Pro Macron - lettre ouverte à mes amis libéraux

Pardon pour cette platitude mais le succès d’Emmanuel Macron c’est avant tout l’expression d’un désir de renouvellement de notre classe politique. Je ne crois pas, si vous me permettez cette hypothèse personnelle, que la plupart de ses électeurs aient voté pour son programme et je suis même convaincu que très peu l’ont lu. Emmanuel Macron est avant tout l’incarnation de ce que nombre de nos concitoyens attendent : une nouvelle tête — un candidat dont les débuts en politiques n’ont pas été photographiés en noir et blanc [1] — et, à tort ou à raison, une rupture avec le système politique hérité de la Libération.

Et c’est précisément ça qui a, je crois, tué la candidature de François Fillon. Face à Nicolas Sarkozy et Alain Juppé, lors de la primaire, il pouvait aisément passer pour le candidat du renouvellement de la droite et ce, d’autant plus qu’il tenait à l’époque un discours très libéral au regard de ce à quoi nous sommes habitués de la part des Républicains [2]. Seulement voilà : non seulement son discours s’est nettement normalisé dès sa désignation mais le flux incessant d’affaires le concernant [3] n’a que trop rappelé aux électeurs ce « système » dont, justement, ils ne veulent plus.

Alors oui, sans doute y a-t-il dans la candidature d’Emmanuel Macron une dimension opportuniste : il a senti l’air du temps, il a tenté sa chance et ça a marché. Vous pouvez le lui reprocher mais n’oubliez pas, toutefois, que c’est exactement ce qu’a fait François Fillon aux primaires de la droite, que Jean-Luc Mélenchon a suivi exactement le même plan d’action [4] et que Marine le Pen, en bonne héritière du business paternel, n’a pas eu à se donner cette peine. C’est ainsi : la politique est une affaire de marketing et il faut être d’une naïveté confondante pour y voir l’expression des convictions sincères des candidats.

La fin d’une ère ?

S’il ne faut pas, dit l’adage, vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, on est tout de même tenté de parier sur une fin prochaine des grands appareils politiques du XXème siècle — la SFIO et le RPF. Si ce dernier pourrait encore se relever de la défaite de François Fillon au prix d’un aggiornamento spectaculaire — en clair : en renouvelant ses têtes de files et en cessant, une bonne fois pour toutes, de faire le grand écart entre son centre gaulliste et ses ailes conservatrices et nationalistes — le futur du Parti dit Socialiste semble bien sombre.

Beaucoup de commentateurs — souvent à droite — ont vu dans l’émergence d’En marche une stratégie géniale orchestrée par les éléphants du PS ou par François Hollande lui-même. L’idée, en substance, est que l’aile centriste du PS aurait délibérément abandonné le parti aux « frondeurs » pour mieux renaître, blancs comme neige, dans la formation d’Emmanuel Macron tandis que Benoît Hamon se partagerait le vote de la gauche de la gauche avec Mélenchon et quelques autres comiques troupiers. Je suis pour le moins dubitatif. De fait, personne n’a abandonné quoi que ce soit : Benoît Hamon a simplement remporté la primaire de gauche face à Manuel Valls.

Devinant probablement ce qu’il adviendrait de la candidature de Benoît Hamon, Emmanuel Macron s’est engouffré dans la brèche ; récupérant ainsi les suffrages de l’aile modéré du PS, d’une bonne partie du centre et même du centre-droit. On peut bien sûr imaginer que les éléphants et même François Hollande l’aient encouragé en ce sens mais de là à présenter Macron comme un simple pion il y a un gouffre. À titre personnel, je pense que le fondateur d’En marche a réussi une OPA magistrale sur tout le centre gauche et que c’est une grave erreur de le sous-estimer.

Or, si j’ai raison, c’est une excellente nouvelle. Ça signifie que le paysage est désormais entièrement recomposé : les scories de la vielle aile gauche marxisante — principalement Mélenchon et ce qui reste du PS — font désormais leurs vies seules dans leur coin et qu’une gauche moderne et potentiellement libérale est en train de voir le jour en France. Enfin ! Avec un peu de chance et encore une fois si je ne me trompe pas En marche pourrait devenir notre New Labour et Macron, un véritable Tony Blair à la française. En soi c’est un motif de réjouissances.

La stratégie de l’immobilisme

J’ai entendu plusieurs fois, depuis hier soir, des déçus du clan Fillon déclarer qu’ils voteraient le Pen au second tour. Leur stratégie, en substance, semble se fonder sur l’idée selon laquelle l’héritière de Saint Cloud n’aura aucune majorité parlementaire sur laquelle s’appuyer ce qui, selon eux, la forcera à l’immobilisme pendant 5 ans. C’est, à mon sens, de la folie pure et simple.

Qu’Emmanuel Macron ne soit pas un grand libéral, j’en conviens volontiers. Reste qu’il l’est nettement plus que le Parti Socialiste et même que les Républicains. J’entends bien vos commentaires sur le programme de Fillon que vous jugez meilleur mais, d’une part, j’ai quelques doutes sur la conversion tardive de votre candidat favori [5] et, par ailleurs, il est désormais éliminé. Le choix qui s’offre à nous, aujourd’hui, c’est un candidat de centre-gauche somme toute tout à fait raisonnable et une Marine le Pen qui non seulement pourrait bien trouver suffisamment de soutiens pour mettre une partie de son programme délirant à exécution mais dont la seule élection suffirait à mettre le pays à feu et à sang.

Ne jouez pas, je vous en conjure, avec le feu et ce d’autant plus que les scores de Marine le Pen et de Jean-Luc Mélenchon ne sont pas, contrairement à ce que j’ai lu, le produit de la seule présidence de François Hollande mais celui de quatre décennies d’immobilisme, de reproduction endogame de l’élite politique et de compromis clientélistes. De gauche, comme de droite. Une cohabitation — à supposer qu’elle ait lieu — avec Marine le Pen à la présidence, c’est la dernière chose dont nous ayons besoin : des deux candidats en lice, le seul à être capable de rassembler au-delà de son parti et de faire, comme on dit, bouger les lignes, c’est Macron.

