risque du métier, moins connu, c’est le risque de taux. La banque ABC, nous l’avons vu, prête $100 à 3,5% sur – mettons – 5 ans et finance 90% de montant en empruntant à 0,5% auprès de ses déposants. La difficulté vient du fait que le taux auquel elle prête est un taux fixe tandis que le taux auquel elle emprunte votre argent est susceptible de varier dans le temps – typiquement, si la banque centrale décide de faire remonter les taux. Dans notre exemple, si le coût des dépôts monte à 3,9%, la banque ABC perd de l’argent et commence à attaquer son capital.

C’est pour cette raison que les crédits à taux variables ou révisables sont toujours nettement moins chers que les crédits à taux fixes : lorsque vous acceptez de prendre un crédit indexé sur le niveau des taux à court terme, c’est vous qui prenez le risque de taux à la place de la banque (des mensualités plus élevée) et cette dernière peut donc se permettre de prendre une marge moins élevée. Naturellement, si la banque centrale fait trop remonter les taux, les emprunteurs endettés à taux variable risquent de se trouver en difficulté et on en revient au risque de crédit. C’est d’ailleurs précisément ce qui a déclenché la fameuse crise dite des subprimes.

Bank run !

Donc, quand une banque perd de l’argent, c’est l’argent des actionnaires qui passe à la trappe – du moins tant qu’il y en a [4]. Mais quand il n’y en a plus, quand le capital est déjà à zéro, ce sont les créanciers de la banque qui vont payer les pots cassés ; or, vous l’avez compris, vous êtes des créanciers de la banque. Bien sûr, notre banque ABC est tout à fait théorique : dans la pratique, les banques empruntent aussi de l’argent sur les marchés financiers (en émettant des obligations), aux autres banques (sur le marché interbancaire) ou auprès de la banque centrale... mais vous faites tout de même parti du lot.

Et voilà le problème : si, par hypothèse, 20% des crédits accordés par la banque ABC ne sont pas remboursés – c’est-à-dire que les $10 de capital sont déjà consommés – ce que savent tous les créanciers de la banque, c’est qu’il n’y aura pas assez d’argent pour rembourser tout le monde : certains d’entre eux vont y laisser des plumes. C’est pour cette raison que, quand une banque donne de sérieux signes de faiblesses, on assiste de temps en temps à un bank run ; c’est-à-dire que les déposants cherchent par tous les moyens à récupérer leur argent pour ne pas être les derniers (et donc les dindons de la farce) en cas de faillite. Naturellement, le bank run lui-même accélère la chute de la banque.

De ce qui précède, le lecteur aura compris que, pour le banquier, la gestion de ces risques et de l’effet de levier de la banque sont des conditions de survie et, partant, que les banques sont naturellement des institutions très prudentes qui, comme on dit, ne prêtent qu’aux riches. J’ai bien dit « naturellement ». Quand l’État s’en mêle, nous le verrons une prochaine fois, les banques peuvent tout à fait se transformer en gigantesques ballons de baudruche avec des effets de levier de l'ordre de 30x à 50x (Laiki Bank au 31/12/2011 par exemple...) et entraîner toute une économie dans leur chute.

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[1] Lorsque vous déposez votre argent sur votre compte courant, vous le prêtez à la banque ; raison pour laquelle vous êtes rémunéré.
[2] Dans son rapport annuel, ce crédit que vous accordez à votre banquier apparait à la ligne « dettes envers la clientèle ».
[3] En réalité, la banque ne prête jamais l’intégralité de vos dépôts ; elle en garde une partie afin d’être sûre d’être toujours capable de vous rembourser et, accessoirement, la règlementation bancaire le lui impose.
[4] Et tant que l’État, la troïka ou les deux ne s’en mêlent pas…

Dix ans d’inflation

L'évolution du prix, en devise locale, d’un Big Mac entre avril 2003 et janvier 2013 donne une idée assez précise de l'inflation.


CountryApr 2003Jan 2013Variation
Denmark27.7528.52.7%
Switzerland6.36.53.2%
Taiwan70757.1%
South Korea3 3003 70012.1%
Japan26232022.1%
Czech Republic56.5770.3324.3%
Peru7.91026.6%
South Africa13.9518.3331.4%
New Zealand3.955.231.6%
Euro area2.713.5932.7%
Britain1.992.6935.2%
Singapore3.34.536.4%
Poland6.39.144.4%
Chile1 4002 05046.4%
Thailand598747.5%
Hong Kong11.51747.8%
Australia34.756.7%
Malaysia5.047.9557.7%
Mexico233760.9%
United States2.714.3761.2%
Sweden3048.461.3%
China9.91661.6%
Canada3.25.4169.1%
Hungary49083069.4%
Indonesia16 10027 93973.5%
Russia4172.8877.8%
Philippines6511881.5%
Egypt816100%
Turkey [1]3.758.45125.3%
Brazil4.5511.25147.3%
Argentina4.119363.4%
Venezuela [2]3.739954.1%

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[1] 1 lire turque actuelle = 1 000 000 anciennes lires turques (décembre 2003).
[2] 1 bolívar fuerte = 1 000 bolívars de 2003 (janvier 2008).

Source : The Economist.

Désindustrialisation globale

Dans le même esprit que le précédent : le poids du secteur manufacturier est passé de 25% du Produit Mondial Brut en 1970 à environ 16% actuellement [1].

Ce phénomène n’a rien à voir avec l’hypothétique « concurrence déloyale » d’une nation extraterrestre mais n’est qu’une simple conséquence des gains de productivité qui ont fait chuter la valeur marchande des produits industriels et de l’amélioration de nos conditions de vies qui fait que nous consommons proportionnellement plus de services.

Source : Unstats, fichier GDP and its breakdown at current prices in National currency. Les données chinoises antérieures à 2004 sont des estimations de votre serviteur.

Emploi manufacturier aux États-Unis (1939-2012)

Le graphique ci-dessous illustre la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total (hors fermes) aux États-Unis de 1939 à 2012 (ligne continue).

