Déménagement.

Ordre Spontané déménage. Vous me retrouverez désormais sur ordrespontane.tumblr.com. Pensez à mettre à jour vos feeds.

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4 juillet 2015 : Changement d'avis. Finalement, je reviens sur Blogger.

Les racistes ont déjà perdu

Mike Wallace : « So how do we get rid of racism?
Morgan Freeman : Stop talking about it. » [1]

En théorie et même si la chose présentera sans doute quelques difficultés d’ordre technique, il possible de croiser un Mastiff et un Chihuahua et d’obtenir à la clé des chiots hybrides qui seront non seulement viables mais capables de se reproduire entre eux. Évidemment, c’est un cas extrême ; en général, on prend soin d’hybrider des races de chiens dont les gabarits sont à peu près compatibles — c’est le cas, par exemple, du Husky d’Alaska et du Pointer anglais qui permettent d’obtenir des Eurohounds. Si ces petits bricolages sont possibles, c’est tout simplement que tous les chiens au même titre que les loups et les dingos appartiennent à la même espèce, ce sont tous des Canis lupus. En gros, le chien est un loup domestiqué par l’homme — oui, même les Yorkshires — et le dingo est un chien retourné à l’état sauvage.

C’est la définition la plus largement acceptée de la notion d’espèce, celle d’Ernst Mayr (1942) : on considère que deux individus appartiennent à la même espèce s’ils sont capables de se reproduire entre eux et si leur descendance est à son tour féconde. Typiquement, on considère que les chevaux et les ânes forment deux espèces différentes parce que les mulets ne le sont que très rarement. Or voilà, les enfants d’un papa papou et d’une maman inuit n’auront aucune difficulté à se reproduire avec ceux d’un père danois et d’une mère masaï. Il se trouve qu’Homo Sapiens est une espèce relativement jeune (environ 200 000 ans) et donc génétiquement très homogène.

Un contre-exemple intéressant, déjà évoqué ici, c’est la rencontre d’Homo Sapiens et de Neandertal. S’il est désormais à peu près certain qu’il y a bien eu un flux de gènes entre ces deux groupes, on est aussi à peu près sûrs les enfants nés de ces unions préhistoriques ont été, au moins en très grande partie, infertiles [2]. Il a fallu un demi-million d’années d’évolutions séparées pour que l’existence d’une barrière reproductive justifie qu’on considère Neandertal comme une espèce distincte — quoique très proche — de la nôtre. Un demi-million d’années !

Donc, ce que les racistes comme les antiracistes appellent une race humaine, c’est une sous-espèce, comme chez Canis lupus. Il y a probablement une bonne centaine de milliers d’années, nos lointain ancêtres sont quitté le berceau originel de notre espèce — sans doute l’Afrique de l’est — pour coloniser progressivement le reste du monde : l’Asie, l’Europe, les deux continents américains et même l’Australie. Chemin faisant, ils se sont adaptés à ces différents milieux et ont développé les caractéristiques physiques que nous connaissons aujourd’hui sachant, rappelons-le, qu’une centaine de millénaires, à l’échelle de l’évolution biologique, c’est ridicule.

Schématiquement, on peut appeler cette première grande étape de notre histoire la « grande divergence ». En se séparant géographiquement pour coloniser jusqu’au moindre recoin de la planète, nos ancêtres se sont physiquement différenciés. Bien sûr, c’est une vision très grossière : depuis le départ, il est plus que probable que des groupes différents se soient croisés et aient brassé leurs gènes. Reste que, jusqu’à une période très récente, les familles de papa papou et de maman inuit ne s’étaient sans plus vues depuis quelques dizaines de milliers d’années.

Sauf que voilà, avec la chute vertigineuse des temps et des coûts de transport et avec les progrès non moins vertigineux de nos moyens de communication, nous vivons à l’âge de la grande convergence. Très concrètement et que ça vous plaise ou non, il est absolument inévitable que le processus de différenciation s’inverse ; à plus ou moins brève échéance et même si ça doit prendre plusieurs milliers d’années, l’humanité va se métisser.

Naturellement, pour les racistes de toutes origines, cette idée est insupportable. Ils peuvent rêver d’une gestion autoritaire de la reproduction de nos descendants pour ralentir le processus mais, de toutes évidences et à supposer qu’une telle horreur soit un jour mis en place à l’échelle planétaire, elle a peu de chance de durer. Leur combat est perdu d’avance : le grand brassage aura lieu ; ce n’est plus qu’une question de temps.

Alors évidemment, j’imagine que ça signifie que les blonds aux yeux bleus — dont je suis — finiront par disparaître. Je ne peux pas dire que j’accueille cette perspective avec enthousiasme ni qu’elle suscite chez moi une inquiétude particulière : de toute manière, ça finira par arriver. Finalement, nous n’aurons été, le temps de quelques millénaires, qu’un accident génétique intéressant que nos lointains descendants considèreront sans doute avec la plus grande curiosité.

Je m’adresse donc ici à celles et ceux d’entre nous qui se réclament de la lutte antiracisme et qui, à des degrés divers, voudraient jouer les ingénieurs sociaux en sanctionnant les propos racistes, en promouvant la diversité ou que sais-je encore. Ça ne sert à rien. Les racistes ont déjà perdu et toutes leurs gesticulations n’y pourront absolument rien. Ils sont comme ces enfants qu’on voit le long des plages construire de châteaux de sable en espérant arrêter la marée : l’expérience, sinon un minimum d’intelligence, finira par leur apprendre que l’océan gagnera toujours.

Par ailleurs, il faudra bien un jour que vous compreniez que vos gesticulations, vos grands discours et vos lois produisent exactement l’effet inverse de celui que vous poursuivez. Ça ne marche pas ! Voilà bien 200 000 ans que nous nous passons d’ingénieurs sociaux, que nos sociétés évoluent d’elles-mêmes et à chaque fois que quelqu’un s’est piqué d’organiser une société par le haut, ça s’est terminé en catastrophe. Alors laissez faire, nom de Dieu ! Laissez faire ! Est-ce si difficile ? Ces choses-là prennent du temps, beaucoup de temps, parce que le temps est nécessaire et, accessoirement, je vous rappelle qu’il joue dans votre camp.

Morgan Freeman a raison, mille fois raison : arrêtons d’en parler !

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[1] Dans 60 Minutes, sur CBS, le 15 décembre 2005.
[2] Ewen Callaway, Modern human genomes reveal our inner Neanderthal, Nature, 29 janvier 2014.

Un nouveau jeton dans le manège

« S’il n’y avait qu’un dollar à prêter et si quelqu’un désespérait de l’avoir, le taux d’intérêt serait usuraire. S’il y avait des trillions de dollars de crédit disponible mais si personne, pour une raison ou une autre, ne souhaitait les emprunter, alors les taux seraient à 0,01% comme ils le sont aujourd’hui et l’ont été ces cinq dernières années. »

Cette analyse qui date déjà de quelques mois est de Bill Gross et je n’en ai pas lu de meilleure. Tout est là : le système bancaire est gorgé de liquidités et bénéficie de conditions de refinancement historiquement attractives mais, de toutes évidences, les emprunteurs potentiels — et en particulier les entreprises — ne semblent absolument pas décidés à donner suite aux injonctions de nos banquiers centraux. Non, ils ne veulent pas s’endetter. Non, ils ne veulent pas investir. Non, les dirigeants d’entreprises ne sont pas des organismes monocellulaires qui réagissent mécaniquement aux stimuli du planificateur monétaire.

À titre personnel comme à titre professionnel, ni vous ni moi ne souhaitons accroître notre endettement et il est même fort probable que la plupart d’entre nous soient dans la démarche exactement inverse. Investir, c’est avant tout un acte de confiance en l’avenir et le moins que l’on puisse dire c’est que l’avalanche fiscale et règlementaire des dernières années n’incite pas véritablement à l’optimisme. M. Draghi pourra baisser le taux directeur de la BCE à 0,01% et laisser libre cours à son imagination en matière de rachat d’actifs, il n’obtiendra pas plus de résultats que ses homologues de la Fed : ce n’est pas en versant plus d’eau dans son abreuvoir qu’on fera boire un cheval qui n’a pas soif.

Et ce, d’autant plus lorsque les réglementations prudentielles édictées par ces mêmes banques centrales incitent les banques à délaisser entreprises et particuliers pour favoriser les emprunts d’État. C’était déjà le cas avec Bâle I et II ; avec Bâle III c’est pire encore. Si la régulation et la règlementation n’ont manifestement pas permit d’éviter une crise bancaire, il est en revanche tout à fait clair qu’elles sont en train de faire disparaître purement et simplement le métier de banquier. On rappellera ici que si le shadow banking existe et se développe, c’est précisément parce que le législateur empêche les banques de faire leur métier.

Que penser, dès lors, des dernières annonces de nos banquiers centraux ? Eh bien, à la valeur de nos monnaies près, pas grand-chose et sans doute même rien. Ça ne fonctionnera pas et le seul effet concret dont ceux qui défendent encore ce type de politiques peuvent s’enorgueillir, c’est la création de la plus gigantesque bulle obligataire jamais observée. Un jour où l’autre, il faudra bien qu’elle éclate ; ce sera, n’en doutons pas, pour nos apprentis sorciers l’occasion de dénoncer les méfaits de la finance dérégulée, le mythe de la main invisible, les ravages de l’ultralibéralisme — que sais-je encore ? — et de réclamer qu’on remette un nouveau jeton dans le manège.

Le dernier des Neandertals

Il y a environ 28 000 ans, au pied du rocher de Gibraltar, le dernier groupe de Neandertal connu s’éteignait définitivement. Ça faisait, à vrai dire, un moment que nos cousins n’étaient pas en très grande forme : on considère aujourd’hui que leur espèce avait déjà pratiquement disparu d’Europe il y a pas moins de 40 000 ans.

Pourtant, Neandertal n’était ni l’imbécile pour lequel on a voulu le faire passer ni une chiffe molle. En plusieurs centaines de milliers d’années, il avait appris à fabriquer des outils et il s’était parfaitement adapté aux rigueurs climatiques d’Europe et d’Asie. Mais cette fois-ci, c’était bel et bien la fin et cette fin coïncidait avec deux évènements majeurs dans l’environnement de Neandertal. Le premier, c’est une période changements climatiques particulièrement intense qui pourraient être à l’origine de la disparition de la mégafaune — les mammouths laineux entre autres — qui composaient la base de l’alimentation de notre cousin. Le second, c’est notre arrivée.

Nous, c’est Homo Sapiens. Nous avons quitté notre Afrique de l’est natale, le berceau commun du genre Homo, il y a une bonne centaine de milliers d’années — soit plusieurs centaines de milliers d’années après les ancêtres de Neandertal. Nous avons traversé le Sinaï, colonisé le Moyen-Orient puis l’Asie du sud et, enfin, il y a environ 45 000 ans, nous avons commencé à nous installer en Europe.

Le fait est que, dans une période de stress alimentaire lié à la disparition des proies de grande taille, nous avions un avantage décisif à faire valoir face à notre cousin : il était petit, trapu et particulièrement glouton ; nous étions grands, légers et bien plus économes en énergie [1]. Pour autant, cette différence ne suffit sans doute pas à expliquer l’extinction de Neandertal ; il faut bien se rendre à l’évidence : nous avons probablement une part de responsabilité dans son funeste sort.

Alors évidemment, on pense immédiatement à tout un tas de choses abominables : nous aurions amené avec nous des maladies auxquelles Neandertal n’était pas préparé, nous lui aurions fait une concurrence déloyale lors de nos chasses ou, pire encore, nous aurions purement et simplement éliminé physiquement un concurrent dans un monde de ressources qui se raréfient.