Je vais donc voter pour Emmanuel Macron sans la moindre hésitation. Je vais le faire non pas parce que je crois en lui [6] mais parce que dans l’alternative qui nous est offerte, c’est — et de très loin — la meilleure option. Une chance, fût-elle infime, c’est toujours mieux qu’aucun espoir. Partant, ma ligne de conduite sera celle de Frédéric Bastiat en son temps : peu importe qu’une politique soit labellisée de gauche ou de droite ; je soutiendrai les bonnes et m’opposerai aux mauvaises.

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[1] De fait, il est jeune puisqu’il est plus jeune que moi.
[2] L’ADN des Républicains, si vous me permettez ce raccourcis, reste celui du RPF de Charles de Gaulle ; c’est-à-dire une ligne à la fois conservatrice et sociale.
[3] Blague de campagne : « Breaking : aucune nouvelle affaire Fillon depuis 24 heures. » Une bonne partie de la presse s’est acharnée ? Sans doute. Peu importe maintenant : ce qui est fait est fait.
[4] Une formation politique ad’hoc — la « France Insoumise » — construite autour de son seul candidat et une campagne de communication décentralisée à l’américaine.
[5] Et je dis ça d’autant plus librement que j’ai voté pour lui au premier tour pour tenter d’éliminer le Pen et Mélenchon — Caramba ! Encore raté !
[6] Ce qui ne m’est, d’ailleurs, jamais arrivé.

Plus se multiplient les lois et les ordonnances...

« Plus se multiplient les lois et les ordonnances,
plus foisonnent les voleurs et les bandits. »
— Lao Tseu, Tao-tö king

Il y a quelques années de ça, quand je débutais ma carrière, je vendais des fonds d’investissement à de petits investisseurs institutionnels français. Il y avait, là-dedans, un peu de tout : des petites caisses de retraites, quelques entreprises qui avaient accumulé un trésor de guerre mais surtout, des banques régionales qui investissaient en compte propre. C’est en rendant visite au trésorier de l’une d’elles que j’ai réalisé quelque chose d’important.

À priori, lorsque vous rencontrez le trésorier d’une petite banque régionale, vous ne vous attendez pas à discuter avec quelqu’un de très technique. Ce que je dis ici n’a rien de condescendant ; c’est juste un fait : gérer le compte propre d’une petite banque de province, ça n’a rien à voir avec ce qui se fait dans les grandes institutions financières qui, en général, disposent de salles des marchés dédiées et d’équipes de trading de très haut niveau. Dans une petite banque régionale, on fait des choses simples notamment parce qu’on n’est pas outillé pour faire autre chose.

Sauf que, ce jour-là, mon interlocuteur sortait du lot. Le type était manifestement bon. Il était même très bon et, de toute évidence, bien meilleur que moi. La discussion, cordialement au demeurant [1], suivait son cours quand, n’y tenant plus, j’ai posé la question qui me brûlait les lèvres depuis plusieurs minutes : « mais tu faisais quoi, avant ? »

Oh boy! j’avais en face de moi l’ancien patron du desk dérivés de crédit d’une des plus grosses institutions financières européennes. Mon petit trésorier était juste un cador, un type infiniment plus technique que moi. Par quel miracle ? Eh bien c’est très simple : après plusieurs années passées à l’étranger le gars avait eu le mal de pays et avait décidé de rentrer dans son patelin natal ; patelin dans lequel le seul poste à peu près cohérent avec ses compétences était celui de trésorier de la petite banque régionale locale — au passage, il avait divisé son salaire par cinq ou six.

Je vous raconte ça parce qu’hier, Alexandre Delaigue relayait les ennuis judiciaires de BNP Paribas Personal Finance, une filiale de BNP Paribas spécialisée dans les prêts à destination des particuliers. En cause, un type de crédit immobilier bien spécifique au travers duquel la banque proposait à ses clients, entre 2008 et 2009, d’emprunter des francs suisses et de rembourser en euro. Le but de la manœuvre, évidemment, c’était de profiter des taux plus bas en Suisse. Le risque — parce qu’il y en a toujours un — c’était une hausse du cours du franc suisse par rapport à l’euro qui, pour des emprunteurs dont les revenus sont en euros, se traduirait mécaniquement par une augmentation de la valeur de leur dette.

Il faut dire ici qu’au moment où BNP Paribas Personal Finance commercialise ce produit, le pari semble tout à fait raisonnable. Avec, d’une part, la Banque Nationale Suisse qui est un modèle historique de gestion rigoureuse et, d’autre part, la Banque Centrale Européenne qui semblait fermement décidée à suivre cet exemple, parier sur une stabilité de la parité de ces deux devises semblait une stratégie raisonnable. Sauf que c’était sans compter sans la crise ; laquelle a provoqué une envolée du franc suisse que la BNS a bien tenté d’enrayer pendant près de 4 ans… avant de jeter l’éponge le 15 janvier 2015.

Et là, naturellement, pour celles et ceux qui avaient contracté les crédits de BNP Paribas, c’est la catastrophe : « À titre d'exemple, relayent LesEchos.fr, un consommateur ayant emprunté 204 000 euros en 2009 doit aujourd'hui près de 270 000 euros alors qu’il en rembourse chaque mois environ 1 300. » Je l’ai dit plus haut et je ne cesse de le répéter : il n’existe rien de tel qu’un free lunch. Que vous soyez placeur ou emprunteur, vous ne gagnerez pas d’argent sur les marchés financiers [2] sans prendre de risques et le fait que vous n’ayez pas identifié les risques ne signifie en aucun cas qu’ils n’existent pas.

Et c’est bien ce qui est reproché à BNP Paribas : de ne pas avoir alerté — ou du moins pas suffisamment — ses clients des risques qu’ils prenaient. C’est une des dispositions clés de la règlementation (MiFID) : toute institution financière à un devoir de conseil et ce, d’autant plus quand ses clients sont des particuliers.