Mettez de côté le pic lié à l’effort de guerre dans les années 1940, et vous obtenez une baisse continue depuis une bonne soixantaine d’années : d’environ 30% dans les années 1950, la part de l’emploi manufacturé est tombée à moins de 10% des dix dernières années – c’est la fameuse désindustrialisation.

Maintenant, vous vous demandez sans doute à quoi correspond la ligne en pointillés. Eh bien c’est une simple régression linéaire, basée sur les données des années 1950 à 1960, et extrapolée sur les années suivantes. En d’autres termes, si, en 1961, un économètre s’était amusé à prolonger la tendance des années 1950, il aurait prédit presque parfaitement ce qui allait effectivement se passer au cours des 52 années à venir et en aurait conclu que la part des emplois manufacturiers aux États-Unis tomberait à zéro aux alentours de l’année 2034.

Sachant que la Chine ne s’est ouverte aux investissements étrangers qu’en 1982 – c’est-à-dire au milieu du graphique –, vous m’expliquerez en quoi, précisément, vous êtes fondés à penser que ce phénomène est dû aux délocalisations dans l’Empire du Milieu.

Source : Bureau of Labor Statistics, séries CEU3000000001 et CES0000000001 pour l’emploi manufacturier et l’emploi total (Nonfarm) respectivement.

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Addendum (2013-03-22 @ 17:05)

Un schéma de la Banque Mondiale qui illustre assez bien le phénomène (Beyond Economic Growth, chap. IX).

À propos de la TTF

La France et dix autres pays de l’Union européenne [1] s’apprêtent à innover – en matière fiscale bien sûr – en instaurant de concert une Taxe sur les Transactions Financière (TTF) de 0,1% sur le montant des transactions financières (0,01% du notionnel sur les produits dérivés). Ce nouvel impôt vise, naturellement, à remplir les caisses de nos États impécunieux mais aussi à modifier le fonctionnement du marché en faisant disparaitre un certain nombre de transactions jugées nuisibles par nos gouvernants. Sans revenir sur les détails de ce qui nous attend, je vous propose ci-dessous d’anticiper les effets d'une telle taxe en posant l'hypothèse - très osée, j'en conviens - que le législateur parviendra à contenir le grand mouvement de délocalisation auquel nous sommes en droit de nous attendre.

Dommages collatéraux

Le premier, celui qui – au moins officiellement – est un des deux objectifs de la TTF, c’est de faire purement et simplement disparaitre un certain nombre d’acteurs du marché. Dans le viseur du législateur, comme à l’accoutumée du Comité de salut public jusqu’à Chávez, les fameux spéculateurs et, en particuliers, ceux qui s’adonnent au trading à haute fréquence [2] (HFT). Naturellement, avec une taxe de 0,1% à l’aller et de 0,1% au retour, il va de soi que toutes ces activités sont purement et simplement mortes et, partant, que les traders pour compte propre et autres gérants de fonds qui en avaient fait leur métier vont devoir choisir entre l’exil et une réorientation de leur carrière.

De manière assez amusante, pour peu qu’on ait l’humour grinçant, on sait aussi que les desks de HFT ne seront pas les seuls à y passer puisque les gérants de fonds monétaires les accompagneront dans leur exil (ou à Pôle Emploi). En effet, il semble que le législateur, dans son infinie sagesse, ait quelque peu oublié qu’avec un Eonia à 0,7% et un turnover de l’ordre de 4 fois l’actif par an, une taxe de 0,1% dans les deux sens n’est rien de moins qu’une mise à mort du métier ; et encore, c’est sans compter la double peine puisqu’avec la TTF, les entreprises qui auraient la drôle d’idée de placer leur trésorerie excédentaire sur de tels fonds, se verraient elles aussi taxer de 0,1% à la souscription et d’autant lors du rachat.

L’un dans l’autre, ce dont on peut être certain dès maintenant, c’est que cette taxe va donc éliminer quelques métiers du champ des possibles, faire fermer quelques sociétés et gonfler les rangs des bénéficiaires de l’allocation d’aide au retour à l’emploi, option gros salaires. Rajoutez à ça les effets indirects qui, par ricochets, vont toucher les fournisseurs de ces derniers (matériel informatique, dépositaires, valorisateurs…) et vous obtenez exactement l’inverse de ce que l’on pourrait attendre – si l’on en attend quelque chose – d’un politique économique en période de crise.

La stabilité des marchés

Naturellement, la disparition de ces intervenants va avoir des conséquences sur le marché lui-même ; principalement : un tarissement de la liquidité et, par voie de conséquence, une augmentation de la volatilité. Si vous avez le moindre doute à ce propos : prenez n’importe quel carnet d’ordre, imaginez qu’un ordre sur trois n’existe plus et demandez-vous ce qui se passerait si vous deviez acheter ou vendre une grande quantité de titres : c’est mécanique, chaque nouvel ordre entrainera un décalage des cours plus important, à la hausse pour les ordres d’achat, à la baisse pour les ordres de vente [3]. En application de l’effet Dunning-Kruger, le législateur reproche au HFT les rares épisodes – comme celui de mai 2010 – où, à la suite d’une erreur, il a été à l’origine d’une anomalie de marché sans se rendre compte que le reste du temps, il contribue justement à éviter que de tels chocs se produisent.

Il suit donc de ce qui précède que, si l’objectif des génies qui nous gouvernent est vraiment de stabiliser les marchés, ils vont obtenir exactement l’effet inverse et, bien sûr, ils s’empresseront d’en conclure qu’il faut taxer et réglementer un peu plus. Bref, toutes choses égales par ailleurs, attendons-nous à moins de liquidité, plus de volatilité et quelques belles étincelles la prochaine fois qu’un fat finger tapera un zéro de trop. C’était donc notre deuxième effet qui, tout naturellement, nous amène au troisième.

Le coûts du capital

De toute évidence, une taxe sur les transactions qui s’accompagne d’un tarissement de la liquidité implique une de liquidité ; c’est-à-dire un renchérissement du coût du capital. Nos glorieuses élites technocratiques qui ont eu la préscience de ne pas taxer le marché primaire pour le pas pénaliser l’activité des entreprises (et renchérir le coût des emprunts d’État) on bêtement oublié que les acquéreurs du marché primaires pouvaient éventuellement avoir besoin de revendre leur papier avant sa date de maturité. Typiquement, on imagine difficilement comment l’Agence France Trésor pourra continuer à placer des BTFs à 12 mois à 0,08% ou 0,09% si, au moindre besoin de liquidité, les créanciers de l’État se font taxer de 0,1% quand ils cherchent à revendre leur papier.