Seulement voilà, il y a une hypothèse bien plus sympathique qui, depuis quelques années, semble de plus en plus probable : il est fort possible qu’au lieu de se faire la guerre, Homo Sapiens et Neandertal aient fait des enfants.

Comment le sait-on ? Eh bien figurez-vous que notre génome est composé de 1 à 4% d’ADN Neandertal et qu’en mettant ces fragments bout à bout, on peut retrouver un bon cinquième du patrimoine génétique de notre cousin disparu. Mieux encore, on retrouve cette part de Neandertal chez tous les Homos Sapiens modernes à l’exception de ceux d’entre nous qui descendent de familles africaines ; c’est-à-dire de cette partie de l’humanité qui n’a jamais (ou que très tardivement) quitté le berceau originel et n’a donc jamais croisé Neandertal.

Nous n’avons, bien sûr, aucune certitude en la matière mais il est très probable que ce soit à Neandertal que les asiatiques comme les européens doivent leur peaux claires, leurs cheveux fins et, d’une manière générale, une adaptation rapide et réussie aux conditions climatiques rigoureuses de nos contrées.

Un héritage de 4% d’ADN, me direz-vous, ça ne fait pas grand-chose. Sauf qu’il faut bien mesurer que quand papa Neandertal a rencontré maman Homo Sapiens, près de 500 000 années d’évolution les séparaient de telle sorte qu’ils étaient à la limite de la compatibilité biologique. Nous avons donc sans doute récupéré ce qui était utile tandis que la sélection naturelle s’est chargée de nous débarrasser de ce qui, chez notre parent Neandertal, nous faisait plus de mal que de bien.

Bref, Neandertal n’aurait pas vraiment disparu ; il aurait été comme absorbé par Homo Sapiens.

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[1] Neandertal consommait jusqu’à 5 000 calories par jours là où un mâle Homo Sapiens moyen maintient son poids avec 2 500 calories.

— Addendum – 04 septembre 2014 @ 8h55.

Je pensais pouvoir y échapper et je me suis trompé. Il va me falloir apporter quelques précisions.

1 — J’ai écrit ce papier parce que le sujet me fascine (et aussi parce que je suis tombé l’autre soir sur un documentaire qui abordait le sujet). Il n’y a pas le moindre sous-entendu derrière ces mots et épargnez-moi, de grâce, les références au « grand remplacement » et autres imbécilités racistes.

2 — Je ne suis ni généticien ni paléoanthropologue : ce papier est écrit par un amateur qui tente, autant que faire ce peu, de résumer simplement ce qu’il a compris de ce que racontent les gens qui savent de quoi ils parlent (qui ne sont d’ailleurs pas tous d’accord entre eux). Vos remarques/corrections sont les bienvenues.

3 — Sur la base de ce que j’ai lu, il semble qu’après 4 à 500 000 ans d’évolution séparée, les génomes d’Homo Sapiens et de Neandertal étaient homogènes à 99,5%. J’en conclue — peut être à tort — que c’est à peu près à partir de ce seuil qu’on peut parler d’espèces différentes (la reproduction devient périlleuse). On estime habituellement que l’espèce humaine est homogène à 99,9%.

L’exil ou la servitude

De ma naissance à l’heure où j’écris ces lignes, je n’ai pris qu’un seul et unique engagement qui soit de nature à restreindre ma liberté de façon permanente : je me suis marié dans le but de fonder une famille. Il n’y en a aucun autre. Oh, bien sûr, il m’est arrivé de prendre des engagements auprès de mes amis ou de mes collègues de travail et, comme tout homme digne de crédit, j’ai mis un point d’honneur à respecter ma parole scrupuleusement. Mais aucune de ces promesses ne m’engageait ad vitam aeternam, pour le meilleur et pour le pire et jusqu’à ce que la mort nous sépare.

Dès lors, je peux dire avec certitude que rien, absolument rien à l’exception de cet unique engagement envers ma femme et mes enfants ne m’engage moralement à abandonner ne serait-ce qu’une infime parcelle de ma liberté. Il n’y a que deux moyens d’en obtenir plus de moi : me convaincre de faire une nouvelle promesse ou me contraindre par la force.

Alors oui, je suis français et j’aime mon pays. Aussi loin que notre mémoire familiale nous porte, mes ancêtres étaient français, je suis un produit de la méritocratie républicaine de l’ouest autant que de la bourgeoisie industrielle du nord, j’aime notre langue — avec une faiblesse pour sa version XIXe —, j’aime notre histoire, j’aime l’extraordinaire variété de nos paysages et de nos traditions et j’aime, peut-être plus que tout le reste, l’idée de cette France de 1790, celle de la fête de la fédération.

Pour autant, soyez-en sûr, je place ma liberté au-dessus de mon amour pour la France. Ça ne fait, dans mon esprit, pas le moindre doute. Si mon pays devait devenir une dictature liberticide, je cesserais immédiatement d’être français. « Where liberty dwells, écrivait Benjamin Franklin, there is my country. » Je me ferais citoyen helvétique s’ils veulent bien de moi, sujet de la reine d’Angleterre ou, en espérant qu’il reste un peu de Franklin outre-Atlantique, j’irai me faire américain.

Je n’ai, au risque de me répéter, jamais rien signé de tel qu’un contrat social — contrat chimérique, d’ailleurs, dont j’ignore jusqu'aux termes — et je ne suis, dès lors, tenu par aucune promesse. La seule chose qui puisse en tenir lieu, en l’occurrence, c’est la DDHC de 1789, la base essentielle de notre Constitution, le seul texte au nom duquel vous pouvez me compter au nombre des patriotes prêts à se battre pour la République. Disons-le tout net : si je cesse d’être le citoyen d’une République fondée sur ces principes et à moins que vous ne proposiez mieux, je cesse aussitôt d’être français.

« Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même, disait Tocqueville, est fait pour servir. » Je préfère être pauvre et libre que riche à millions mais esclave. Je ne sers et ne servirais jamais que les causes que j’ai moi-même choisi et vos procès, vos reproches et vos indignations n’y changeront rien. Il est inutile de me chanter le refrain de la France éternelle — rien n’est éternel — ou d’en appeler à mes supposés devoirs envers ma race, ma classe, ma nation ou Dieu seul sait quel autre groupe fictif vous inventerez encore : je ne reconnais qu’une seule allégeance — ma femme, mes enfants ; pour le reste, je suis un homme libre.

Naturellement, il va de soi que vous reconnais le même droit. Vous voulez vous choisir un maître auquel vous confierez le soin de régler chaque détail de votre vie ? Grand bien vous fasse ! Vous voulez créer votre coopérative, votre phalanstère, votre kibboutz ? Je serais le premier à défendre votre droit de le faire ! Mais, de grâce, ne m’obligez pas à participer à vos utopies et ne m’obligez pas à subir les conséquences de vos choix. Pouvez-vous faire ça ? Pouvez-vous admettre que mes choix soient différents des vôtres et me laisser vivre selon mes propres aspirations ?

Parce que si vous êtes incapables d’admettre cette simple idée et si vous refusez d’en faire, comme moi, le principe essentiel qui doit fonder notre vie en commun, alors, vous exercez sur moi un chantage qui peut se résumer en une alternative : obéir ou partir. Très concrètement, vous m’imposez de choisir entre ma liberté et le simple fait de vivre dans le pays de mes ancêtres, le pays où je suis né, ce pays — je l’ai dis — que je ne pourrais quitter que la mort dans l’âme. C’est un racket des plus odieux mais n’ayez pas le moindre doute : je partirai parce que je préfère mille fois l’exil à la servitude mais je partirai en vous maudissant et vous pourrez, à compter de ce funeste jour, me compter au nombre de vos ennemis les plus implacables.

La stratégie du parasite

Le socialisme, entendu comme un modèle de société fondé sur la propriété collective des moyens de production et la planification centralisée de l’économie, est mort en 1989. C’est, très symboliquement, quand le mur de Berlin s’est effondré et qu’on a pu comparer objectivement les résultats obtenus de part et d’autre du rideau de fer qu’il est devenu absolument impossible de nier l’évidence.

Comme tous les partisans de l’hypothèse socialiste, Robert Heilbroner n’aura pas d’autre choix que de reconnaitre que « le capitalisme organise les affaires matérielles de l’humanité de manière plus satisfaisante que le socialisme » [1] et, incidemment, que « Mises avait raison » [2].

C’est la fin du plus grand débat intellectuel du XXe siècle et il s’achève par la victoire incontestable de celui qui l’avait initié dès 1920 [3] : malgré les moyens colossaux mis en œuvre pendant près de huit décennies, malgré les contributions théoriques — souvent remarquables — de celles et ceux qui croyaient dur comme fer que la planification était possible, le socialisme a été un échec partout où il a été tenté.

Et donc, l’hypothèse socialiste est morte depuis maintenant un quart de siècle.

Bien sûr, dans le monde des idées une résurrection est toujours possible mais, dans l’état actuel des choses, (i) il n’existe pratiquement plus aucune économie socialiste et (ii) personne — à ma connaissance — ne propose d’abandonner l’économie de marché pour la remplacer par une économie planifiée.

Laissez-moi insister sur ce point : même en France, il n’existe à ma connaissance pas une seule formation politique qui propose sérieusement de remplacer le capitalisme et l’économie de marché par une économie de type socialiste. La « planification stratégique de la réindustralisation » du Front National ou la « planification écologique » du Front de Gauche ne sont, ni l’une ni l’autre, des héritières du Gosplan : ce sont, tout au plus, de vagues projets dirigistes qui n’entretiennent pas d’autre rapport avec ce qui a été mis en œuvre en ex-URSS que leur nom.

Il n’y a plus de plan. Celles et ceux d’entre nous qui vouent le capitalisme et le marché aux gémonies à longueur de colonnes et de discours politiques n’ont pas la moindre alternative à proposer. Tous s’accordent à accuser le capitalisme et le marché de tous les maux ; tous jurent qu’ils veulent changer de système, « remettre l’économie au service de l’Homme », « sauver la planète », « démondialiser », « réindustrialiser »… mais pas un seul d’entre eux ne propose une organisation économique qui ne soit pas capitaliste et fondée sur le marché.

Leur programme tient en un mot : c’est du parasitisme. C’est un projet dans lequel l’hôte, une économie de marché capitaliste, génère les richesses et l’abondance qui permet à son parasite, un État-providence hypertrophié, de prospérer. Voilà leur seul plan. Jean-Luc Mélenchon n’est pas plus socialiste que Marine le Pen : l’un comme l’autre veulent des taxes, des impôts et des prélèvements pour nourrir leur parasite via toujours plus de redistribution, d’emplois publics fictifs et de subventions.

Or voilà, la règle de survie d’un parasite au sens biologique du terme est extrêmement simple : il faut prélever suffisamment pour vivre mais pas au point de tuer l’hôte. Ce n’est pas le socialisme — et encore moins le communisme — qui est en train de ronger nos économies et que nous devons craindre : c’est un parasite qui, à force de s’engraisser devient un prédateur et va finir par nous emporter avec lui dans un processus d’extinction typiquement darwinien.

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[1] Robert Heilbroner, The triumph of capitalism, dans The New Yorker (23 janvier 1989).
[2] Robert Heilbroner, After Communism dans The New Yorker (10 septembre 1990).
[3] Ludwig von Mises, Die Wirtschaftsrechnung im sozialistischen Gemeinwesen dans Archiv für Sozialwissenschaften, vol. 47 (1920) ; une traduction en français est disponible ici.

Le sophisme du nirvana

Séparez un pays culturellement, économiquement et ethniquement homogène en deux. À l’est, mettez en place une organisation de type socialiste, à l’ouest laissez se développer un système capitaliste et au milieu construisez un mur imperméable avec barbelés, miradors et mitrailleuses. Laissez mijoter quarante ans et constatez le résultat.