Et c’est là que je repense à mon trésorier. Lui aussi, de fait, est un particulier. Sitôt sorti de son bureau, redevenu un honnête citoyen comme vous et moi, il est au regard de nos lois un simple particulier et donc, présumé parfaitement incompétent sur à peu près tous les sujets et en matières économiques et financières en particulier. Or, pour les raisons évoquées plus haut, nous savons maintenant vous et moi qu’il n’en est rien : il est plus que probable que mon trésorier soit en réalité plus compétent que les concepteurs mêmes du produit de BNP Paribas.

Mais, me direz-vous, la règlementation impose aux banques d’évaluer les compétences de leurs clients afin, justement, d’identifier ceux qui sont en mesure d’intervenir sur des instruments complexe et ceux qui le sont pas. C’est juste, j’ai moi-même — comme vous sans doute — été soumis à un questionnaire de ce type et j’ai fait comme l’écrasante majorité des professionnels des marchés financiers (et dont @VaeVix) : je me suis déclaré le plus incompétent possible [3].

Pourquoi ? Eh bien c’est très simple : ça me donne la possibilité de faire des paris risqués tout en me retournant contre la banque si d’aventure les vents devaient m’être défavorables. C’est aussi simple que ça. Ça n’est pas très élégant, certes, et je n’en ai d’ailleurs jamais profité. Mais pourquoi diable voulez-vous que je fasse un tel cadeau à ma banque ?

Entendez-moi bien : je n’accuse les clients de BNP Paribas de rien et il est tout à fait possible que la banque soit effectivement en faute. Ce que je dis, et ceux de nos élus qui ont coulé sciemment les comptes de leurs communes m’en sont témoins, c’est que nos règlementations actuelles, non contentes de déresponsabiliser les clients, sont en train de judiciariser à l’excès toute l’industrie financière. C’est une très mauvaise chose. L’excès de règlementation ne profite à personne si ce n’est aux plus malins et aux moins honnêtes d’entre nous.

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[1] C’est aussi à ça, sur les marchés, que vous reconnaissez très vite les gens du métiers : ils tendent à vous tutoyer très vite et se montrent volontiers amicaux.
[2] Au-delà du taux sans risque s’entend.
[3] Sous le regard goguenard de ma conseillère qui avait bien vu qui émettait mes bulletins de paie.

Le maquis des agences de l’État

Mesdames et Messieurs nos élus,

Il est sans doute inutile que je rappelle ici l’état de nos finances publiques, d’une part, et le peu de crédit qu’accordent la plupart de nos concitoyens à la chose publique c’est-à-dire à notre République, de l'autre. L’heure, vous en conviendrez, n’est plus aux demi-mesures et aux ajustement à la marge : il est temps, il est urgent de mettre de l’ordre et de la transparence dans nos affaires publiques.

Or, il se trouve que, ces dernières semaines, j’ai consacré une (trop) grande partie de mon temps libre — et de celui de quelques amis — à essayer de comprendre quelques chose aux agences de l’État et aux budgets qui leurs sont affectés. Ce que j’y ai vu, Mesdames et Messieurs nos élus, dépasse l’entendement. À l’heure où, après 42 années consécutives de déficits budgétaires et malgré une des pressions fiscales les plus élevées au monde, notre dette publique atteint des sommets historiques, je constate que les fonds qui manque tant à des fonctions essentielles de l’État (police, justice, défense…) ainsi qu'à nos modestes budgets de citoyens sont littéralement gaspillés dans un véritable maquis d’agences publiques.

L’état du maquis

Il n’existe, encore à ce jour, aucune définition claire du périmètre des agences de l’État. Le dernier recensement, celui de l’Inspection Générale des Finances, date de 2012 et évalue leur nombre à 1 244 entités et leur poids à environ un cinquième du budget général de l’État. Les seules définitions officielles sont celle de l’Insee qui identifiait, en 2014, « environ » 700 Organismes Divers d’Administration Centrale (ODAC) et celle des projets de loi de finances qui font état, en 2017, de 492 opérateurs de l’État ; lesquels se voient attribuer un budget de 51.8 milliards d’euros (en crédits de paiement).

Je constate qu’aucune de ces définitions ne permet d’établir une liste précise des entités financées par l’État et encore moins des organismes de toutes sortes qui, à des degrés divers et selon différentes modalités, vivent des deniers publics. La définitions des ODAC, organismes « auxquels l’État a donné une compétence fonctionnelle spécialisée au niveau national », ne permet à l’Insee que de nous donner une liste d’exemples ; celle des opérateurs de l’État ne parvient pas à masquer la part d’arbitraire qu’elle comporte [1].

Et ce, d’autant plus lorsqu’on considère l’invraisemblable variété de statut de ces organismes qui peuvent être, si je m’en tiens à la liste des opérateurs de l’État, des Établissement Publics à caractère Administratifs (ÉPA), des Établissement Public à caractère Scientifique, Culturel et Professionnel (ÉPSCP), des Établissement Public à Caractère Industriel et Commercial (ÉPIC), des Groupement d’Intérêt Public (GIP), des Établissement Public à caractère Scientifique et Technologique (ÉPST) et même des associations.

En d’autres termes, le flou est total. Nous en sommes, en tant que citoyens, réduit à constater une liste aussi interminable que fluctuante de noms à rallonge (l’Institut d'enseignement supérieur et de recherche en alimentation, santé animale, sciences agronomiques et de l'environnement, 125 caractères) et d’acronymes parfaitement abscons (EPPJP, EPPGHV, EPMQB, ENSAIT, ENSSIB, ANGDM, ORAMIP et autres ONCFS) dont les fonctions, quand elles sont accessible à la compréhension du commun des mortels (c’est-à-dire qu’elles ne sont pas une reproduction in-extenso du texte juridique qui justifie leur existence) laissent un désagréable sentiment d’utilité douteuse, de redondance ou les deux [2].