Pour une entreprise dont les billets de trésorerie sont beaucoup moins liquides que les BTF de l’État, naturellement, c’est encore pire et ce, d’autant plus que, nous l’avons vu plus haut, il n’y aura pour ainsi dire plus de fonds monétaires pour en acheter (lesquels assurent aujourd’hui un bon tiers du financement à court terme de nos entreprises). En résumé, après les ratios de Bâle qui ont considérablement réduit leur capacité de financement auprès des banques, les entreprises vont maintenant assister au renchérissement de leurs conditions d’émission sur le marché – le législateur, bien sûr, en conclura qu’il faut gonfler le bilan de sa Banque publique d’investissement pour palier à cette déficience du marché. Pour une multinationale, bien sûr, ce pourrait être une excellente raison de déménager carrément son siège social ailleurs...

Récapitulons : vendue comme un moyen de stabiliser le marché, la TTF a toutes les chances d’aboutir à l’effet exactement inverse. Par ailleurs, si nos fiscalistes attendent entre 30 et 35 milliards d’euros de produit fiscal supplémentaire, ils ont sans doute omis de calculer le manque à gagner fiscal induit par la réduction de l’activité (notamment celle des sociétés de gestion [4]), l’augmentation des coûts de financement des entreprises et le renchérissement des conditions d’emprunt des États.

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[1] L’Allemagne, la Belgique, le Portugal, la Slovénie, l’Autriche, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, la Slovaquie et l’Estonie.
[2] Par « haute fréquence », nous entendront ici l’ensemble des activités qui implique un aller-retour ou plus dans la même journée.
[3] Accessoirement, on se reportera aux tombereaux d’études économétriques qui le confirment toutes, sans aucune exception.
[4] 15 000 emplois directs, 83 000 emplois induits, 22% de la dette négociable de l’État, un quart de la capitalisation boursière des entreprises cotées françaises, 35% de leurs billets de trésorerie, 44% des certificats de dépôts des banques… (chiffres du rapport annuel 2012 de l’AFG).

Dans la caverne de Platon

Je ne résiste pas à vous la faire partager :

« Les économistes keynésiens sont les prisonniers de la caverne de Platon : ils prennent les reflets pour la réalité, les ombres pour les objets, les vacillements de flamme pour de véritables mouvements. »

C’est de Simone Wapler, rédactrice en chef des Publications Agora, sur Atlantico.fr.

L’indécence commune

En 1848, la deuxième République n’a que quelques mois mais la Révolution de 1848 et le printemps des peuples semblent déjà bien loin ; déjà, avec le Parti de l’ordre à droite et les Socialistes à gauche, une nouvelle fracture politique se dessine ; deux camps que tout oppose à l’exception d’une chose : le rôle prépondérant qu’ils veulent accorder à l’État. Frédéric Bastiat, lui-même élu [1] avec la majorité républicaine modérée de 1848, résume en une phrase le danger qui guette notre société : « L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde. [2] »

Ce que Bastiat pressent, dès ce milieu du XIXe siècle, ce sont les prémices de notre État-providence moderne. Déjà, il a compris ce qu’il adviendrait de la solidarité entre les hommes si elle était administrée par l’État ; déjà, il dénonce les effets pervers de ces groupes de pression qui cherchent à attirer les faveurs de la puissance publique ; déjà, enfin, il anticipe la conséquence ultime de l’irrésistible ascension de la social-démocratie : « une population qui ne sait plus agir par elle-même, qui attend tout d’un ministre ou d’un préfet, même la subsistance, et dont les idées sont perverties au point d’avoir perdu jusqu’à la notion du Droit, de la Propriété, de la Liberté et de la Justice. [3] »

Qu’avons-nous fait depuis 60 ans ? Nous avons fait du social – « Social », cet étrange adjectif qui, pour paraphraser Friedrich Hayek, a acquis la propriété de dénaturer les noms qu’il qualifie. Qu’est-ce que le Droit social ? Le remplacement du Droit par la coercition. Qu’est-ce que la Propriété sociale ? Ni plus, ni moins que l’abrogation de la Propriété. Qu’est-ce que la Liberté sociale ? Le principe qui permet de priver des individus de leur Liberté au motif qu’ils jouiraient d’une chimérique liberté collective. Qu’est-ce, enfin, que la Justice sociale ? L’idée selon laquelle vous et moi sommes en droit de vivre aux dépends de nos voisins.

Qu’attendriez-vous d’une telle société ? Que pourrait bien devenir une société dans laquelle le bien-être de tout un chacun ne dépend plus de son intelligence, de son ardeur au travail ou de sa capacité à prendre des risques mais de sa faculté à éluder l’impôt tout en réclamant des subsides publics ? Eh bien vous obtiendriez immanquablement une société divisée, la guerre de tous contre tous ; une société de la défiance, du ressentiment, de la lutte des classes, des races et des castes ; une société dans laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde ; une société, en somme, où la décence commune si chère à Orwell ne serait plus qu’indécence.

Pensez-vous que j’exagère ? Eh bien sortez un instant de nos frontières et comparez donc nos supposées vertus à celles de ces étrangers, proches ou lointains, que nous considérons avec tant de mépris condescendant. C’est l’exercice auquel se sont livrés deux de nos compatriotes, Yann Algan et Pierre Cahuc, qui ont publié il y a cinq ans de cela La société de la défiance [4] ou « comment le modèle social français s’autodétruit ». Les conclusions sont sans appel : en 60 ans, nous sommes devenus – et de loin – le peuple le plus méfiant, le moins civique et, sans surprise, le plus notoirement antilibéral du monde développé.