Bien sûr, si vous êtes socialistes, vous trouverez une foule d’excuses et d’éléments contextuels qui permettent d’expliquer l’état de délabrement de l’est et la prospérité de l’ouest. De la même manière, si nous devions répéter la même expérience en séparant le nord socialiste du sud capitaliste avec une DMZ au milieu, vous évoquerez encore la personnalité des dirigeants (il a bon dos Staline !), le temps qu’il fait, le contenu du sous-sol, l’impérialisme américain — que sais-je encore ? — bref, tout sauf la nature des régimes de chaque côté de la frontière.

Si vous êtes socialiste, vous cultivez le sophisme du nirvana : vous comparez les défauts réels ou présumés du capitalisme [1] avec un système idéalisé, présumé parfaitement fonctionnel et exempt des dérives constatées dans toutes les expériences collectivistes menées à ce jour. Naturellement, vous en concluez que le nirvana est une solution infiniment préférable à l’état actuel du monde. C’est un pur sophisme.

Depuis la nuit des temps et pour paraphraser Karl Popper, ceux qui nous vendent le nirvana n’ont jamais rien produit d’autre que des enfers. Malgré les efforts remarquables et la bonne volonté évidente des plus grands penseurs du socialisme réel — je pense notamment à Oskar Lange — c’est un fait auquel personne ne peut échapper. Même au sein des régimes les plus collectivistes et les plus répressifs — voir, par exemple, l’accord secret des fermiers de Xiaogang — le seul mode d’organisation économique qui ait produit des résultats satisfaisants était fondé sur la propriété privée et le marché libre.

La réalité concrète des choses c’est que toutes les expériences de planification économique ont été des échecs qui n’ont abouti qu’à deux types de résultats : l’effondrement pur et simple du système ou la mise en place d’un régime totalitaire destiné à l’imposer à une population qui n’en veut plus. Trouvez ne serait-ce qu’un seul contre-exemple ! Dans la vraie vie, jusqu’à preuve du contraire, le « capitalisme a été un succès aussi incontestable que le socialisme a été un échec » [2].

Dès lors, messieurs les socialistes, épargnez-nous vos beaux discours, vos envolées lyriques et vos promesses de lendemains qui chantent : si vous voulez « changer la vie », il va falloir nous expliquer précisément comment et nous démontrer pourquoi les mêmes causes ne produiront pas, cette fois-ci, les mêmes effets. Étant donnés les résultats obtenus par le socialisme jusqu’ici, il va vous falloir être particulièrement convainquant.

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[1] Lesquels sont, la plupart du temps, les conséquences directes d’interventions de la chose publique mais laissons cela…
[2] Robert Heilbroner & Irving Howe, The World After Communism: An Exchange, dans Dissent Magazine (numéro d’automne 1990).

La première victime des guerres

Si vous êtes arrivés jusqu’ici, c’est probablement après avoir lu ce tweet :

Le tweet dit : « Enfants syriens réfugiés au Liban parce qu’ils sont chrétiens. »

Bien sûr, nous sommes tous concernés par le sort de ces enfants. D’abord parce que — précisément — ce sont des enfants puis, parce qu’ils sont victimes d’une discrimination religieuse qui nous est insupportable et enfin parce que, disons les choses comme elles sont, ces gosses ont des gueules d’anges.

Ceci étant dit, je vous invite à vous poser une simple question : qu’est-ce qui vous amène à croire que ces gamins sont syriens, chrétiens, réfugiés et que cette photo a bien été prise au Liban ? Quelle est votre source ? Moi ? Me connaissez-vous seulement ? Suis-je une source digne de confiance ? Et quand bien même, qu’est-ce qui vous prouve que je n’ai pas moi-même été abusé par quelqu’un d’autre ?

Le moment est bien choisi pour vous présenter mes plus plates excuses : ce tweet est un fake.

Oh, oui, c’est un fake bénin. C’est enfants sont bien des réfugiés et des centaines de milliers de chrétiens syriens se sont effectivement réfugiés au Liban ces dernières semaines. Seulement, ces adorables gosses ne sont pas chrétiens mais musulmans et leurs familles n’ont pas fuit l’ISIS en Syrie mais des bouddhistes (oui, vous avez bien lu) en Birmanie. Cette photo a été prise par No_Direction_Home au Bangladesh, elle date de 2012 et ces gosses sont des rohingyas.

La première victime des guerres, c’est la vérité. Parce que, comme la plupart de mes followers sur Twitter, vous êtes sensible au sort des chrétiens irakiens et syriens, vous avez pris ce tweet pour argent comptant et peut-être même l’avez-vous relayé avant de lire ce texte. C’est ce qu’on appelle un biais de confirmation : vous vous sentez a priori proches de ces pauvres gens, vous détestez a priori les fanatiques de l’ISIS et donc, vous avez spontanément fait confiance à mon tweet. C’est aussi simple et terriblement efficace que ça.

J’écris « terriblement » parce qu’en l’occurrence, c’est un tout petit mensonge. Un mensonge qui ne prête pas à conséquence. Ces enfants sont bien des réfugiés et les chrétiens de Syries ont bien été obligés de fuir au Liban : je n’ai fait qu’illustrer un fait réel par une photo hors de son véritable contexte ; après tout, ces gamins pourraient tout à fait être syriens et chrétiens. Si j’écris « terriblement », c’est parce que ces jours-ci, le même genre de technique est utilisé massivement pour nous faire croire n’importe quoi.

Ça se passe absolument partout et, en particulier, sur les réseaux sociaux. Nous sommes littéralement bombardés de photos sorties de leur contexte, de faux comptes et d’informations biaisés quand elles ne sont pas purement et simplement mensongères.

Tenez par exemple, peut-être avez-vous vu cette vidéo dans laquelle les sous-titres nous affirment que les manifestants pro-palestiniens du 13 juillet à Paris ont crié « mort aux juifs » (vers 1’55) et « un juif, des juifs sont tous de terroristes » (vers 2’24). Écoutez bien : ce n’est pas « mort aux juifs » qu’ils disent mais « Hollande complice » ; ce n’est pas « un juif, des juifs sont tous de terroristes » qu’ils chantent mais « sionistes, fascistes, c’est vous les terroristes ». Propagande !

Une autre : cette vidéo supposée nous prouver que les incidents de la rue de la Roquette ont été provoqués par la Ligue de défense juive (LDJ). Avez-vous pris le temps de repérer ces évènements sur un plan de Paris ? Avez-vous essayé de croiser ces images avec les différents témoignages des deux bords ? Non ? Je l’ai fait et je puis vous assurer, sans aucun doute possible, que cette vidéo ne démontre absolument rien et notamment pas que la LDJ ait quoi que ce soit à se reprocher. Propagande !

Entendez-moi bien : que les manifestations « pro-Gaza » soient, au même titre que les « Manifs pour tous », des auberges espagnoles qui charrient avec elles leur lot d’excités qui ne rêvent que de « casser du juif » ne fait aucun doute dans mon esprit. De la même manière, je n’ai aucune sympathie pour la LDJ et je suis même assez convaincu qu’un certain nombre d’entre eux ont sciemment provoqué des pro-palestiniens ; mettant par la même occasion des membres de leur propre communauté en danger. Le fait est que ces vidéos qui ont fait trois fois le tour du web francophone ne prouvent rien : elles sont sorties de leur contexte et manifestement exploitées afin de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

C’est la propagande de notre temps et il va falloir nous y habituer, développer des réflexes pour la neutraliser. Vérifiez tout, sélectionnez vos sources, croisez les informations, abstenez-vous au moindre doute et méfiez-vous comme de la peste du biais de confirmation.

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PS : Exemple concret (juste pour rire) :

Depuis quelques jours, toute la fachosphère prend un malin plaisir à retwetter ceci :

Sauf que voilà, cette photo n’a pas été prise à Créteil. Elle n’a d’ailleurs même pas été prise en France mais à Abidjan (même si, manifestement, les participants ne sont pas tout à fait d’accord sur le quartier).

Dépêchez-vous pour assister à cette énième séance d’auto-ridiculisation publique, ils sont déjà en train d’effacer les traces (en en oubliant la moitié).

(Accessoirement, la piscine du lac de Créteil, ça ressemble plutôt à ça.)

Lève-toi et parle !

Cher musulman,

Je ne suis certes pas le premier non-musulman à me fendre d’une lettre ouverte qui t’est adressée. J’en ai bien conscience et je devine que cette mode t’irrite au moins un peu. Pourtant, je te prie de bien vouloir t’armer de patience parce que ce que j’ai à te dire est vraiment important et il me semble que ça n’a pas encore été dit.

Je suis un occidental. Le terme est vague et, bien sûr, recouvre un très grand nombre de réalités différentes mais il est suffisamment précis pour mon propos. Par « occidental » j’entends un de ces peuples qui, il y a quelques siècles déjà, a décidé de se défaire du pouvoir arbitraire des rois et, par la même occasion, de reléguer les religions à la stricte sphère privée. Nous avons, dit-on en terre chrétienne, séparé l’Église de l’État. C’est ce que l’on appelle communément le modèle occidental qui, à vrai dire, n’est pas plus occidental qu’oriental mais peu importe : c’est notre culture, notre manière de concevoir la vie en société, le rôle de l’État et celui des religions ; nous l’avons conquis de haute lutte et nous y sommes très attachés.

Or voilà que, depuis quelques temps, nous recevons de ce que je vais appeler maladroitement le monde arabo-musulman des messages très inquiétants. Ce sont des messages de haine. Ce sont des messages de guerre. Depuis ce sinistre jour de septembre 2001, nous avons découvert avec horreur la signification de ce qu’une partie des musulmans appellent le djihad. Depuis maintenant plus de dix années, nous voyons défiler sur nos écrans les images insoutenables des sociétés dominées par la charia. Depuis une décennie entière, nous entendons des gens qui se déclarent musulmans et qui nous avertissent que, pour reprendre les termes de l’un d’entre eux, « le jihad ne s’arrêtera que quand le drapeau de l’Islam flottera sur le balcon de l’Élysée et de la Maison Blanche ».

Je sais ce que tu vas me répondre. Tu vas me dire que les djihadistes d’Al-Qaïda, d’Al-Nusra et de l’ISIS ne sont pas représentatifs de l’ensemble des musulmans. Tu vas me dire que ce sont des groupuscules de fanatiques qui dévoient le message de l’Islam et que leurs premières victimes sont, bien souvent, tes frères musulmans. Je sais cela ou, pour être tout à fait honnête, je crois que je sais. C’est justement le message que je veux te faire passer : la plupart d’entre nous, occidentaux, ne comprenons absolument rien à l’Islam et au monde arabo-musulman en général.

Et pourtant, crois-moi, ce n’est pas faute d’avoir essayé. J’ai lu le Coran, j’ai épluché des centaines d’articles écris par des experts occidentaux comme par des musulmans, j’ai saisi chaque occasion qui se présentait d’en parler à ceux de mes amis qui partagent ta religion. J’ai vraiment essayé de comprendre, de faire preuve de subtilité et d’ouverture d’esprit et devines quoi ? Juste au moment où j’ai été pleinement convaincu que les djihadistes n’étaient qu’une infime minorité et que l’immense majorité des musulmans n’aspirent qu’à vivre dans un monde de paix et de tolérance, il s’est trouvé une demi-douzaine d’experts, de docteurs de la foi et même un premier ministre turc pour m’affirmer que l’Islam modéré n’existe pas et que le devoir de tout musulman était de mener le jihad jusqu’à l’instauration d’un califat mondial.