À ça et je termine mes constats là-dessus, se rajoutent naturellement la myriade d’organismes rattachés non pas à l’État lui-même mais aux administrations de sécurité sociale et à nos très nombreuses collectivités territoriales — Agences régionales de l’eau, Centre d’Éducation Populaire et de Sport etc. — lesquelles, naturellement, viennent se télescoper avec des structures nationales existantes. Rien qu’autour de chez moi nous les collectionnons à l’échelle régionale (l’Agence régionale du Livre PACA, l’Agence Régionale pour l’Innovation et l’Internationalisation des Entreprises PACA, l’Agence Régionale pour l’Environnement PACA, l’Agence Régionale du Patrimoine PACA…), départementale (l’ Agence Départementale d’Information sur le Logement des Bouches-du-Rhône) et communal (l’Agence d’urbanisme de l’Agglomération Marseillaise).

Propositions

En conséquence de ce qui précède j’ose croire, Mesdames et Messieurs nos élus, que vous ne pouvez pas, en conscience, ne pas reconnaître qu’une vaste opération de rationalisation s’impose. Voici mes propositions.

Dans un premier temps, il est urgent d’établir enfin une liste exhaustive de toutes les structures — nationales, locales ou liées à la sécurité sociale — qui vivent, en tout ou partie, sous forme de subventions ou de fiscalité affectée, d’argent public. C’est, me semble-t-il, la moindre des choses.

Dans un second temps, il va falloir trier. Tout ce qui peut être privatisé doit l’être — je pense, notamment, aux établissements d’enseignement supérieur [3]. Le reste doit être soit regroupé dans une trentaine d’agences nationales [4] (au maximum) soit sortir définitivement du périmètre des agences publiques.

À titre d’illustration, je vois une bonne vingtaine d’agences nationales qui auraient toute leur place dans une Agence de Protection de l’Environnement ; à commencer par les 27 associations de surveillance de la qualité de l’air (AASQA), les 6 agences de l’eau et tous les opérateurs de l’État qui, sous des angles divers, s’occupent d’environnement.

Toutes les agences de l’État doivent avoir le même statut (ÉPA par exemple), publier leurs rapports d’activité dans des délais raisonnables (6 mois au maximum), présenter leurs comptes au public de façon homogène et être financées exclusivement par des subventions pour service public sur le budget général de l’État [5].

Toutes les structures qui n’ont été ni privatisées ni intégrées dans une agence ne doivent, désormais, être financées que par un seul et unique organisme (l’Agence de Services et de Paiement semble toute désignée [6]). Chaque subvention doit être dûment motivée, ses bénéficiaires clairement identifiés et cette information rendue publique.

C’est à ce prix que les citoyens de ce pays (et par ailleurs contribuables) pourront enfin y voir à peu près clair dans cet inextricable maquis et donc, voter en toute connaissance de cause. Cette opération de rationalisation n’est pas seulement une exigence financière et organisationnelle : c’est aussi et peut être surtout une exigence démocratique.

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[1] Plus précisément : (i) étant donné le nombre, la diversité et les nomenclatures pour le moins imprécises des 121 programmes dont l’État croit devoir se charger, il va de soi qu’à peu près n’importe quel organisme, quoi qu’il fasse, puisse être « explicitement rattaché » à l’un d’entre eux. Par ailleurs, (ii) s’agissant de la capacité de l’État à « orienter les décisions stratégiques » il est évident que ça s’applique à n’importe quelle personne, physique ou morale, résidant en France. Reste (iii), le « financement assuré majoritairement par l’État » qui pourrait être un critère réellement discriminant à ceci près « qu’il est également possible de qualifier d’opérateur de l’État des organismes ne répondant pas à tous les critères ci-dessus. »
[2] À quoi servent l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances (ACSE), l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), l’Agence pour la création d’entreprises (APCE) ou le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres (CELRL) ? Avons-nous vraiment besoin, au regard de l’état de nos finances publiques, d’un Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT) et d’un Centre Interministériel de Formation Anti Drogue (CIFAD) ? Est-il réellement utile de cumuler un Centre d’étude de l’emploi (CEE) et un Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (INTEFP) ?
[3] Les écoles d’ingénieur, d’art, d’architecture (etc.) mais aussi les universités, les communautés d’universités et autres chancelleries d’universités. Il coûtera de toute façon infiniment moins cher de verser des bourses aux étudiants dont les revenus sont modestes que de maintenir toutes ces structures dans le domaine public.
[4] J’ai bien écrit nationales : la fuite en avant qui consiste à multiplier les structures locales doit cesser immédiatement et ce, d’autant plus que toutes les structures que j’ai cité à l’échelle de la région PACA ont un ou plusieurs équivalents à l’échelle nationale.
[5] Il est largement temps de mettre fin à ces imbécilités que sont la fiscalité affectée et les subventions entre agences.
[6] Dans laquelle vous aurez l’obligeance d’intégrer l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) que la Cours des comptes estimait estimait déjà « inutile » et « sans réelle valeur ajoutée » en 2009.

NB : pour celles et ceux qui veulent faire un tour dans la liste des opérateurs de l'État, nous en avons compilé une ici.

Dividendes et investissement

Une idée aussi fausse que répandue voudrait que le choix de payer des dividendes résulte de « la pression qu’exercent les actionnaires au détriment du développement à long terme de l’entreprise. » C’est tout à fait faux. Si vous étiez actionnaire d’une entreprise, ce n’est absolument pas de cette façon que vous envisageriez le problème. La vraie question est : réinvestir, d’accord, mais pour quoi faire ?

Commençons par fixer le cadre. Quand une entreprise privée réalise des bénéfices, elle a le choix entre deux options : la première consiste à distribuer cet argent à ses actionnaires sous forme de dividendes [1], la seconde à réinvestir ses profits. En pratique, la plupart des entreprises et notamment les grandes entreprises, font un peu des deux ; elles distribuent un dividende et réinvestissent le reste.