Tenez par exemple : lorsqu’on nous demande notre avis sur la fraude fiscale, nous ne sommes que 48% à juger qu’elle n’est « jamais justifiable ». C’est, sur la base des données des World Values Surveys [5], le chiffre le plus faible au sein des pays développés – 58% de nos voisins britanniques condamnent les tricheurs, les japonais sont 83%. Mieux encore : nous ne sommes que 42% à condamner la fraude aux aides sociales ; là encore, c’est un record : aux Royaume-Uni, ils sont 64% et ce chiffre monte jusqu’à 80% aux Pays-Bas ! La triste réalité, c’est que Bastiat avait vu juste : nous sommes devenus les champions de l’indécence commune.

Et maintenant que notre fameux modèle social s’effondre sous le poids de ses propres vices, voilà que les ligues de vertu disputent la charogne aux adeptes du relativisme. Et que nous proposent-ils ces braves gens ? Plus d’État, plus de redistribution, plus lois : le déni français poussé jusqu’à l’absurde. L’État-providence est devenu une religion, la haute fonction publique est son clergé et nos politiciens – qui n’hésitent pas à pousser l’indécence jusqu’à refuser de participer eux-mêmes aux efforts qu’ils exigent de nous – en sont les prophètes. S’il vivait encore, Voltaire aurait sans doute conclu : « Écrasez l’infâme ».

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[1] Député des Landes.
[2] Frédéric Bastiat, L’État, paru dans le Journal des Débats le 25 septembre 1848 en réaction à la publication du Manifeste Montagnard.
[3] Frédéric Bastiat, Harmonies Économiques (1848-1850), chap.XIV.
[4] Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance (2007).
[5] Disponibles sur le site des WVS.

Exception culturelle et moralité

Le paysage intellectuel français nous offre toute une palette de moralistes de gauche et de droite qui aiment à fustiger la perte des valeurs et le désordre moral liés, naturellement, aux politiques néolibérales qui auraient été mise en œuvre en France. Une petite perspective internationale ne faisant jamais de mal, je vous propose quelques statistiques tirées des World Value Survey sur la moralité de nos compatriotes comparée à celle d’un panel de 17 pays développés pour lesquels les données sont disponibles [1].

Lorsqu’on leur demande de juger le fait de réclamer des aides sociales indues, les français sont 42% à estimer que ce n’est « jamais justifiable ». C’est le score le plus faible de notre panel de 18 pays : juste après nous, les coréens du sud sont 47% à condamner formellement cette attitude et aux Pays-Bas, de chiffre atteint 80%. De la même manière, 3,3% de nos compatriotes estiment que la triche aux aides sociales est « toujours justifiable » : seuls les sud-coréens atteignent un score plus élevé (3,4%) tandis que chez nos voisins suisses, italiens et allemands, cette proportion est inférieure à 0,6% des personnes interrogées.

Quant à notre attitude face à la corruption, ce n’est pas beaucoup plus brillant : seuls 63% de nos compatriotes estiment qu’elle n’est « jamais justifiable » ce qui nous place en deuxième place sur 18, juste derrière les suédois (61%) mais loin devant les italiens qui condamnent la corruption à 86%. Ce résultat se confirme avec la proportion de français qui pensent qu’elle est « toujours justifiable » : 1,8%, loin devant les autres et en particulier les italiens – décidément très sensibles sur ce point – qui ne sont que 0,1% à partager cet avis.

Un dernier pour la route [2] : la fraude fiscale. Nous ne sommes que 48% à estimer qu’elle n’est « jamais justifiable » : là aussi, c’est le score le plus faible du panel. Nous sommes suivis par les norvégiens (50%) et ce sont nos amis japonais qui se montrent les plus stricts en la matière avec un score de 80%. À l’opposé, 3,8% des français considèrent que la fraude fiscale est « toujours justifiable » : c’est le chiffre le plus élevé du panel ; les néerlandais, qui arrivent en deuxième place, ne sont que 2,3% à penser la même chose tandis que les sud-coréens et les espagnols ne sont que 0,3%.

Bref, notre société de la défiance est effectivement une société immorale mais – n’en déplaises à nos pourfendeurs de mondialisation – c’est une spécificité bien française : au total, sur les trois critères listés ci-dessus, nous sommes les champions du monde de l’immoralité. Bien sûr, comme le notaient très justement Yann Algan et Pierre Cahuc [3], ce n’est pas une fatalité : c’est notre système qui créé ça depuis la libération ; un système dans lequel, au risque de paraphraser Bastiat, « tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde. »

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[1] Allemagne, Australie, Canada, Chypre, Corée du sud, Espagne, États-Unis, Finlande, Hong Kong, Italie, Japon, Norvège, Nouvelle Zélande, Pays Bas, Royaume Uni, Suède et Suisse.
[2] Je vous fais grâce de notre propension à frauder les transports publics... Pas glorieux.
[3] Lire Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance (2007).

Squeeze de l’offre

Sur la période 2007-12, la taille du marché obligataire américain n’a augmenté que de 2,5 trillions de dollar (en dollars 2012 – i.e. ajustés de l’inflation) ; c’est le chiffre le plus bas observé depuis (au moins) la période 1980-85 (+2,7 trillions). Ce faible volume d’émissions nettes fait suite à la période 2002-07, où le marché avait cru d’un montant record de 9,9 trillions (dont 2,4 trillions de mortgages).

Par type d’émetteur, la période 2007-12 se caractérise par (i) un effondrement sans précédent des émissions obligataires liées au financement immobilier (Mortgages + GSEs), des instruments monétaires et des titrisations autres que des mortgages, (ii) un volume d’émission très soutenu des entreprises et (iii) une explosion sans précédent de la dette émise par le Department of the Treasury. Entre 2007 et 2012, ce dernier a émis 5,9 trillions de dollars (en net) à comparer aux 3,3 trillions émis de 1980 à 2007.

En d’autres termes et pour la première fois depuis (au moins) 1980, le marché obligataire privé s’est contracté (-3,4 trillions).

Nous avons donc (i) un deleveraging des ménages américains, (ii) une désintermédiation du crédit corporate et (iii) le trésor des États-Unis qui émet des volumes massifs de dette publique dans un marché où la plupart de ses concurrents se replient.