Bref, nous ne comprenons rien. Imagine-toi que, pour la plupart des occidentaux, un kabyle est un arabe au même titre qu’un kurde. Imagine-toi que, pour nous, les différences qui existent entre sunnisme, chiisme et soufisme relèvent de subtilités qui nous échappent complètement. Imagine ma stupeur quand j’ai appris que l’ISIS avait dynamité la mosquée construite sur la tombe de Jonas à Mossoul ! Des musulmans qui font sauter les lieux-saints de l’Islam ? Quoi ? Faut-il que nous lisions aussi tous les hadiths pour comprendre ce que l’Islam est ou n’est pas ?

Voilà notre problème : l’immense majorité des occidentaux ne se donneront pas cette peine. Ils vont se contenter de visionner ad nauseam les vidéos de décapitations, de pendaisons et d’exécutions sommaires qui circulent sur Internet. Ils vont se contenter de regarder avec stupeur le drapeau du djihad flotter au-dessus de la place de la Bastille. Ils vont se contenter de relayer les nouvelles, vraies ou fausses, qui nous apprennent que les intégristes recrutent dans nos banlieues, que l’ISIS a décidé d’exciser toutes les femmes d’Irak et de Syrie et qu’il n’y a désormais plus de communauté chrétienne à Mossoul. Imagines-tu ce que de telles informations produisent dans l’esprit d’occidentaux qui, encore une fois, ne comprennent pas ton monde ?

Étymologiquement, le mot islamophobie signifie « la peur de l’Islam ». Crois-moi, rien ne saurait être plus faux ; ce n’est pas de la peur que je vois autour de moi : c’est de la haine, une haine féroce qui s’exprime désormais au grand jour, une haine qui ne vise pas les seuls djihadistes mais tous les musulmans. Partout dans notre monde occidental, l’image des musulmans se dégrade à vue d’œil : les enquêtes d’opinion, les bulletins dans les urnes, les discussions entre amis — et je te passe les commentaires sur Internet — pointent tous dans la même direction.

Les fondamentalistes croient, manifestement, que nos mœurs pacifistes, nos libertés civiles et nos scrupules font de nous des adversaires faciles. C’est une terrible erreur. Ces choses-là ne tiennent que tant l’opinion du plus grand nombre refuse l’usage de la violence. Or, pour toutes les raisons évoquées plus haut, cette opinion évolue et elle évolue vite. Faut-il rappeler que ce sont des démocraties — nos démocraties — qui ont bombardé Dresde et Hiroshima ? Souhaites-tu vraiment mourir en martyr et faire de moi un assassin ? Éviter que de telles horreurs se reproduisent ne mérite-t-il pas que nous prenions, toi et moi, quelques risques personnels ?

Car c’est bien de ça donc il est question n’est-ce-pas ? Prendre un risque personnel. Beaucoup de mes amis vont me reprocher ces quelques mots. Jusque dans ma propre famille et à mon plus grand regret je ne compte plus ceux qui ne voient plus dans l’Islam qu’un ennemi irréconciliable, une menace qu’il faut écarter par tous les moyens. On va me reprocher cet article et, sans doute, te reprochera-t-on de dénoncer les intégristes et de refuser publiquement cette escalade mortifère. Mais tu dois le faire. Je sais que c’est difficile mais pense à Dalia Al Aqidi, cette journaliste irakienne et musulmane, qui présente désormais son journal télévisé avec une croix autour du cou en signe de soutien aux chrétiens de Mossoul. Elle — admirable femme ! — risque sa vie.

Voilà, si j’ai pris la liberté de t’écrire aujourd’hui et de te tutoyer, c’est qu’en m’adressant à toi, ami musulman que je ne connais pas, je m’adresse aussi à ceux de mes amis qui partagent ta religion. Ce sont des gens biens, des hommes et de femmes de bonne volonté qui, par des détours qui leurs sont propres, ont trouvé le moyen de concilier leur foi avec notre modèle occidental et je suis absolument certain qu’ils ne sont pas des exceptions. Je sais que tu existes, je sais que tu m’entends : nous devons, toi et moi, refuser le piège dans lequel sont en train de nous enfermer les fanatiques qui sévissent au nom de l’Islam.

Maintenant plus que jamais, lève-toi et parle !

Protectionnisme culturel

Il faut, comme le soulignent très justement Elisabeth et Gil, rendre hommage à l’âge d’or de Montparnasse, ces années folles durant lesquelles Paris fût, l’espace d’un trop bref instant, la capitale mondiale de la culture. C’était, nous dit-on, avant que l’art ne soit rattrapé par la « mondialisation marchande », qu’il soit « délivré de tout ancrage national » et qu’il s’adapte au goût de l’élite hors-sol. C’était l’époque bénie, donc, où le génie français bien de chez nous rayonnait sur le monde des arts.

Jugez du peu : durant ces années 1920, à Montparnasse, on croisait l’élite de la peinture française avec Pablo Picasso, qui fût l’un des premiers à s’y installer, mais aussi ses compatriotes Salvador Dalí, Joan Miró, Juan Gris, Pablo Gargallo ou Julio González. Avec un peu de chance, vous pouviez aussi rencontrer Ossip Zadkine, Marc Chagall, Chaïm Soutine, Michel Kikoine ou Pinchus Kremegne ; tous originaire de l’actuelle Biélorussie. Il y avait aussi des russes comme Marie Vassilieff, Grégoire Krug et Léonide Ouspensky, des polonais (Moïse Kisling), des lituaniens (Jacques Lipchitz), des roumains (Constantin Brâncuși), des bulgares (Jules Pascin), des suisses (Blaise Cendrars et Alberto Giacometti), des italiens (Amedeo Modigliani), des britanniques (Ford Madox Ford et Nina Hamnett), des irlandais (James Joyce), des autrichiens (Wolfgang Paalen), une bordée d’américains (Ezra Pound, Henry Miller, Man Ray, Gertrude Stein, Edith Wharton et même, brièvement, Ernest Hemingway), des mexicains (Diego Rivera) et même un japonais (Tsugouharu Foujita).

Cette liste non-exhaustive que je vous laisserai compléter à votre guise prouve, je crois, de manière tout à fait concluante que le Paris des années folles était bien un produit culturel on ne peut plus français — du vrai mâde in France à marinière. Dès lors, nous conviendrons tous ensemble que le seul moyen de ressusciter cette époque bénie consiste à l’arracher des griffes de l’élite apatride et mondialisée qui l’a marchandisée : fermons nos frontières, subventionnons l'art français et boutons les envahisseurs hors de France.

The hard limit to communism

“All the believers were one in heart and mind. No one claimed that any of their possessions was their own, but they shared everything they had.”
— Acts 4:32

A communist society would be a community where all members agree on two basic rules: first, anybody able to work would voluntarily do its best to produce goods and services for the community and second, all members of the society would adopt a frugal lifestyle, consuming only what they really need. In such a society, private property — of the means of production and even of everything else — is pointless and you therefore don’t need markets or money. But the most important feature of communism, the key aspect that distinguish it from socialism is that such a society would be based on voluntarism. Communism is a stateless society where social cooperation is neither driven by individual interests nor by state coercion but by a common will to contribute to the well-being of the overall community.

To be sure, the Soviet Union has never, at any point of its history, been a communist society. It was the Union of Soviet Socialist Republics, a system that was entirely based on state coercion. In the original Marxist project, socialism and the dictatorship of the proletariat was the intermediate phase between capitalism and communism. Communism was the final destination — at least officially — and socialism was the way to get there. But as a matter of fact, former USSR just like all the attempts to build a communist society remained stuck in the inferior phase of the process: brutal, totalitarian, socialist regimes. Rewording Trotsky’s famous analogy, the chrysalis never turned into a butterfly.

But does that really mean that communism, as they say, has never been tried? Certainly not: communism or, at least, some form of communism have been tried since the early childhood of human societies, it still exists today and, as far as I know, it seems to be working fairly well… but only on small scale. One of the very best example I could come up with are hutterite colonies. Save for the religious aspect (I know, I know…), these people live under communism or, at least, something very close to communism. They own virtually everything in common, they only use money to trade with the outside — capitalist — world and community management is ensured by three elected leaders. And guess what? Some of these communities in North America have worked that way for more than a century and they are flourishing!

So what’s happening there? Why don’t we have any example of workable, large-scale communist societies while smaller communities seems to live and flourish that way?

Well, here is what I think: when you build a communist society, you have to find a way to coordinate everybody’s efforts without using individual incentives and with a minimum of coercion. That is, you must define common objectives — should we make pencils or not? — and make sure nobody will try to free-ride the rest of the community — working less than they could or consuming more than they need. Well this is far from being easy and I think that the most efficient way to achieve this — and maybe the only way — is to make sure that everybody in the community knows everybody. That is, a workable communist society should be based on a close-knit network of personal relationships.

The thing is there is a hard limit to the size of such communities. It’s called Dunbar’s number.

The number is named after Robin Dunbar, a British anthropologist, who once had the strange idea to compare primate brain size (e.g. the relative neocortex size) with average social group size and found a surprisingly robust correlation. When Dunbar extrapolated that relationship to homo sapiens, he found that the upper bound of a human group in which stable inter-personal relationships might be maintained should be close to 150. It’s a biological limit.

One way to restate Dunbar’s founding is to say that above 150 people, the coordination of a human group may not rely on personal relationships: you need to find more scalable solutions. While the British anthropologist focused on the role of language — which reduces the amount of work necessary for social grooming — to explain the gigantic size of modern days human societies, I think there is a much more straightforward explanation: we have created social organizations that simply do not rely on inter-personal relationships. There are basically two models: the coercive system (socialism) where coordination is enforced by a central body (the Gosplan) and the free market where coordination relies on the price system.

The more I think about it, the more I’m convinced that’s the trick: communism is possible and may even be a highly functional system but only for small communities. As far as I know, every single communist experiment that involved more than 150 people — such as the Owenite communities — failed miserably (despites Owen’s efforts, the New Harmony experiment only lasted two years). It just cannot work because the “New Man” needed to achieve communism must not only forget his bourgeois reflexes: he also must increase his neocortical processing capacity.

Now you might wonder how Hutterites managed to maintain their social organization while their population was growing. Well that simple: whenever a colony reaches around 150 people, it splits and forms two sister colonies.

La loi de 1973

Merci de ne pas reproduire ce papier sans mon accord.
2014-07-09 10:05 : C'est bon, vous pouvez publier.

« Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France. »
— Article 25 de la loi 73-7 du 3 janvier 1973

Les détracteurs de la loi expliquent à qui veux bien l’entendre que c’est par cet article que le gouvernement — Giscard, Pompidou — a interdit au Trésor d’emprunter de l’argent à la Banque de France et, partant, a créé les conditions de notre dette publique actuelle. Je ne reviendrai pas sur le ridicule achevé des théories du complot en général et me contenterai d’un argument factuel et documenté. En résumé, tout ce que racontent les détracteurs de cette loi est faux.

Primo, cet article n’est pas d’origine gouvernementale. Il a été introduit à l’initiative du rapporteur général de la commission des finances du Sénat [1] puis rédigé dans sa forme définitive et institué comme un article à part entière lors de l’examen du projet de loi à l’Assemblée nationale [2]. Jean Taittinger, secrétaire d’État au budget qui représente le gouvernement au Sénat comme à l’Assemblée se contente de ne pas s’y opposer [1, 2, 3].

Deuxio, cet article n’introduit rien de nouveau : l’interdiction qui est faite au Trésor de présenter ses propres bons à l’escompte de la Banque de France est un principe déjà communément admis de tous. Le législateur estimait que c’était une « sage précaution » afin d’interdire au Trésor de « tourner la législation sur les émissions de monnaie ou de quasi-monnaie » [1]. De fait, une disposition similaire est déjà présente dans la loi du 24 juillet 1936 [4].