Payer des dividendes ou réinvestir, c’est un choix stratégique. Si, au regard des perspectives et des opportunités qui s’offrent à vous, vous estimez qu’il existe des projets d’investissement profitables alors, vous avez toutes les raisons de réinvestir : la stratégie des actionnaires des entreprises qui réinvestissent consiste à renoncer à un dividende immédiat pour accroître leurs dividendes futurs ou, s’ils décident de revendre tout ou partie de leurs actions, de réaliser de confortables gains en capital.

C’est ce qu’ont fait, par exemple, les actionnaires de Microsoft et Apple tant que Gates et Jobs [2] étaient aux commandes : ils réinvestissaient systématiquement l’intégralité de leurs bénéfices parce qu’ils avaient des projets d’investissement profitables à foison ce qui, très concrètement, s’est traduit pour eux par des gains en capital spectaculaires.

Encore faut-il, bien sûr, être en mesure de réinvestir dans des projets profitables. Dans le cas contraire, si toutes les possibilités qui s’offrent à eux n’ont que peu de chance de générer des profits à l’avenir, les actionnaires ont tout intérêt à se verser des dividendes. Ils y ont tout intérêt, d’une part, parce qu’investir dans des projets non profitables aujourd’hui c’est la meilleure façon de faire des pertes demain et donc, de voir le cours de leurs actions s’effondrer. Ils y ont tout intérêt, aussi, parce que ça leur permet de réinvestir cet argent dans d’autres projets qui eux, ont de véritables perspectives de développement [3].

C’est-à-dire que réinvestir dans des projets non profitables, concrètement, c’est de la destruction de valeur économique à double titre : non seulement vous mettez en risque votre propre entreprise mais, en plus, vous privez d’autres entreprises en plein développement de capacités de financement. C’est parfaitement et totalement stupide. Microsoft et Apple, leur phase de croissance explosive terminée, ont fini par payer des dividendes [4] et c’est, du point de vue de la croissance et donc de l’emploi, une très bonne chose.

Ce cadre étant posé, toute la question est de savoir dans quelles proportions et comment ça a évolué dans le temps. La mesure classique de ce phénomène, c’est le taux de dividendes (a.k.a. dividend payout ratio) qui consiste simplement à mesurer la part du bénéfice net qui est distribué sous forme de dividendes et donc, par différence, ce qui est réinvesti. Je n’ai malheureusement pas de série sur longue période à vous proposer pour la France ; vous allez donc devoir vous contenter des grandes entreprises étasuniennes de 1871 à 2015 [5] :

De là, vous pouvez constater deux choses. La première, c’est que le taux de dividende est sensiblement plus faible depuis les années 1970 qu’il l’était auparavant. Voilà à peu près 5 décennies qu’il est inférieur à 50% la plupart du temps ; c’est-à-dire que les grandes entreprises étasuniennes réinvestissent plus, en moyenne, qu’elles ne versent de dividendes. En outre, vous remarquez qu’il lui arrive de monter soudainement et même, de dépasser le seuil des 100% [6]. C’est ce qui arrive en période de crise, lorsque les profits des entreprises s’effondrent et que l'heure est plus au désendettement et à la recherche d'économies qu'à l'investissement.

Sauf que voilà : si, aujourd'hui, le taux de dividende des grandes entreprises avoisine les 50% aux États-Unis, il est plutôt de l’ordre de 60% en France.

Pourquoi donc les grandes entreprises françaises se montrent si peu enclines à investir ? Pour ce faire, plutôt que d’empiler maladroitement des indicateurs macroéconomiques ou de laisser libre cours à des préjugés idéologiques, la meilleures façon c’est de comprendre comment s’articule la décision d’investir, en général.

Le critère standard, c’est celui de la Valeur Actuelle Nette (VAN), un processus d’actualisation de cash-flow qui consiste à faire ce qui suit :

$$V_0 = \sum_{t=0}^T \frac{C_t}{(1+k)^t}$$

Où les $C_t$ représentent tous les flux de trésorerie — positifs pour ceux qui rentre dans votre poche, négatifs pour ceux qui en sortent — de la date $0$ (maintenant) à la date $T$ (la fin de votre projet), $k$ est le taux de rendement minimum que vous attendez de ce projet et $V_0$ est la VAN. C’est assez simple à utiliser : si la VAN est négative, vous n’investissez pas et plus elle est positive, plus vous avez envie d’investir. Et donc, votre décision d’investir dépend de deux choses : les profits futurs que vous attendez de votre investissement et le taux ($k$) que vous vous fixez comme objectif minimal à atteindre.

De là, vous comprenez en principe que tout ce qui est de nature à la profitabilité future d’un investissement réduit mécaniquement la VAN et donc, constitue un frein à l’investissement. Que les choses soient très claires : une entreprise privée cherche à faire des profits, c’est sa raison d’être et c’est la seule. Lorsque nos politiques taxent les profits déjà réalisés ils ont une fâcheuse tendance à ne pas comprendre qu’ils envoient, par la même occasion, un signal très clair à ceux qui s’apprêtaient à investir : « abstenez-vous ».

Et ce, d’autant plus que ces profits futurs sont par nature incertains. Lorsque vous investissez dans, par exemple, un nouveau centre de recherche vous ne savez pas si cet investissement sera profitable. Vous l’espérez, vous avez de solides raisons de le croire mais vous ne savez pas. Personne ne connait le futur ; nos $C_t$ sont toujours et en tout lieu des hypothèses.

Et c’est là qu’intervient notre taux de rendement $k$. Considérez ceci : pour un taux de rendement donné, vous préférez investir dans votre centre de recherche aux revenus hypothétiques ou dans une obligation d’État aux revenus presque certains ? Évidemment, à rémunération égale, vous allez choisir l’option la moins risquée [7]. En conséquence de quoi, plus votre projet est potentiellement aléatoire, plus ce taux sera élevé.

C’est notre second problème : investir en France, ça n’inspire pas confiance. Non seulement nos règlementations pléthoriques et incompréhensibles changent tous les quatre matins mais toute entreprise privée, chez nous, est soumise au bon vouloir de la chose politique qui, d’une main, taxe plus ou moins selon son humeur et, de l’autre, distribue des centaines de milliards d’aides publiques tout aussi arbitrairement.