Sources : Sifma et U.S. Dept. of Labor, Bureau of Labor Statistics.

Hyperinflations, épisodes 1 à 56

Juste une petite note pour vous signaler le travail de Steve H. Hanke et Nicholas Krus qui nous proposent, pour la première fois, la liste des 56 épisodes d’hyperinflation connus des assignats français au dollar zimbabwéen : World Hyperinflations.

(Illustration : fin 1923, on ne balaye plus les feuilles mortes mais les Papiermark - #5 du classement)

Risque politique

Avec un portefeuille de bons du trésor évalué à pas moins de 1,76 trillions [1] de dollar au 6 mars 2013, la Federal Reserve détient 14,9% de la dette publique américaine hors autodétention (11,9 trillions de dollars) et s’impose, dès lors, comme le premier créancier des États-Unis d’Amérique.

Cette information ne surprendra probablement personne : c’est la conséquence logique du mode opératoire de la Fed et de sa politique monétaire tout au long de la crise. Dans un premier temps, elle a racheté des obligations d’États sur le marché secondaire pour apporter des liquidités au système bancaire et donc, faire baisser le niveau des taux ; puis, cette première phase n’ayant pas produit les effets escomptés, elle a utilisé ses instruments non-conventionnels – a.k.a. Quantitative Easing, l’opération Twist etc. – pour tenter de peser directement sur le niveau des taux d’intérêt à long terme.

Officiellement et en dépit de ce qu’un certain nombre de commentateurs affirment, tout ceci ne revient pas à monétiser la dette publique puisque la Fed ne finance pas directement les déficits budgétaires de l’oncle Sam mais passe, via ses opérations d’open market, systématiquement par le marché secondaire. Néanmoins, cette constatation de pure forme mérite d’être nuancée par au moins trois effets.

La Fed, faux-monnayeur légal

Le premier, c’est naturellement la baisse des taux : en se positionnant à l’achat et, qui plus est, pour des montants potentiellement illimités, la Federal Reserve exerce une formidable pression à la hausse sur le cours des bons du trésor et donc, une pression équivalente à la baisse sur le taux qui s’impose à l’État fédéral lorsqu’il souhaite contracter de nouveaux emprunts. Du point de vue du Department of the Treasury, les manœuvres de la banque centrale sont donc évidemment les bienvenues – particulièrement alors que l’administration Obama enchaîne les déficits budgétaires records. Pour mémoire, le taux moyen de la dette d’oncle Sam est passé de 5% en août 2007 à moins de 2,8% actuellement.

Le deuxième effet est moins connu. Selon les estimations préliminaires de la Fed pour l’année fiscale 2012, la banque centrale étasunienne a réalisé un résultat net d’environ 91 milliards de dollars dont 80,5 milliards (i.e. 88%) qui proviennent des intérêts perçus sur son portefeuille obligataire. Or, conformément à ses statuts et après s’être acquittée d’un dividende de 1,6 milliards de dollars destiné à ses actionnaires [2], la Fed reversera la somme record de 88,9 milliards de dollars au département du trésor américain – soit l’équivalent de 24,7% des intérêts payés par le gouvernement fédéral en 2012. En d’autres termes, l’année dernière, les opérations de la Fed ont permis au gouvernement fédéral de ne payer pratiquement aucun intérêt sur près de 15% de sa dette nette et ont remboursé un quart du coût de la dette publique américaine.

Enfin, il nous reste à évoquer l’arme fiscale absolue : l’inflation. Comme le lecteur le sait sans doute, ce que l’on nomme inflation n’est pas tant la « hausse généralisée des prix » – qui n’est que le symptôme – mais plutôt l’érosion de la valeur de la monnaie ; laquelle permet d’organiser un transfert de richesse massif depuis ceux qui détiennent ladite monnaie vers ceux qui en doivent – à commencer par l’État. L’inflation est donc un impôt qui, au moins depuis la Rome antique, permet aux princes endettés de réduire le poids réel de leurs dettes sans s’embarrasser de procédures couteuses et impopulaires [3]. Or voilà : jusqu’ici, l’essentiel des injections monétaires de la Fed étant stocké par les banques – notamment les filiales de banques européennes – sous forme de réserves excédentaires, l’inflation reste sous contrôle… Jusqu’ici mais pour combien de temps ?

Valse au bord du précipice

Bien sûr, d’un point de vue strictement technique, la Fed peut annuler ses injections monétaires : il lui suffit pour ce faire de revendre une partie de son portefeuille obligataire ou d’augmenter les ratios de réserves obligatoires qui s’imposent aux banques qui opèrent aux États-Unis ou, bien évidemment, de combiner les deux. La question n’est donc pas technique ; elle est purement politique ; c’est une valse qui, comme toutes les valses, se dance à deux : la banque centrale, qui souhaite en principe préserver la valeur du dollar [4], et le département du trésor – c’est-à-dire le pouvoir politique – qui a toutes les raisons du monde, nous l’avons vu, d’encourager la Fed à poursuivre sur la même voie.

En un mot, la question qui est posée consiste à savoir qui dirige la dance où – au diable les métaphores ! – celle de l’indépendance de la Fed vis-à-vis du pouvoir politique. De deux choses l’une : soit le Board of Governors – qui est, je le rappelle, nommé par le Président des États-Unis et confirmé par le Congrès – décidera le moment venu de contracter la base monétaire du dollar et donc, de dégrader les conditions d’emprunt du trésor ; auquel cas, les États-Unis échapperont peut être à l’inflation et au bain de sang sur le marché obligataire qui s’en suivra. Soit la pression politique l’emportera ; auquel cas, au risque de plaider pro domo, je ne saurais que trop vous conseiller de liquider vos positions obligataires et d’acheter des actions.

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[1] Les puristes voudront bien me pardonner d’utiliser l’échelle courte : un trillion de dollars = 10^12 dollars.
[2] Le fait de considérer les banques privées américaines qui ont souscrit au capital de la Fed comme des actionnaires et pour le moins sujet à caution.
[3] Accessoirement, l’inflation permet également au prince de constater des plus-values fiscalisables quand ses sujets ne font que se protéger de l’érosion monétaire…
[4] Et le moins que l’on puisse dire c’est que, depuis sa création, elle est très loin d’y être parvenue.