Tercio et c’est le plus important, si le Trésor ne peut effectivement pas présenter ses effets à l’escompte de la Banque de France, il peut en revanche obtenir des avances et des prêts. C’est l’objet de l’article 19 de la loi de 1973 [5] qui précise que les modalités de ces prêts et avances feraient l’objet de « conventions passées entre le ministre de l’économie et des finances et le gouverneur » et que ces conventions devaient être « approuvées par le Parlement » (ce qui était d’ailleurs l’usage).

De fait, la convention du 17 septembre 1973, passée entre le ministre de l’économie et des finances (Valéry Giscard d’Estaing) et le gouverneur de la Banque de France (Olivier Wormser) et approuvée par la loi 73-1121 du 21 décembre 1973 [6] fixe les modalités des concours de trésorerie apportés par la banque centrale au Trésor : ce dernier peut emprunter jusqu’à 20,5 milliards de francs dont 10,5 milliards gratuitement et 10 milliards sur lesquels il paiera des intérêt très faibles [7]. L’article 5 de la loi prévoit que ces plafonds puissent évoluer selon une règle relativement complexe que je renonce à expliquer ici. Toujours est-il que la loi de 1973 n’interdit absolument pas au Trésor de se financer gratuitement ou quasi-gratuitement auprès de la Banque de France.

Mais à quoi correspond ce montant ? Pourquoi limiter les prêts de la banque centrale au Trésor à 20,5 milliards de francs ? La réponse est extrêmement simple : c’est tout simplement l’officialisation de ce qui existait avant. C’est ainsi que le rapporteur général le présente [8] et c’est effectivement la conclusion à laquelle on arrive en étudiant les séries historiques [9] : la loi de 1973 n’a fait que codifier, simplifier et officialiser une situation existante.

C’est l’essence et la raison d’être de cette loi : mettre au propre les statuts et le mode de fonctionnement de la banque centrale et, notamment, remplacer les bricolages opaques grâce auxquels le Trésor parvenait à s’endetter plus que ce qu’il devait auprès de la Banque de France [10] par un mécanisme officiel, transparent et sous contrôle parlementaire. L’idée selon laquelle elle aurait interdit ou même restreint la capacité de l’État à faire appel à sa banque centrale pour financer ses déficits est au mieux une erreur, au pire un mensonge pur et simple.

Ce qui s’est passé, très simplement, c’est qu’à partir de la relance de Chirac en 1975 et tout au long des quarante exercices budgétaires qui ont suivis, tous nos gouvernements, de droite comme de gauche, ont systématiquement voté des budgets déficitaires. Les dettes ce sont accumulées et, l’inflation aidant, le plafond fixé par la loi de 1973 est vite devenu dérisoire au regard des sommes en jeu. Aujourd’hui encore, ceux-là mêmes qui dénoncent la « dette illégitime » sont les premiers à rejeter tout retour à l’équilibre (sans même parler d’excédents !).

L’ironie de cette histoire est double. D’abord, il est pour le moins piquant de voir de prétendus gaullistes dénoncer ce complot chimérique alors que s’il y a eu complot, le comploteur en chef c’était de Gaulle lui-même. Dès son retour au pouvoir en 1958, la position du général était on ne peut plus clair : rembourser la dette, mettre fin aux politiques inflationnistes et créer un franc fort (le nouveau franc) pour acter le tout. En effet, si la Banque de France finançait environ 28% de la dette publique au cours des années 1950, ce chiffre chute à 16% entre 1960 et 1973 [9] : c’est donc bien Charles de Gaulle qui a poussé le Trésor à s’endetter sur les marchés.

Enfin, deuxième ironie, je ne doute pas un instant que ces quelques mots seront balayés d’un revers de main dédaigneux par tous ceux que Dupont Aignan, le Pen et Mélenchon ont déjà convaincu. C’est une manifestation de ce que j’appelle la loi de Brandoloni : « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter une connerie est un ordre de grandeur plus importante que celle utilisée pour la produire ». Les théories du complot ont ceci de doublement terrible qu’elles sont extrêmement faciles à élaborer et à colporter mais presqu’impossibles à réfuter totalement.

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[1] M. Yvon Coudé du Foresto propose cet amendement le 14 décembre 1972 (voir page 10, Article 29).
[2] Par M. Jean Capelle, le 18 décembre 1972 (voir page 4, « Après l’article 24 »).
[3] Le lecteur peut se référer à l’excellent résumé de Magali Pernin et Lior Chamla, Idées reçues sur la loi du 3 janvier 1973, dite « loi Rothschild » sur Contrepoints.
[4] Voir page 209, article 13.
[5] Le texte intégral est disponible sur Légifrance.
[6] Le fac-similé est ici.
[7] En l’occurrence, le « taux le plus bas pratiqué par la banque à l’occasion de ses interventions les plus récentes, au jour le jour ou à très court terme, sur le marché monétaire » (voir note précédente).
[8] Assemblée nationale, séance du 12 décembre 1973, (page 37).
[9] Éric Monnet, Politique monétaire et politique du crédit en France pendant les Trente Glorieuses, 1945-1973, thèse de doctorat, EHESS, page 155 et suivantes.
[10] La situation qui prévalait avant la loi de 1973 était codifiée par la loi du 28 décembre 1959, signée de la main même du général de Gaulle, au titre de laquelle les prêts et avances de la Banque de France au Trésor étaient limitées à 11,5 milliards de nouveaux francs.

Brandolini’s law

Over the last few weeks, this picture has been circulating on the Internet. According to RationalWiki, that sentence must be attributed to Alberto Brandolini, an Italian independent software development consultant [1]. I’ve checked with Alberto and, unless someone else claims paternity of this absolutely brilliant statement, it seems that he actually is the original author. Here is what seems to be the very first appearance of what must, from now on, be known as the Brandolini’s law (or, as Alberto suggests, the Bullshit Asymmetry Principle):

To be sure, a number of people have made similar statements. Ironically, it seems that the “a lie can travel halfway around the world while the truth is still putting on its shoes” quote isn’t from Mark Twain but a slightly modified version of Charles Spurgeon’s “a lie will go round the world while truth is pulling its boots on” (1859) which, in turn, might be inspired by Jonathan Swift’s “falsehood flies, and the truth comes limping after it” (1710). Always according to RationalWiki, the concept may also refer to the teoria della montagna di merda (“the Bullshit Mountain Theory”) as postulated by Uriel Fanelli, another Italian.

Anyway, there are a number of reasons to credit Brandolini and, apart from the overwhelmingly elegant formulation, the fact it’s not that much about the speed of dissemination of bullshit but rather about the inherent difficulty to refute bullshit. There are plenty of examples ranging from the “Friedman was Pinochet’s mentor” story to the infamous “loi de 1973” in France [2].

So, from now on, I’ll refer to the Brandolini’s law (a.k.a. the Bullshit Asymmetry Principle) which states that:
The amount of energy needed to refute bullshit is an order of magnitude bigger than to produce it.

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[1] It’s actually Alberto on the picture. It was taken at XP2014 on May 30th, 2014.
[2] A conspiracy theory developed by far-right/left politicians in France over the last years.

Histoire ridicule

Je vais vous raconter une histoire ridicule.

C’est l’histoire d’un ministre de l’économie notoirement connu pour être opposé à toute réduction de la dépense publique et être un farouche partisan des grandes politiques d’investissement public — un keynésien pour faire simple — qui décide un beau jour de créer un « conseil indépendant pour la croissance et le plein-emploi » qui devra, selon les éléments de langage du ministre, « alimenter le débat sur les politiques économiques menées ».

Le conseil indépendant est composé de cinq économistes : on y trouve Jean-Paul Fitoussi qui est keynésien, Joseph Stiglitz qui est keynésien, Peter Bofinger qui est keynésien, Enrico Giovannini qui est keynésien et Philippe Martin (celui de Science-Po) qui est aussi keynésien. Très vite, le conseil publie un « avis très critique envers les politiques d’austérité en Europe » et plaide « pour une relance des investissements. »

Je vous avais prévenu, cette histoire est ridicule.

Évidemment, si vous mettez cinq keynésiens autour d’une table en pleine récession et si vous leur demandez ce qu’il faut faire, ils vont tous vous dire qu’il faut augmenter le déficit et procéder à de grands investissement publics. Personne de raisonnablement sensé n’a besoin d’appeler ça un « conseil », il est inutile d’organiser la moindre réunion et il ne sert à rien d’écrire un rapport : la réponse, on la connait déjà.

Cette histoire est grotesque. Quel ministre serait assez stupide pour se livrer à une pareille mascarade ? Intellectuellement, ça ne servirait à rien. Politiquement, c’est cousu de fil blanc. Médiatiquement, ça a toutes les chances d’être un pétard mouillé.

Non vraiment, cette histoire est ridicule.

La loi de 1973, shorter

Lors d’un épisode précédent, j’évoquais le prodigieux pouvoir de nuisance de l’idée selon laquelle la loi n°73-7 du 3 janvier 1973 serait à l’origine de notre dette publique. Un certain nombre de lecteurs m’ont reproché de ne pas expliquer pourquoi. Ce n’était pas directement le sujet du papier mais la question est légitime : je vais donc essayer de vous résumer ça en aussi peu de mots que possible.

La théorie de ceux qui dénoncent cette loi peut se résumer comme suit : « avant, l’État se finançait gratuitement auprès de la Banque de France mais la loi de 1973, en interdisant cette pratique, l’a obligé à avoir recours aux marchés financiers. » En deux points :

1 — L’État avait bel et bien une dette financière avant 1973 et la Banque de France n’en finançait qu’une partie — dont la moitié seulement était effectivement gratuite. Durant les années 1950, les concours de la banque centrale au Trésor représentaient environ 28% de la dette ; avec le retour de Charles de Gaulle et la création du nouveau franc, ce chiffre chutera à 16% en moyenne de 1960 à 1973. C’est donc le général, qui avait fait de la lutte contre l’inflation l’un de ces principaux chevaux de bataille, qui va cadrer les relations du Trésor avec la Banque de France, forçant ainsi le premier à avoir de plus en plus recours aux marchés financiers.

2 — Par ailleurs, la loi de 1973 n’interdit absolument pas à l’État de s’endetter auprès de sa banque centrale. Elle ne fait qu’imposer de la transparence dans les relations entre la Banque de France et le Trésor et, partant, donner au parlement le moyen de plafonner les avances de la première au second. En 1973, ce plafond est fixé à 20,5 milliards de francs : c’est nettement plus que ce que qui avait cours avant que la loi ne soit votée. Si l’inflation des années 1970 va rapidement rendre ce seuil contraignant pour le Trésor (qui demandera plusieurs fois à ce qu’il soit relevé), l’interdiction formelle ne viendra qu’avec le traité de Maastricht en 1993.

Voilà, je ne crois pas pouvoir faire plus court. L’idée selon laquelle un certain nombre de nos dirigeants auraient, au moyen de cette loi, « vendus les intérêts de la France aux marché financiers » est une fumisterie. Ce n’est pas vrai. Tout simplement.

La bonne finance

Je trouve notre ami David Desgouilles un peu dur avec ce pauvre Sapin. Oui, bien sûr, cette histoire de « bonne finance » qui serait devenue son amie prête à sourire (ou à pleurer, c’est selon) mais c’est qu’il n’est pas dans une situation facile notre ministre ! Résumons :

1 — Il a déjà près de 2 000 milliards d’euros de dettes sur le dos [1]. Juste pour bien fixer les idées, ça représente à peu près un an et neuf mois de revenus de l’ensemble de nos administrations publiques.

2 — Cette année et pour la quarantième année consécutive, nos gouvernants ont décidé d’exécuter un budget en déficit : 70,6 milliards d’euros qu’il va bien falloir trouver quelque part parce que sans ça, l’État ne sera tout simplement pas en mesure d’honorer ses engagements [2].