Investir, c’est avant tout un acte de confiance en l’avenir. Si les entreprises n’investissement pas ou peu, c’est principalement parce qu’elles n’ont pas confiance en l’avenir. Objectivement, comment ne pas les comprendre ? Cette campagne présidentielle, par exemple, vous insisterait-elle à risquer vos économies et vos revenus futurs dans une entreprise en France ?

C’est le principe même de ce que nous appelons aujourd’hui le « capitalisme » : être propriétaire de moyens de production — a.k.a. une entreprise — c’est risqué. La rémunération du capital, c’est la rémunération du risque : vous investissez dans votre projet dans l’espoir d’en tirer des profits et au risque d’y laisser des plumes. C’est le principe, c’est comme ça que c’est supposé fonctionner et tant que nos élites qui, pour la plupart, n’ont jamais investi un centime dans une entreprise ne l’auront pas compris, nous n’avancerons pas d’un pouce.

Reste, enfin et je terminerais là-dessus, un troisième phénomène que je crois important. Après tout, que les grandes entreprises investissent peu, c’est dans l’ordre des choses. Quand on est gros on est forcément moins mobile, on a tendance à se reposer sur ses lauriers et il faut tous le génie d’un Steve Jobs pour réussir à convaincre vos actionnaires de repartir à l’aventure.

C’est pour ça qu’historiquement l’innovation et les investissements, c’est plutôt dans les petites entreprises que ça arrive. C’est le domaine des entrepreneurs et des capital-risqueurs : on joue gros en espérant gagner beaucoup mais tout en sachant que les risques sont à la hauteur des gains potentiels.

Or voilà, tout notre modèle économique est conçu pour protéger les gros, ceux qui sont là depuis longtemps, qui ont des contacts bien placés dans l’appareil d’État de la concurrence des petits. La règlementation favorise les gros, le système fiscalo-redistributif favorise les gros, les interventions ad-hoc des ministres favorisent les gros et les petits, ceux par qui de tout temps les investissements, l’innovation et la croissance arrivent, en meurent.

Mesdames et messieurs les politiques, vos incantations, vos comités, vos règlements, vos impôts, vos aides et vos interventions maladroites quand elles ne sont pas catastrophiques ne feront qu’aggraver nos problèmes. Le capitalisme ne fonctionne bien que quand on le laisse fonctionner. Les entreprises de ce pays ont besoin d’un environnement favorable à l’investissement et à la croissance et donc, à l’emploi et au pouvoir d’achat. Elles ont besoin de simplicité, elles ont besoin de stabilité et elles doivent pouvoir faire des profits et les distribuer sous forme de dividendes si elles le jugent opportun.

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[1] Où, comme ça se fait de plus en plus ces dernières décennies pour échapper à la taxation prohibitive des dividendes, à racheter un certain nombre de ses propres actions ce qui revient à accroître la valeurs des actions détenues par les actionnaires qui restent.
[2] Dans le cas de Steve Jobs c’est particulièrement flagrant puisque, comme vous le savez, il a été absent pendant quelques années : quand il était là, Apple réinvestissait massivement ; dès qu’il partait, Apple payait des dividendes.
[3] Il va de soi qu’un actionnaire individuel peut tout aussi bien décider de « consommer » ses dividendes et certains le font. Néanmoins, la plupart des investisseurs étant des professionnels, ils réinvestissent massivement (et je vous prie de croire que je sais de quoi je parle : c’est mon métier).
[4] Quoi que, dans le cas d’Apple, pas assez : le résultat, aujourd’hui, c’est que la firme de Cupertino est assise sur un énorme tas de cash (des obligations d’État notamment) dont elle ne fait absolument rien. Raison pour laquelle un certain nombre d’investisseurs mettent la pression à Tim Cook.
[5] En l’occurrence, ce sont les titres qui composent l'indice S&P 500, un des principaux indice des marchés d’actions des États-Unis, il couvre les (à peu près) 500 plus grandes entreprises cotées de marché. Les données sont de multpl.com.
[6] Les entreprises versent plus de dividendes qu’elles ne réalisent de profits ; c’est-à-dire qu’elles utilisent leurs fonds propres.
[7] On appelle ça « aversion au risque » et c'est une caractéristique intrinsèque de l'être humain.

Les Chicago Boys, Milton Friedman et Augusto Pinochet

Cinq Chicago Boys vers 1957
(dont Sergio de Castro, à droite)

Tout commence en 1955. Nous sommes alors en pleine guerre froide et les deux grands blocs — l’URSS et les États-Unis — se livrent une lutte sans merci pour accroître leurs zones d’influences respectives. Dans la longue liste des terrains d’affrontement, l’Amérique Latine figure en bonne place et le Chili n’échappe pas à cette règle. La situation chilienne, du point de vue américain, est particulièrement inquiétante : la gauche y vire marxiste, le reste du spectre politique est divisé et les politiques populistes du général-président Carlos Ibáñez ne laissent rien présager de bon. À Washington, on cherche donc à restaurer l’influence des États-Unis dans la région.

C’est dans ce contexte qu’en juin 1955, Theodore Schultz, Earl Hamilton, Arnold Harberger et Simon Rottenberg, tous représentants de l’Université de Chicago, débarquent à Santiago pour y signer un accord avec l’Université Pontificale Catholique du Chili. L’objet de l’accord, financé par les fondations Ford et Rockefeller, est de créer le Centro de Invertigaciones Económicas à Santiago et de permettre aux meilleurs étudiants chiliens de finaliser leur formation à la Chicago School of Economic.

Dès 1956, l’accord à peine signé, un premier groupe de huit chiliens prend le chemin de la prestigieuse université américaine. Parmi eux, le jeune Sergio de Castro, qui n’a alors que 26 ans, se distinguera particulièrement du lot : il deviendra un ami personnel de Harberger [1], se revèlera un des étudiants les plus brillants de ce programme mais surtout, une fois de retour au Chili en 1958, il va devenir le tout premier de ceux qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les Chicago Boys.