Un homme averti en vaut deux

Techniquement, si la France [1] devait décider de sortir de la zone euro et de réinstaurer un nouveau-nouveau-franc, ça ne poserait pas vraiment de difficulté insurmontable. Dans la mesure où, d’une part, la Banque de France existe toujours et où, d’autre part, le dispositif légal qui permet à l’État de nous imposer l’utilisation de sa monnaie à l’exclusion de toute autre n’a jamais cessé d’exister, remplacer l’euro par une nouvelle version du franc se résume à une simple reniement de nos promesses passées – lesquelles, surtout en politique, n’engagent que ceux qui les ont écouté. Bien sûr, l’opération comporte quelques difficultés d’ordre technique et coûterait sans doute un peu d’argent mais, mon Dieu, rien dont nous ne puissions venir à bout.

En pratique, donc, l’État français pourrait très facilement décider que l’euro n’a plus cours légal en France et le remplacer par le franc avec – par exemple – une parité d’un franc français pour un euro. Au jour et à l’heure dite, vos comptes bancaires ne seraient donc plus libellés en euros mais en francs, les commerçants n’auraient qu’à remplacer un mot par un autre sur leurs étals, aucune modification majeure ne serait nécessaire dans nos systèmes comptables, notre dette publique serait convertie en francs [2] et nous aurions bien le temps d’organiser l’échange de nos pièces et de nos billets comme ce fût le cas, ces dix dernières années, avec nos anciens-nouveaux-francs. Bref, c’est assez facile.

L’objectif, c’est de dévaluer

Ce qui pose problème dans l’hypothèse d’un retour au franc, c’est l’objectif de la manœuvre. Bien sûr, nous avons tous eu notre compte de marketing politique à ce propos ; on nous a expliqué en long, en large et en travers que l’objectif était de recouvrer notre indépendance nationale, de nous protéger des méfaits de la mondialisation, de rétablir la « vrai » [3] parité de notre devise – que sais-je encore ? Laissons les grands mots à ceux qui en vivent et considérons la réalité concrète qu’ils recouvrent : l’objectif, c’est, sitôt que nous aurons rétabli le cours légal du franc, de le dévaluer.

Soyons bien clairs : je n’extrapole pas plus que je ne verse pas dans la théorie du complot. Les partisans d’un retour au franc l’admettent en général bien volontiers : c’est – au moins à court terme – le principal objectif de la manœuvre. Par « recouvrer notre indépendance nationale », il faut comprendre « redonner à l’État le moyen de sabrer la valeur de la monnaie dans laquelle il s’est endetté afin de réduire le poids réel de sa dette » ; par « nous protéger des méfaits de la mondialisation », il faut entendre « pratiquer une dévaluation compétitive pour favoriser les exportateurs aux dépens des importateurs » ; par la « vrai » parité de notre devise, il faut entendre une parité nettement inférieure à celle de l’euro aujourd’hui.

Ne vous y trompez pas : lorsque notre estimable camarade Laurent Pinsolle nous explique, avec force références à des papiers de recherche [4], que le nouveau-nouveau-franc ne perdra que 10% par rapport au mark mais s’appréciera face à la lire ou à la peseta, il faut bien comprendre : avant la dévaluation. Après, ce sera une autre paire de manches.

Techniquement, dévaluer le franc sera encore plus simple que d’abandonner l’euro. En substance : il suffit à la Banque de France d’imprimer quelques milliards de francs – ce qui ne coûte rien puisque cette monnaie sera essentiellement électronique – et d’utiliser cet argent pour acheter du dollar américain, du renminbi, du yen ou du mark. Résultat des courses : sauf contremesure des banques centrales concernées, le dollar américain, le renminbi, le yen et le mark s’apprécieront par rapport à l’euro. Naturellement et contrairement à ce que vous avez peut être entendu çà et là, il en ira de même face aux autres monnaies puisque c’est bel est bien la valeur du francs qui baissera ; et il baissera non seulement face aux autres devises mais aussi par rapport aux marchandises et aux services que vous consommez tous les jours – ça s’appelle de l’inflation.

Prendre à Paul, donner à Jacques

C’est sur les effets attendus de cette dévaluation que les avis divergent. Je vais laisser à ses partisans le soin d’exposer leurs arguments et me contenter dire ce que j’en pense.

À moins que vous ne soyez atteint du syndrome Balthazar Picsou, vous savez que le simple fait de créer de la monnaie ne créé pas la moindre richesse. Ainsi, si le fait de dévaluer le franc permettra effectivement d’alléger le poids réel de la dette de l’État – et donc, de l’enrichir – il faudra bien que cette richesse vienne de quelque part et, en l’occurrence, elle viendra de la baisse de la valeur réelle de votre épargne. Vous aurez toujours autant de francs qu’au lendemain de l’abandon de l’euro mais ces francs ne vaudront plus grand-chose. Jacques Sapir, par exemple, parlerait de « liquider les rentiers » – il va de soi que les gros rentiers, ceux dont le patrimoine est géré par des banques privées ou des family office n’auront aucun mal à échapper à la tonte ; en revanche, les retraités modestes qui ont épargné toute une vie pour leur retraite seront les premiers à y passer.

Le deuxième volet de l’argument dévaluationniste consiste à nous promettre qu’en rendant nos industries exportatrices plus compétitives, le franc dévalué permettra de donner un coup de fouet à la croissance et à l’emploi. Encore une fois, et pour les même raisons que précédemment, rien n’est gratuit : ce gain – bien réel si l’on suppose qu’il ne déclenchera pas de contremesure – sera compensé par une perte de pouvoir d’achat des consommateurs français puisque désormais tous les produits importés coûteront plus cher. En d’autres termes, ce regain de compétitivité n’est rien d’autre qu’une baisse généralisé des salaires réels ; vous gagnerez toujours autant de francs mais ces francs auront juste moins de valeur.