3 — Rajoutez à cela les dettes anciennes que nous allons devoir rembourser cette année et ce sont 173 milliards d’euros que notre bon Sapin va devoir emprunter cette année pour boucler son budget. Une paille !

4 — Sachant, naturellement, qu’il est hors de question de réduire les dépenses : à plus de 57% du PIB l’année dernière, le niveau le plus élevé jamais atteint en temps de paix, il semble qu’il y ait consensus : ça n’est pas assez.

Alors bien sûr, vous me direz qu’il suffirait d’augmenter les impôts. Sauf que voilà : avec une des pressions fiscales les plus élevées au monde, un certain nombre de signes assez inquiétants donnent à croire que toute augmentation d’impôt réduirait les recettes fiscales. Eh oui : entre les entreprises qui mettent la clé sous la porte, les contribuables qui se délocalisent, l’économie informelle qui prolifère et ceux qui lèvent le pied, bêtement, ça laisse des trous dans la caisse.

On pourrait aussi procéder, comme autrefois, à un grand emprunt national et demander au moutontribuable de prêter directement son bas de laine à l’État. Ils y ont pensé figurez-vous et Nicolas Sarkozy y avait pensé avant eux : sauf qu’en y réfléchissant sérieusement, ils ont réalisé que ça coûterait beaucoup plus cher qu’en passant par les marchés. Typiquement, la dernière fois que l’État a emprunté de l’argent sur dix ans, les vilains marchés le lui ont prêté à 1,77% : record historique ! C’est ballot hein ?

Enfin, il y a aussi la méthode qui consiste à sortir de l’euro et à faire tourner la planche à billet en assortissant le tout d’un bon vieux contrôle des changes des familles. C’est possible. La preuve c’est que c’est exactement ce que fait le Venezuela depuis quelques temps avec des résultats… comment dire ?... mitigés. Notez bien qu’avec ce genre d’options il faut être sûr de soi parce que les marchés financiers, pour le coup, vous ne les reverrez pas de sitôt.

Bref, le Sapin marche sur des œufs. Il sait bien, tout énarque qu’il est, que le coup de « mon ennemi la finance » c’était un bon filon pour se faire élire [3] mais que dans la réalité très concrète des finances publiques, poursuivre sur cette voie c’est risquer de devoir se passer des bons services de ladite finance et ça, dans l’état actuel des choses, ce n’est juste pas envisageable. Du coup, en bon ministre-gestionnaire, il compose, il brode, il enchante le réel avec des éléments de langage.

C’est toute la difficulté du métier de politicien professionnel : pour être élu, vous racontez n’importe quoi et brossez l’électeur médian dans le sens du poil mais une fois aux commandes du Titanic, vous êtes bien obligés de composer avec la réalité. Celles et ceux qui, de droite comme de gauche, tapent sur Sapin feraient bien de se montrer un peu plus discrets parce que le jour où Mélenchon-président ne sera plus capable de payer ses fonctionnaires ou celui où Marine-présidente siphonnera l’épargne des retraités, je ne donne pas cher de leur peau.

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[1] Tt encore, on va faire comme si l’État ne s’était jamais engagé à nous payer des retraites. Je ne vous ais rien dit.
[2] Genre, payer les salaires des fonctionnaires.
[3] Filon qui fût, si vous vous en souvenez bien, exploité par environ 99,99% de notre classe politique lors des derniers suffrages nationaux.

La loi de Hofstadter

Si vous avez déjà fait appel à un professionnel du bâtiment — quel que soit le corps de métier — vous avez sans doute constaté que ces gens-là ne tiennent jamais leurs délais. C’est systématique. Un chantier qui devait durer trois jours, dans le meilleurs de cas, prendra une demi-journée de plus.

Peut-être avez-vous pensé qu’il y a là une démarche volontaire, que votre interlocuteur réduit sciemment son estimation pour vous inciter à signer le devis. Sur la base de mon expérience personnelle, je peux vous confirmer que ce n’est pas le cas : pendant plusieurs années, mon beau-père, qui est retraité du bâtiment, nous a aidé mon épouse et moi-même à retaper une maison et ce phénomène s’est manifesté à chaque fois. Électricité, plomberie, peinture… Quel que soit le chantier sur lequel nous nous sommes lancé, mon beau-père sous-estimait systématiquement le temps nécessaire pour arriver à nos fins.

Que les choses soient claires : mon beau-père est un professionnel très expérimenté. Il a commencé tout en bas de l’échelle, est devenu chef de chantier et a terminé sa carrière en tant que formateur. Par ailleurs, dans la mesure où il nous a aidé à titre tout à fait gracieux, il va de soi qu’il n’avait absolument aucun intérêt à sous-estimer le temps que prendrait nos travaux. Pourtant, à ma plus grande surprise, c’était le cas à chaque fois.

Eh bien figurez-vous que ce phénomène dont on peut observer les effets dans à peu près toutes les activités qui nécessite la planification d’un grand nombre de tâches séquentielles et interdépendantes porte un nom : c’est la loi de Hofstadter. Elle s'énonce comme suit :

« Il faut toujours plus de temps que prévu, même en tenant compte de la loi de Hofstadter. »

(Notez, ô merveille, que cette loi est récursive !)

Ce que cette loi a d’extraordinaire, c’est que même en tenant d'elle-même, nous tendons toujours à sous-estimer le temps nécessaire à la complétion d’un plan. Bien sûr, n’importe quel plombier expérimenté sait pertinemment qu’il rencontrera fatalement des difficultés ; pourtant, même en tenant compte de ce fait incontournable, il tendra à sous-estimer le temps qu’il mettra à réparer votre plomberie. Bien sûr, tous les développeurs savent que l’écriture d’un programme implique toujours un temps incompressible de débogage ; pourtant, même lorsqu’ils souhaitent sincèrement être conservateurs, ils commettent la même erreur que votre plombier.

Raison et contes pour enfants

De Marine le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Nicolas Dupont-Aignan et Alain Soral, tout ce que la scène politique hexagonale comporte d’antilibéraux primaires en a fait son cheval de bataille depuis des années : la fameuse loi n°73-7 du 3 janvier 1973 sur la Banque de France.

Résumons la thèse : avant 1973, l’État n’avait pas ou peu de dette parce qu’il pouvait emprunter de l’argent gratuitement à la Banque de France — c’est-à-dire à lui-même. Or, en 1973, les banques (usual supects), avec l’aide d’un certain nombre de politiciens (pas de nom, surtout pas de nom), ont obtenu que soit voté une loi — la loi n°73-7 du 3 janvier 1973 sur la Banque de France a.k.a. « loi Pompidou-Giscard-Rothschild » — qui obligeait l’État à emprunter de l’argent sur les marchés financiers et donc à payer des intérêts. D’où la dette publique qui n’a dès lors pas d’autre origine qu’une trahison pure et simple de nos élites politiques et ce, afin d’engraisser la finance.

Si vous faites partie de celles et ceux qui accordent encore le moindre crédit à ce tissu d’âneries, je vous invite à lire attentivement l’excellent résumé que Vincent Duchaussoy vient de publier sur La Vie des idées. Je vous le résume très rapidement : c’est une pure fumisterie.

Tout est faux. On est dans la pure théorie du complot, c’est le Pendule de Foucault sans le talent d’Umberto Eco, un ramassis de demi-vérités sorties de leur contexte, de raisonnements économiques fallacieux et d’accusations malsaines le tout, au moins dans le cas de Soral, mâtiné d’antisémitisme. En 1973, il ne s’est rien passé : cette loi n’a absolument pas empêché le Trésor de continuer à s’endetter auprès de la Banque de France. Bref, s’agissant de toutes celles et ceux qui ont cherché à vous vendre cette soupe, vous êtes légitimement en droit d’en conclure que soit (i) ils sont parfaitement incompétents et, par ailleurs, très mal entourés ou (ii) ils mentent comme des arracheurs de dents.

Outre la nullité de nos antilibéraux compulsifs, cette affaire a, je crois, le mérite de souligner une des grandes difficultés du débat politique dans un monde complexe. En une phrase dont je ne connais malheureusement pas l’auteur :

« The amount of energy necessary to refute bullshit is an order of magnitude bigger than to produce it »

Tout le drame est là : les Dupont-Aignan, le Pen, Soral, et autres Mélenchon n’ont pas eu la moindre difficulté à répandre leur petite théorie en s’appuyant sur leurs réseaux de militants et les complotistes de la blogosphère. Une rapide interview, un pseudo-argumentaire rédigé entre la poire et le fromage sans prendre la peine de vérifier quoique ce soit et voilà notre folle rumeur définitivement installée. Le produit est parfait. C’est exactement ce que leurs électeurs veulent entendre et croire : ils sont victimes d’un complot des élites corrompues et de la finance apatride. Emballé, c’est pesé !

Comparez avec le remarquable travail de Duchaussoy. Combien de temps faut-il pour écrire un papier de cette qualité ? Combien d’années d’études, de mois de recherches, de journée d’écriture et d’efforts de synthèse ? Combien de temps — à supposer qu’une telle chose soit possible — faudra-t-il pour que la complexité du réel vienne à bout du conte pour enfants ?

--- 2014-07-04 @ 08:50
Un commentateur anonyme me signale que nous devons cette excellente citation à Alberto Brandolini, un consultant un informatique italien. Selon Rational Wiki, il semble que ce soit une formulation d’une théorie proposée par un autre italien, Uriel Fanelli, la théorie dite « de la montagne de merde » (Teoria della montagna di merda).

Le paradoxe de Bossuet

Tout va mal, très mal, et ce n’est pas prêt de s’arranger. Sur ça, au moins, il semble qu’il y ait, parmi nos concitoyens, un consensus qui frôle l’unanimité.

Si vous avez le malheur de faire remarquer que ce pessimisme est une spécificité tout à fait française on vous répondra — au choix — que les enquêtes internationales qui le confirment chaque année un peu plus sont de vastes entreprises de French bashing ou, lorsque le ridicule de cet argument devient trop évident, que c’est bien là la preuve de la lucidité des français : en effet, qui peut nier que tout va mal et que ça empire à vue d’œil ?

Et pourtant, lorsqu’au-delà des anecdotes et des théories on jette un œil objectif à notre monde, tout ne pas si mal. C’est même tout le contraire : nous vivons vraisemblablement en plein âge d’or, la meilleure période — à tout point de vue — qu’ai connu notre humanité. La pauvreté recule partout à vue d’œil et avec elle ces fléaux multiséculaires que sont la faim, la malnutrition et l’absence d’hygiène. Nous vivons sans doute la période la moins violente que l’humanité ait connu jusqu’ici. Jamais, aussi loin que l’on puisse remonter, l’espérance de vie, la mobilité sociale ou le taux d’alphabétisation n’ont été aussi élevé et — cerise sur le gâteau — nous polluons de moins en moins [1].

Mais non, le français n’en démordra pas : tout va forcément mal et de mal en pis. Ces chiffres sont faux, biaisés pour ne pas dire manipulés ; « Je ne crois aux statistiques, fait-on dire à Churchill [2], que lorsque je les ai moi-même falsifiées. » La réalité, en France, est affaire de sentiments et comme il se trouve que nous pensons que ça va mal et que ça empire, c’est donc que ça va vraiment mal et que ça empire pour de bon.