La genèse des boys

Petit à petit, c’est une petite équipe de Chicago Boys qui va se former autour de Sergio de Castro jusqu’à ce qu’ils finissent par former un vrai courant de pensée au sein de l’Université Catholique du Chili — le seul de tout le pays qui ne soit pas explicitement interventionniste ou marxiste. Tous ont étudié à Chicago avec Harberger, bien sûr, mais aussi Milton Friedman qui y enseigne la théorie économique depuis 1946 et tous reviennent au pays avec la conviction chevillée au corps que seule une politique fondamentalement libérale peut sortir le Chili de l’ornière dans laquelle il s’enfonce.

Le hasard des choses veut que c’est à l’un d’entre eux, Emilio Sanfuentes, que Jorge Alessandri [2] confiera la direction du Centro des Estudios Economicos y Sociales (CESC), l’organisme chargé de lui constituer un programme économique pour l’élection présidentielle de 1970 ; organisme dans lequel Sanfuentes aura vite fait de rapatrier quelques Chicago Boys — dont de Castro et Pablo Baraona. C’est la première fois que leurs idées sortent du cadre restreint de leurs recherches universitaires. Las, non seulement les idées des boys sont bien trop extrêmes pour la vieille génération industrielle des années 1950 mais Alessandri perd l’élection face à Salvador Allende : le programme est enterré.

La première année de la présidence d’Allende donne à ce point l’apparence d’un succès que même Fidel Castro, qui ne croyait pas à la possibilité d’une transition démocratique vers le socialisme, fera le déplacement pour assister au miracle. Mais l’illusion ne durera que quelques mois. Dès 1972, l’économie chilienne s’effondre, les velléités autoritaires d’Allende se font de plus en plus visibles et les conspiration visant à se débarrasser de ce dernier se multiplient.

La Cofradía

C’est notamment le cas au sein de la Cofradía Náutica del Pacífico Austral, une sorte de club nautique fondé en 1968 par l’ex-amiral José Toribio Merino et le magnat des médias Agustín Edwards [3]. Parmi ses membres, on trouve toute une ribambelle d’anciens cadres de la marine chilienne comme Patricio Carvajal, Hernán Cubillos et surtout, en ce qui nous concerne, un certain Roberto Kelly, capitaine à la retraite qui fait office de service de renseignement et d’agent de liaison avec les services américains. C’est-à-dire qu’organiser une opération militaire est assez largement dans les cordes de nos marins. En revanche, c’est pour l’après qu’ils sont nettement moins confortable : « Jeter Allende, disent-ils un beau jour de 1972 à Kelly, ça ne coûte rien. Ce qui est compliqué, c’est de savoir quoi faire avec l’économie. » [4]

Roberto Kelly qui est un homme plein de ressources pense immédiatement à son ami Emilio Sanfuentes, le frère de l’économiste Andrés Sanfuentes (lui aussi un Chicago Boy), celui du programme enterré d’Alessandri. Non seulement il a déjà un programme radicalement opposé à celui d’Allende mais il a aussi toute une équipe d’économistes chevronnés autour de lui. Sanfuentes, un brin optimiste, promet un plan dans les 30 jours.

C’est ainsi qu’une équipe de dix Chicago Boys — Sergio de Castro, Alvaro Bardón, Juan Braun, Pablo Baraona, Manuel Cruzat, Andrés Sanfuentes, Sergio Undurraga, Juan Villarzú, José Luis Zabala Ponce et bien sûr Emilio Sanfuentes — se mettent au travail en août 1972. Ça va leur prendre neuf mois. Neuf mois pour produire un pavé de 500 pages à ce point volumineux qu’ils finiront par l’appeler el ladrillo (la brique). Ce n’est qu’en mai 1973, après avoir écrit un résumé de 5 pages signé par de Castro, qu’ils pourront enfin confirmer que le plan est prêt. Pour les marins, c’est le signal : le coup d’État peut avoir lieu.

Après le coup

À ce stade, une digression s’impose. Cette petite équipe savait-elle qu’elle travaillait à un plan qui avait vocation à être mis en œuvre après un coup d’État militaire ? Oui, sans doute. Imaginaient-ils, pour autant, que ce qui résulterait serait une dictature ? Non, sans doute pas. Non seulement, n’en déplaise à certains, les idées libérales dont ils se font tous les champions s’accommodent mal des régimes autoritaires mais il faut aussi se souvenir de l’ambiance qui règne en 1972 et 1973 au Chili : par bien des aspects, elle rappelle celle du Venezuela aujourd’hui. Il est plus que probable que nos boys croyaient sincèrement travailler à un sauvetage in-extremis de la démocratie.

Quoiqu’il en soit, le coup du 11 septembre 1973 a lieu et, très rapidement, l’équipe de Sanfuentes et de Castro va être intégrée à l’administration du nouveau régime. Dans le cas de ce dernier, typiquement, on lui annonce dès le 14 septembre qu’il sera désormais assistant de Fernando Léniz, le nouveau ministre de l’économie. Sauf que voilà : si Léniz n’est bien sûr pas marxiste, il est tout de même loin d’être libéral — à l’image, d’ailleurs, de la plupart des généraux de la junte qui ne craignent rien de plus que de lâcher une once de pouvoir, où que ce soit. C’est ainsi que l’ex-capitaine Kelly, à sa plus grande surprise, héritera de la direction de la Oficina de Planificación Nacional (Odeplan) — poste prestigieux mais pour lequel il n’a pas la moindre compétence.

Concrètement, les Chicago Boys sont en position d’avoir quelque influence mais n’ont pas le moindre pouvoir dans cette nouvelle administration militaire qui, plutôt que d’organiser une transition démocratique semble fermement décidée à s’installer. El ladrillo reste au placard et ce sont les généraux qui vont finalement n’en faire qu’à leur tête pendant plus d’un an et demi. Évidemment, c’est une catastrophe.