Dans un cas comme dans l’autre, ce plan qui consiste à revenir au franc pour le dévaluer revient à organiser un gigantesque transfert de richesse : on appauvrira les épargnants au profit de ceux qui sont endettés et on appauvrira les salariés au profit des chômeurs ou des employeurs. Dès lors, je pose une simple question : dans un État réputé démocratique et respectueux du droit, ne serait-il pas plus approprié de le faire de manière transparente et concertée ? Je laisse à chacun le soin de répondre pour lui-même.

Vae victis !

Reste un dernier problème que l’on peut illustrer avec les succès électoraux de M. Grillo en Italie. Ce dernier n’en a jamais fait mystère : dans l’état actuel des finances transalpines, une bonne dévaluation serait la bienvenue et, si les allemands refusent de saper la valeur de l’euro, il plaidera en faveur d’un retour à la lire – mêmes causes, mêmes effets. Évidemment, quand ils entendent ça, les italiens – qui ne sont pas plus bêtes que les autres – ont une réaction immédiate : ils envoient leurs euros prendre quelques vacances dans des banques allemandes ou suisses après avoir vendu leurs d’obligations d’État. Bref, ils s’organisent pour échapper à la tonte ; si vous avez reconnu là un scénario familier, c’est tout simplement que c’est précisément celui de la fameuse crise de l’euro à laquelle nous assistons depuis quelques années.

En conséquence de quoi, le retour au franc, s’il doit avoir lieu (et c'est bien parti...), doit être préparé dans le plus grand des secrets afin que celles et ceux d’entre nous qui – par manque de patriotisme (au sens de notre ami David Desgouilles) – souhaiteraient échapper au rinçage ne puissent pas le faire. Au jour et à l’heure dite, le Président de la République [5], lors d’une allocution télévisée, nous annoncera que nos comptes sont bloqués, que les transactions en devises étrangères sont interdites sauf autorisations spéciales et que les mouvements de capitaux sont gelés jusqu’à nouvel ordre. À ce moment-là, il sera trop tard pour vous poser des questions ; il y aura des gagnants et des perdants – Vae victis !

La suite des évènements, il vous suffit d’ouvrir un bouquin d’histoire pour en connaitre les grandes lignes. De retraités ruinés qui doivent retourner travailler, des salariés de plus en plus précaires, quelques grands patrons proches du pouvoir qui accumulent des fortunes indécentes, la dénonciation des fameux « spéculateurs » à cause de qui, dit-on, les prix s’envolent, le blocage des prix et le contrôle des changes qui provoquent la pénurie, le chômage qui explose, la fuite en avant inflationniste, la dénonciation des ennemis de l’extérieur et des traîtres de l’intérieur etc. Bref, le programme habituel.

En attendant, je vous propose un exercice amusant : demander à un partisan de la dévaluation du franc ce qu’il fera, lui, à titre personnel, s’il apprend qu’elle est imminente. Si vous n’avez jamais discuté avec une anguille, vous verrez : c’est un exercice vraiment fascinant.

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[1] Hum. Disons une majorité du corps électoral.
[2] On attendra avec impatience l’intervention militaire de la dictature de la finance pour obliger à rembourser en euro.
[3] C’est-à-dire celle qu’ils pensent être la « vrai ».
[4] Qui sortent en général de ces mêmes banques que Laurent voue habituellement aux gémonies.
[5] Auquel Jacques Sapir – encore lui – propose tous simplement de confier les pouvoirs exceptionnels pendant au moins six mois (article XVI de la Constitution de la Vème République).

NB : à titre personnel, l’auteur de ces mots est immunisé contre une dévaluation – il en bénéficierait même. Je ne plaide donc pas pro domo.

les créanciers d’oncle Sam

À fin décembre 2012, les principaux créanciers d’oncle Sam ($16,4 trillions de dette dont $11,6 trillions détenus par le public) sont :

  • Avec près de 1,7 trillion à elle seule, la Federal Reserve qui, je le rappelle, reverse ses bénéfices au Trésor des États-Unis. Au cours des 5 dernières années, la Fed a augmenté sa position d’environ 925 milliards ;
  • L’Empire du milieu suit avec 1,2 trillion – principalement des réserves de change – soit une augmentation de 725 milliards en 5 ans ;
  • En troisième position, on trouve le Japon avec 1,1 trillion – mêmes causes, mêmes effets – soit 539 milliards de plus que fin 2007 ;
  • Juste dernière, ce sont les particuliers américains qui, avec 1 trillion, s’adjugent la 4ème place du classement mais talonnent la Fed en termes d’achat au cours des 5 dernières années avec 834 milliards de plus (naturellement, ils paient des impôts fédéraux sur ces investissements) ;
  • En cinquième place, on trouve les fonds d’investissement américains – i.e. les Mutual Funds – qui détiennent 943 milliards de la dette d’oncle Sam et ont augmenté leur position de 561 milliards en 5 ans (très importantes souscriptions sur les fonds obligataires) ;
  • Avec 851 milliards, les fonds de pension n’arrivent qu’en 6ème position ; en 5 ans, ils ont augmenté leurs détention de dette publique US de 452 milliards ;
  • Les banques américaines, enfin, ne détiennent que 599 milliards – soit un peu moins de 4% de la dette publique américaine – dont 529 milliards achetés ces 5 dernières années

De quoi le PIB est-il la mesure ?

Pourquoi la version de base (Wi-Fi, 16 Go) du nouvel iPad d’Apple coûte-t-elle 499 dollars ? Beaucoup d’entre nous seraient sans doute tentés de répondre que c’est parce que la firme de Cupertino en a décidé ainsi ; parce qu’à ce prix, ils réalisent de confortables bénéfices sur chaque appareil vendu. Eh bien c’est assez vrai. Probablement vers la fin de l’année 2009, un peu avant la sortie du premier modèle, il a dû se tenir une réunion au sommet sous la direction de feu Steve Jobs dont l’objet était de déterminer combien pouvait bien valoir un iPad et la conclusion de cette réunion, s’était 499 dollars.