Le porno du pessimisme

Il faut reconnaitre que nos médias et nos « élites intellectuelles » n’arrangent rien à l’affaire. Il suffit, pour s’en convaincre, de dépasser la répugnance légitime que nous inspire le journal télévisé du soir et d’en écouter un de bout en bout. La conclusion s’impose d’elle-même : tout va décidément très mal. Tenez, ce soir on vous annoncera qu’une usine ferme et que ses cinquante salariés vont se retrouver au chômage mais de l’entreprise d’à côté qui recrute à tour de bras, vous n’entendrez jamais parler. Évidemment, vous aurez aussi droit à votre dose quotidienne de violence ; dans le pire des cas, on trouvera bien un crétin moyen qui s’amuse à jeter son chat par la fenêtre : vous voyez bien, ma bonne dame, que tout va de plus en plus mal.

Évidemment, la misère, la violence et, d’une manière générale, tout ce qui est anxiogène fait vendre. C’est bon pour l’audimat et ça fait voter les indécis. C’est ce que John Stossel désignait récemment sous le nom de pessimism porn [3], la pornographie du pessimisme : peu importe que toutes leurs prédictions aient systématiquement été contredites par les faits, les prédicateurs de l’apocalypse, de Malthus à Piketty, sont toujours des best sellers. Essayons donc d’expliquer que notre monde se porte bien et que les choses vont de mieux en mieux et vous vous prendrez immanquablement une volée de bois vert : au mieux, on vous taxera d’angélisme ; au pire, vous serez coupable de propagande [4].

Seulement voilà, le porno du pessimisme n’est pas une spécificité française ; c’est un filon fécond exploité par à peu près tous les médias et politiciens dans tous les pays du monde. Ce qui distingue le français moderne, c’est qu’il en est convaincu d’avance et qu’il se complait à imaginer un futur toujours plus sombre. Pour nos amis anglo-saxons, c’est une source intarissable d’étonnement : comment est-il possible que les habitants du pays de la joie de vivre (en français dans le texte), soient à ce point pessimistes ? Par quel miracle ces français que l’on décrivait autrefois comme un peuple insouciant et fantasque sont-ils devenus les champions internationaux de la morosité ?

Éternelle adolescente

L’adolescence, c’est cet âge ingrat où l’on nourrit de grands rêves de liberté et d’indépendance tout en continuant à compter sur papa et maman pour assurer l’intendance. L’adolescent veut le beurre, l’argent du beurre et s’intéresse désormais clairement à la crémière : oui, il veut voler de ses propres ailes mais non, il est hors de question qu’il lave lui-même son linge, les repas préparés par maman sont réputés gratuits et il va de soi que s’il n’a plus un sou le quinze du mois, le portefeuille de papa y pourvoira. C’est chose-là sont des dus ; ce sont des avantages acquis mais comme il ne peut tout avoir à la fois, il râle, il se plaint, il est malheureux et accuse le monde entier — à commencer par ses parents — des malheurs injustes qui s’abattent sur lui.

Nous sommes des adolescents. Voilà notre problème. Soyons objectifs : nous avons, pendant des décennies, construit pierre après pierre l’un des État sociaux les plus étendus au monde. À part à Cuba et peut-être au Danemark, il n’existe pas sur terre de système plus protecteur que le nôtre : notre santé, l’éducation de nos enfants, nos retraites, nos emplois, nos logements, nos économies, le contenu de nos assiettes… Ce qui n’est directement assuré par l’État est dument encadré par une myriade de lois, de décrets, de règlements, de subventions et autres incitation fiscales. Nous devrions donc, en théorie, être le peuple le plus heureux et le plus serein qui soit mais en pratique, rien ne va et c’est de pire en pire.

Alors, comme des adolescents, nous accusons la terre entière de ces terribles injustices qui nous accablent. Il y a du chômage ? C’est la mondialisation ! Nous sommes perclus de dettes ? C’est à cause de l’euro ! Une agression dans la rue ? Sus aux immigrés ! Bref, tout le monde y passe sauf nous-mêmes et les premiers sur le banc des accusés, ce sont naturellement les politiciens à qui nous avions demandé de nous infantiliser.

De qui Dieu se rit-il ?

Ça aussi, c’est un trait typique du français moderne : il se méfie des politiciens comme de la peste. Il se méfie d’une manière générale de tout le monde mais des politiciens en particulier. De l’avis général, de gauche comme de droite, ils se fichent éperdument de notre sort, ne tiennent jamais leurs promesses et forment une nouvelle aristocratie qui n’a d’autre objectif que de perpétuer les privilèges qu’elle s’est elle-même arrogée. Et qu’en concluons-nous ? Eh bien mon Dieu, qu’il faut leur donner encore plus de pouvoir afin qu’ils s’occupent mieux de nous.

Parce que ces causes que nous chérissons tant, chers concitoyens, ne sont certainement pas le capitalisme, la mondialisation ou le libéralisme ; ça, ce sont les épouvantails que nos élites, de Zemmour à Joffrin en passant par Montebourg ou Boutin, nous ont appris à haïr et à accuser de tous les maux. Quand, pour la dernière fois, avez-vous entendu l’un de nos politiciens se réclamer du libéralisme, défendre le capitalisme ou dire autre chose de la mondialisation qu’il fallait s’en protéger [5] ? En revanche, s’il est bien une chose que nous aimons passionnément et qu’il faut, de l’avis de tous, sauver coûte que coûte, c’est bien notre modèle social, cet extraordinaire État-providence « que le monde nous envie » et qui, manifestement, est le socle même de notre légendaire optimisme et de notre proverbiale unité nationale.

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[1] Saviez-vous qu’aux États-Unis, depuis 1970, les émissions de monoxyde de carbone (CO) ont reculé de 64%, celles d’oxyde d’azote (NOx) de 51% et celles de dioxyde de soufre (SO2) de plus de 83% ? (chiffres de la Environmental Protection Agency).
[2] « On », en l’occurrence, c’est la propagande nazi qui cherchait à discréditer Churchill : cette citation est parfaitement apocryphe.
[3] John Stossel, Good news vs. 'pessimism porn' .
[4] Les commentaires ci-dessous faisant foi.
[5] Argument numéro un des eurobardes : l’Europe, c’est un rempart contre la mondialisation.

Grand chelem !

Si vous faites partie de ceux qui jouent avec Gérard Filoche sur Tweeter (un peu comme un chat joue avec une balle de papier), sachez que Philippe Lacour nous a tous enterré. Là, vraiment, ça va être difficile à battre.

Ça a commencé par un tweet dans lequel l’inénarrable Gérard se plaint d’un long trajet en autobus entre Aurillac et Brives la Gaillarde.

Et là, coup de génie : Philippe Lacour tente le grand chelem, la face nord de l’Everest, le coup magistral dont vous ne rêviez même pas :

Bingo !

Philippe, tu es notre maître à tous !

Le plan

À la mort de Staline en 1953, s’il est un constat que tous partagent, c’est l’état de délabrement catastrophique de l’appareil de planification. La méthode des balances par laquelle le Gosplan assigne des quotas de production à toute l’économie soviétique n’est pas seulement profondément dysfonctionnelle : elle mobilise aussi un appareil bureaucratique colossal à tel point que la plupart des milliers d’ingénieurs que revendique l’Union soviétique sont en réalité exclusivement absorbés par des tâches administratives. Après la tentative de décentralisation avortée de Khrouchtchev — qui n’a abouti qu’à une chute de la production accompagnée d’un quasi-triplement des effectifs bureaucratiques — et le rétablissement d’une planification strictement centralisée, le problème se posait avec plus d’acuité que jamais : il fallait faire en sorte que ça marche.

Le plan parfait

Pour la première fois, la théorie de la planification va prendre le pas sur la pratique et toute une génération d’économistes et de mathématiciens — Vasily Nemchinov, Leonid Kantorovich ou Viktor Novozhilov pour ne citer que les plus éminents — vont se lancer dans la conceptualisation d’un optimum économique socialiste. Il faut bien mesurer l’ampleur de la tâche et ce qui la distingue d’un débat purement théorique. En cette fin des années 1950, la possibilité d’un calcul économique rationnel en économie socialiste est déjà un vieux débat : initié en 1920 par Ludwig von Mises [1] qui affirmait que c’était impossible, il avait déjà mobilisé les plus brillants partisans de l’hypothèse socialiste à commencer par Oskar Lange [2]. L’entreprise dans laquelle vont se lancer les économistes-mathématiciens soviétiques ne consiste pas participer à ce débat théorique mais, partant du principe que Mises se trompe, à construire un modèle de planification optimale qui n’a pas vocation à garnir les bibliothèques moscovites mais à être mis en œuvre pour de bon.

L’entreprise est colossale et, dès les premières tentatives, il apparaît clairement qu’une telle entreprise nécessitera un système de traitement et de transmission de l’information qui dépasse largement les capacités du Gosplan — fussent-elles déjà gigantesques. C’est pour faire face à cette limite technique qu’une solution va progressivement s’imposer dans les esprits, une nouvelle technologie importée de l’Ouest mais qui, en Union soviétique, va trouver un terrain d’application prodigieux : la cybernétique.

Les machines du communisme

Comment souvent en URSS, c’est un impératif militaire qui est à l’origine de l’affaire : en l’occurrence, l’implication de la recherche soviétique dans cette nouvelle technologie vise essentiellement à rattraper le retard pris sur l’armée américaine [3]. C’est donc sans grande surprise un militaire, l’ingénieur-colonel Anatoly Kitov, qui proposera en janvier 1959 le premier véritable plan d’informatisation du processus de planification ; idée proprement révolutionnaire qui, avec le soutien actif de plusieurs personnalité éminentes dont, notamment, celui de l’ingénieur-amiral Aksel Berg, va progressivement faire son chemin jusque dans le programme officiel adopté à l’issu du vingt-deuxième Congrès du Parti communiste en 1961.

Les opérations sérieuses commenceront véritablement en novembre 1962, lorsqu’Alexei Kosygin, l’ancien patron du Gosplan devenu numéro deux du régime, va lancer la superstar de la cybernétique soviétique sur le projet : Viktor Glushkov. Dès son premier projet, le directeur de l’Institut cybernétique de Kiev donne le ton : il est question de rien de moins qu’un gigantesque réseau informatique national capable non seulement de concevoir mais aussi d’assurer l’exécution du plan. L’idée n’est pas de créer un outil à la disposition du Gosplan mais de créer un outil pour remplacer le Gosplan.

Contrairement aux militaires, Glushkov va avoir l’intelligence de construire le pont qui séparait encore cybernéticiens et économistes en commençant à travailler activement avec le tout jeune Institut central d’économie mathématique (CEMI) de l’Académie des sciences d’URSS et notamment son premier directeur : Nikolay Fedorenko. C’est ce duo, Glushkov et Fedorenko, qui va être à l’origine de la plus grande tentative jamais entreprise de conception d’un système de planification optimale. Dès 1963, les « machines du communisme » [4], telle que la presse populaire soviétique désigne désormais les ordinateurs, suscitent autant d’enthousiasme en Union soviétique que d’inquiétude aux États-Unis : s’ils parviennent à leur fins, espère-t-on d’un côté et craint-on de l’autre, Glushkov et Fedorenko pourrait bien consacrer la victoire totale du socialisme sur le capitalisme.

Noyés dans la complexité

Considérez bien ceci : primo, ils disposaient d’une véritable armée d’économistes, de mathématiciens et d’ingénieurs tous rompus à la pratique de la planification ; deuxio, ils ont bénéficié de moyens considérables dont — rêve de tous les économistes — la possibilité de tester leurs idées en conditions réelles ; tertio, cette aventure intellectuelle a duré plus de vingt ans. Mais malgré tout cela, le projet de Glushkov, même sous une forme édulcorée, n’a jamais vu le jour. Avec Fedorenko et ses équipes, ils ont bien produit quantité de modèles, pourvu le Gosplan et les ministères en ordinateurs mais le projet ultime, le système de planification optimale, n’est jamais sorti des archives du CEMI.

Il y a eu, bien sûr, l’écueil technologique. De l’aveu même de Glushkov, ce projet était plus complexe que le programme de conquête spatiale et la bombe atomique réunis et Fedorenko estimera plus tard qu’il lui faudrait pas moins de 30 millénaires de calculs pour préparer un plan complet et fonctionnel pour l’année suivante. En plus de cela, le projet a dû faire face à une résistance acharnée de la part des opérationnels qui craignait d’être livrés à un Big Brother encore plus intrusif que les fonctionnaires, desdits fonctionnaires qui craignaient de perdre leurs prérogatives [5] et des marxistes orthodoxes qui voyait d’un œil mauvais ces modèles qui — effectivement — ressemblaient furieusement à ceux des néoclassiques de l’Ouest. Enfin, ils se sont aussi et surtout heurtés au plus fondamental des problèmes : concevoir, ne serait-ce qu’en théorie, un système de planification réellement fonctionnel.

En 1971, Rand corporation se lançait dans une étude approfondie des progrès soviétiques [6] et notait avec étonnement que la plupart des travaux de Fedorenko restaient étrangement cantonnés à l’industrie chimique, son domaine d’expertise d’origine. Tout se passait comme si le titanesque programme de travail officiel du CEMI s’était progressivement réduit à quelques points de détail, de minuscules parcelles de l’économie soviétique qui semblaient, pourtant, poser d’insolubles problèmes aux équipes de l’Institut. En voulant concevoir un système de planification optimale, Glushkov, Fedorenko et tous ceux et celles qui s’y sont essayé se sont noyés dans la complexité. La conclusion d’Abel Aganbegyan, qui dirigeait à l’époque un programme de recherche similaire pour la Sibérie, tombera comme un couperet : « c’était une utopie, une illusion. » [7]

Où est votre plan ?

On sait aujourd’hui que les moyens informatiques dont disposait l’Union soviétique ont été largement surévalué par les observateurs occidentaux de l’époque ; la réalité était à l’image de tout le reste : c’était la pénurie. De fait, le CEMI a dû attendre 1967 pour recevoir son premier ordinateur : un Ural-14B parfaitement inadapté à des simulations à grande échelle [8]. Quand bien même, il va de soi que la puissance de calcul dont nous disposons aujourd’hui est sans aucune commune mesure avec ce que pouvaient espérer les cybernéticiens, mathématiciens et économistes de l’Union soviétique ; c’est-à-dire que les contraintes techniques qui se sont imposées à l’époque sont sans doute déjà levées ou sur le point de l’être.

Autrement dit, si l’on omet les éventuelles objections des uns et des autres, il ne reste aujourd’hui qu’un seul véritable obstacle à la création du rêve de Glushkov : c’est le modèle lui-même. Malgré les efforts de l’Union soviétique et de quelques autres [9], l’hypothèse socialiste en est toujours là : aucun système de planification n’a jamais réellement fonctionné et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Jusqu’à preuve du contraire, Ludwig von Mises avait bel et bien raison : aucun calcul économique rationnel n’est possible dans une économie socialiste.

Mais qui peut dire ce que l’avenir nous réserve ? Peut-être qu’après tout, il se trouvera quelqu’un, un beau jour, pour relever ce gant bientôt centenaire. À titre personnel, je n’y crois pas mais je veux bien être surpris. Le seul message que j’ai à adresser aux anticapitalistes de tous bords se résume en peu de mots : dire que vous souhaitez abandonner l’économie de marché — peu importe vos raisons — ne suffit pas : vous devez d’abord présenter une alternative crédible. Si nous devons retenir au moins une leçon de l’expérience soviétique, c’est qu’une entreprise de planification économique ne se résume pas à quelques mots jetés au hasard d’un programme politique [10] : c’est un sujet on ne peut plus sérieux, c’est un sujet vital. En un mot : à supposer que vous en ayez un, montrez-nous votre plan !

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[1] Ludwig von Mises, Le calcul économique en régime socialiste (1920).
[2] Oskar Lange, On the Economic Theory of Socialism (1936).
[3] Le système SAGE (pour Semi-Automatic Ground Environment) est opérationnel dès la fin des années 1950.
[4] On rappellera ici que le communisme, en Union soviétique, a toujours été l’objectif proclamé — et réaffirmé maintes fois — et que le socialisme était considéré comme une phase de transition vers le communisme.
[5] Slava Gerovitch, InterNyet: why the Soviet Union did not build a nationwide computer network (2008).
[6] Simon Kassel, Soviet Cybernetics Research : A Preliminary Study of Organizations and Personalities (décembre 1971).
[7] Voir le documentaire Pandora’s Box — The Engineers’ Plot (Adam Curtis pour la BBC, 1992) dans lequel vous rencontrerez Fedorenko ainsi qu’Aganbegyan (qui omet de préciser que lui aussi y a cru !).
[8] Slava Gerovitch, The cybernetics scare and the origins of the Internet (2010).
[9] Notamment le système Cybersyn au Chili sous Allende.
[10] La « Planification écologique » du Front de gauche comme la « Planification stratégique de la réindustrialisation » du Front national ne restent, encore à ce jour, que des mots sans aucune substance.

Infaillibilité collective

Cette histoire de trains trop larges rappelle furieusement les plus belles heures de l’ex-URSS et en particulier les ratés les plus mémorables du Gosplan. Scandaleux pour certains, loufoque pour la plupart, ce énième raté de la SNCF a attiré presqu’autant de foudres que de raillerie. Évidemment, personne ne s’en étonne vraiment et il est sans doute inutile de revenir encore sur les raisons profondes des dysfonctionnements de ce service public.

Mais il y a un aspect de cette affaire qui m’a particulièrement frappé ces derniers jours et qui jette une lumière assez crue sur la manière dont fonctionne l’esprit de nos chers dirigeants. Je vais appeler ça le principe de l’infaillibilité collective. Il est assez simple et peut se résumer en deux règles :

Règle #1 : tout succès ne saurait être que collectif et toute démarche collective ne peut être qu’un succès. Fondamentalement, la SNCF est une entreprise collectiviste au sens où la performance individuelle n’y a pas sa place, où le succès de l’entreprise ne peut être le résultat de l’action consensuelle du groupe. C’est dans ses gênes. Du simple cheminot à Guillaume Pepy, personne n’envisage de penser cette entreprise autrement.

Règle #2 et corollaire de la précédente : tout échec est nécessairement imputable à une défaillance individuelle. On a acheté des TER trop larges ? Cela ne peut, par principe, être dû au mode de gestion de l’entreprise et c’est donc qu’il y a un coupable ; coupable qu’il faudra identifier et sanctionner. Cette fois-ci, l’affaire faisant le bruit qu’elle fait, c’est Pepy qui est sur la sellette.

« Je pense qu’il doit démissionner » a déclaré la députée du Tarn-et-Garonne [1], avant d’enfoncer un peu plus le clou du cercueil : « à la SNCF, il faut revenir à une culture d’ingénieur plus poussée comme l’avaient d’anciens dirigeants. » Tout est là, résumé en deux phrases : si la SNCF a failli, c’est forcément le résultat d’une faute individuelle — sabotage ? — et ce qu’il faut pour faire tourner cette mécanique présumée conceptuellement parfaite, c’est une tripotée d’ingénieurs capables de comparer la largeur d’une rame de TER avec l’espace qui sépare deux quais.

À l’époque de l’ex-URSS, le bouc émissaire était jugé en grandes pompes, souvent accusé d’être un contre-révolutionnaire et il finissait parfois ses jours au goulag. Dans notre France moderne, les mœurs sont plus délicates : on se contentera du pilori médiatique, d’une mise à l’écart raisonnablement longue et on finira par lui pardonner en lui proposant un poste plus discret. Mais le fond est le même : l’organisation même de la SNCF ne saurait être en cause, il faut trouver un coupable.

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[1] Valérie Rabault, celle-là même qui a coécrit avec Karine Berger l’inénarrable Les Trente Glorieuses sont devant nous.

Shadow capital

Question : combien vaut une rente de 1 000 euros annuels, payables dans un an et pour les 17 années suivantes, le tout assortie d’une garantie publique notée Aaa ?

Une manière simple de répondre à cette question consiste à reproduire le portefeuille d’obligations d’État qui permettrait d’obtenir le même résultat. En l’occurrence et sur la base des données de la BCE (au 19 mai 2014), il vous faudra placer un total de 14 640,5 euros répartis (je vous passe les détails) sur des émissions à 1, 2, 3, … 16 et 17 ans.

Maintenant, prenons le cas d’un groupe d’individus qui, en moyenne, prennent leur retraite à 65 ans, peuvent compter sur une espérance de vie de 82 ans [1] et touchent une pension garantie par l’État de 32 400 euros par an. Comme précédemment, on peut estimer la valeur actualisée de cet avantage à environ 474 353 euros. C’est-à-dire que lorsqu’un des membres de ce groupe théorique [2] part à la retraite, il reçoit sous forme de rente l’équivalent de près d’un demi-million d’euros ; sachant, vous l’aviez compris, que plus les taux sont bas, plus la valeur actuelle nette du package est élevée (et je vous passe les aspects fiscaux).

En gardant cette idée en mémoire, demandez-vous pourquoi l’homo sapiens typique cherche à se composer un patrimoine durant toute sa vie active. Bien évidemment et dans l’immense majorité des cas, il essaie de se constituer un socle de capital qui, une fois l’heure de la retraite venue, lui permettra de cesser de travailler et de profiter de ses vieux jours. Il existe, bien sûr, d’autres motifs à plus court terme — épargne de précaution (assurance santé ou chômage), études des enfants, projet d'acquisition… — mais vous me permettrez de me limiter à celui qui me semble le plus important : l’épargne-retraite [3].

De là, vous pouvez imaginer le cas de Paul et Jacques, deux individus qui, le même jour, prennent leur retraite. Ils ont tous les deux 65 ans, peuvent tous les deux compter sur une espérance de vie de 82 ans et, l’un comme l’autre, se sont arrangés pour toucher un revenu annuel de 32 400 euros pendant dix-sept ans. Seulement voilà, là où Paul a épargné toute sa vie et vient de constituer le portefeuille obligataire que j’évoquais plus haut, Jacques, lui, bénéficie d’un système de retraite publique.

Vous me direz, au risque que prend Paul de vivre au-delà de 82 ans près [4], leur situation est identique.

Pas tout à fait : la grande différence, c’est que du point de vue de l’administration fiscale — et de Piketty — Paul est un riche qu’il convient de taxer lourdement pour réduire les inégalités de patrimoine tandis que Jacques, lui, est un pauvre qu’il convient sans doute de subventionner pour la même raison. Notez bien que l’un comme l’autre sont riches d’une créance sur l’État et que la seule chose qui diffère entre leur deux situations c’est que ladite créance apparait au bilan de Paul tandis que pour Jacques, c’est du hors-bilan ; c'est du shadow capital [5].

De manière assez amusante — pour peu que vous ayez l’humour grinçant — il semble que les grands pourfendeurs des inégalités de patrimoine considèrent que la valeur actualisée des retraites publiques est nulle. Pour un peu, on pourrait croire qu’ils cherchent à nous faire passer un message…

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[1] On suppose une parité hommes/femmes.
[2] Toute ressemblance avec nos députés est naturellement fortuite.
[3] Il va de soi que vous pouvez reproduire le même genre de calculs pour toutes les formes d’assurances.
[4] Le risque a un prix : en l’occurrence, Paul devra amasser un peu plus de capital ou prendre un peu plus de risques pour couvrir celui-là.
[5] Je viens de l'inventer (ou, du moins, je crois).

Votre mot de passe

On ne va pas épiloguer pendant 150 ans, vous avez besoin : De mots de passe très forts (à partir de 128 bits), un par site (sauf, éventuel...