Bien sûr, toutes les personnes qui ont assisté à cette réunion savaient pertinemment combien l’appareil coutait à produire et donc, à partir de quel prix et de quel volume de ventes ils gagnaient de l’argent. Mais ce n’était pas le sujet de la réunion : la question était de savoir combien ils allaient le vendre ou, en d’autres termes, combien les clients d’Apple seraient prêts à débourser pour acquérir un iPad. C’est aussi simple que ça. La valeur de l’iPad, comme la valeur de toutes ces choses et services que nous achetons tous les jours, ne dépend pas des coûts de production : elle est purement subjective.

Vendue à 499 dollars, la tablette d’Apple a eu – et continue à avoir – le succès que l’on sait. Mais ç’aurait pu être un échec. Les clients d’Apple auraient pu bouder ce nouveau gadget ; ils auraient pu juger qu’ils n’étaient pas prêts à débourser 499 dollars pour cet appareil. Si ça avait été le cas, l’équipe de Steve Jobs n’aurait eu d’autre choix que de baisser son prix de vente – ou d’arrêter carrément la production. C’est déjà arrivé, notamment avec le Newton [1] : même quand on s’appelle Apple, on ne peut pas vendre n’importe quoi à n’importe quel prix.

Valeur ajoutée, PIB et croissance

Ce que nous appelons valeur ajoutée, c’est la différence entre le prix de vente d’un iPad et le coût de l’ensemble de ses composants. Comme cette différence est positive (et pas qu’un peu), on dit que la production d’iPad créé de la valeur. Si elle avait été est négative – si Apple avait été forcé de vendre ces iPad à un prix inférieur à celui de leurs composants pris séparément – on en aurait conclu que la production d’iPad détruisait de la valeur – et Apple aurait rapidement arrêté les frais. C’est avec cette valeur ajoutée qu’Apple va payer les salaires de ses employés, amortir ses investissements, s’acquitter de quelques impôts et, s’il en reste (il en reste !), faire des bénéfices.

Il faut bien comprendre une chose : ceux qui décident qu’en produisant des iPad, la firme de Cupertino créé de la valeur, ce sont les clients d’Apple et personne d’autre. Ce sont les heureux propriétaires de ces tablettes qui, en acceptant d’échanger 499 de leurs dollars contre un de ces appareils, ont validé implicitement qu’un iPad valait plus que la somme de ses composants. Bien sûr, vous pouvez ne pas être d’accord – auquel cas vous n’avez pas acheté d’iPad – mais le fait est que quelques dizaines de millions de nos semblables l’on fait sans que personne ne les y oblige et, pour autant qu’on puisse le savoir, ne semblent pas le regretter outre mesure.

Et maintenant, faites la somme de toutes les valeurs ajoutées générées dans une économie durant une période donnée – habituellement une année – et vous obtenez [2] le Produit intérieur brut (PIB). Le PIB, conceptuellement, c’est donc la quantité totale de richesse créée par une économie au cours d’une année ; c’est la taille du gâteau que nous allons partager entre rémunération des salariés et rémunération du capital [3] ; c’est la richesse que nous avons produite et que nous allons donc pouvoir consommer ou réinvestir pour financer de futures aventures. Enfin, il se trouve que le PIB varie d’une année à l’autre et c’est ça que nous appelons de la croissance.

Le concept et la pratique

Conceptuellement, ce que mesurent donc le PIB et la croissance [4], c’est, respectivement, notre degré de satisfaction en tant que consommateurs et la croissance de cette satisfaction dans le temps. C’est le concept. On peut critiquer la méthode – et elle est critiquable à bien des égards ; on y reviendra plus loin – mais le concept, à moins d’être marxiste ou économiquement inculte, reste valide. Dès lors, celles et ceux qui nous promettent un « monde meilleur » auquel nous sommes supposés parvenir grâce à une politique de « décroissance » commettent ni plus ni moins qu’un contresens.

Par ailleurs, la croissance n’implique pas nécessairement une augmentation de la production en volume et encore moins une augmentation de notre consommation de ressources naturelles. Ce dont il est question, c’est de satisfaction des consommateurs et, comme l’exemple de l’iPad l’illustre assez bien, cette dernière ne se mesure ni au nombre de produits ni à la quantité de matière ou d’énergie nécessaire à leur production – en l’occurrence, c’est même le contraire : si les consommateurs ont accepté de payer 499 dollars pour un iPad, c’est notamment parce que l’appareil est compact ; c’est-à-dire qu’il présente un rapport valeur / quantité de matière première utilisée extrêmement élevé.

Enfin, et j’en reviens ici aux imperfections de la méthode d’évaluation du PIB, la validité de la mesure repose sur l’existence d’un marché et de prix libres. C’est-à-dire que plus les interventions de l’État distordent les mécanismes du marché – contrôle des prix, consommations forcées, subventions publiques, services non marchands des administrations publiques [5] – moins les mesures du PIB et de la croissance sont fiables. Dans le cas extrême d’une économie de type soviétique, le PIB et donc la croissance ne signifient rigoureusement rien. Ainsi en va-t-il de la plupart des politiques de dépense publique : par construction, elles ont bien un effet mécanique sur le PIB tel que mesuré par les comptables nationaux mais ce n’est un artifice comptable qui, à long terme, peut se révéler – et se révèle souvent – plus destructeur que créateur de richesse.

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[1] Un des premiers PDA (souvenez-vous !) du marché ; l’ancêtre de l’iPhone et de l’iPad.
[2] Aux impôts et subventions sur les produits prêts.
[3] Je ne peux qu’inciter le lecteur à la plus grande prudence lorsqu’il entend un politicien commenter cette répartition – on notera, pour faire court, que « rémunération du capital » ne signifie pas « profit » mais « excédent brut d’exploitation » et que les statistiques de l’Insee agrègent les multinationales aux entreprises individuelles – prudence donc.
[4] La croissance réelle, c’est-à-dire ajustée de l’inflation.
[5] Par convention, les comptables nationaux estiment qu’ils valent ce qu’ils coûtent – en réalité, en l’absence de prix de marché, on n’en sait absolument rien.

illettrisme2013.fr

Ceci est une copie d’écran du site illettrisme2013.fr (financé par vos impôts).

Je suis le premier à collectionner les fautes d’orthographes mais là, sur un site officiel dédié à l’illettrisme, vous m’accorderez que la copie d’écran s’imposait.

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