Nous voilà donc au début de l’année 1975. Pour Augusto Pinochet, qui a désormais bien consolidé son pouvoir au sein de la junte, la situation devient critique : l’économie va mal et ce, notamment, à cause d’une inflation de tous les diables. Sur sa table, il a deux plans concurrents : celui de Léniz, son ministre de l’économie, qui plaide pour une forte intervention de l’État dans l’économie et celui de Jorge Cauas, qu’il vient de nommer ministre des finances, qui soutient les Chicago Boys et donc une mise en œuvre d’el ladrillo. Et c’est là qu’il va se passer quelque chose de tout à fait extraordinaire.

Friedman au Chili

Préoccupée par la situation économique du Chili et notamment l’inflation, la Fundación de Estudios Económicos, une fondation privée qui dépend de la Banco Hipotecario de Chile, prend l’initiative d’organiser une série de conférences avec quelques-uns des meilleurs spécialistes mondiaux des questions monétaires. À l’époque, pourvu qu’on puisse les convaincre de faire le déplacement, les candidats idéaux sont bien sûr les professeurs de l’Université de Chicago — Arnold Harberger et Milton Friedman en tête. Coup de chance, Harberger parle couramment espagnol mais en plus, pour les raisons exposées plus haut, il entretient un lien tout particulier avec le Chili : non seulement il accepte mais il amène Friedman et Carlos Langoni [5] avec lui.

C’est ainsi que, du 20 au 27 mars 1975, Milton Friedman accompagné de son épouse, Rose, de Harberger et de Langoni se retrouvent à Santiago pour y donner une séries de conférences. C’est d’ailleurs dans la dernière, celle du mercredi 26, que Friedman évoquera la nécessité d’un « traitement de choc » pour mettre fin à l’inflation, allégorie médicale récurrente durant tout son séjour qui semble trouver son origine dans la question d’un journaliste qui lui demandait si le Chili était « un pays malade avec une maladie économique. »

Mais l’important c’est que, le lendemain même de leur arrivée à Santiago, nos trois économistes se sont vus convoqués par Pinochet himself. Cet entretient d’environ 45 minutes, de 17h30 à 18h15, sera exclusivement consacré à la situation économique en général et à l’inflation en particulier. Évidemment, Harberger, Friedman et Langoni partagent une même analyse des causes et prônent les mêmes remèdes mais c’est à la superstar du jour, Friedman [6], que le caudillo demandera un résumé écrit.

Une fois rentré à Chicago après un détour par l’Australie, Friedman s’exécute et, en date du 21 avril 1975, écrit une lettre purement technique dans laquelle il expose son analyse. Lettre à laquelle Pinochet répondra brièvement le 16 mai 1975 en indiquant que les recommandations de Friedman « coïncident pour l’essentiel » avec le Plan de Redressement National proposé par Jorge Cauas.

El ladrillo

Et c’est tout à fait vrai. C’est très exactement le vendredi 4 avril 1975, dans la soirée, que Pinochet commande un plan de redressement à Kelly pour le dimanche 6 à 9h00 du matin. Évidemment, le directeur de l’Odeplan convoque immédiatement son équipe — dont une bonne partie sont des Chicago Boys — et leur fait, en substance, ressusciter el ladrillo. Désormais renommé Programa de Recuperación Económica, le plan sera annoncé officiellement le 24 avril 1975, un mois à peine après l’entretien du caudillo avec Harberger, Friedman et Langoni. L’ont-ils convaincu ? C’est tout à fait possible et il est même possible que la présence de Friedman ce jour-là ait joué un rôle [7]. Cependant, il est sans doute utile d’observer que la décision de Pinochet a été prise avant qu’il prenne connaissance de la lettre de l’économiste.

Quoi qu’il en soit, c’est à partir de ce moment que les Chicago Boys vont accéder à de vraies responsabilités dans la direction des affaires économiques du pays. Les historiques, comme de Castro qui est nommé ministre de l’économie le 14 avril 1975, et les plus jeunes comme Miguel Kast Rist qui succède à Kelly à la tête de l’Odeplan. C’est le début des réformes libérales au Chili, celles qui vont rendre possible le « miracle économique chilien ». Un héritage sur lequel aucun des gouvernements démocratiquement élus après le départ de Pinochet ne reviendra.

Épilogue

Il est donc tout à fait juste de dire qu’une partie des Chicago Boys a participé, sous l’angle économique, au coup d’État du 11 septembre. Il est aussi exact qu’un bon nombre ont été intégrés à l’administration de la junte et que, à partir de ce fameux mois d’avril, ils ont été nombreux à occuper des postes de premier plan dans la direction des affaires économiques du Chili. Ce sont des choix personnels que chacun est libre de juger : était-ce une allégeance à la dictature en tant que telle ou une volonté sincère d’alléger le fardeau des chiliens ? Eux seuls peuvent le dire.

On peut sans doute être plus affirmatif quant au supposé soutient de Milton Friedman au régime. Non seulement il s’en est lui-même toujours défendu sans aucune ambigüité mais il est manifeste que son implication dans l’affaire chilienne se résume aux éléments exposés plus haut [8]. C’est-à-dire rien, pas plus que ce qu’il a fait en URSS ou en Chine. De toute évidence, c’est Harberger qui assurait le lien entre l’Université de Chicago et le Chili ; si ce voyage a été exclusivement reproché à Friedman, ce n’est que dans le but de le calomnier et, au travers de lui, de dénigrer les idées libérales.

Ce mythe, créé et entretenu par ceux-là même qui, il y a encore quelques mois chantaient les louanges de Fidel Castro et vantaient les succès de la « révolution bolivarienne » au Venezuela, n’a pas d’autre but que d’instiller l’idée selon laquelle « le libéralisme s’accommode d’une dictature ». C’est un contresens grossier, la raison pour laquelle les descendants des admirateurs béats de Staline, Pol Pot et autres Mao Zedong se sentent obligés de parler de « néolibéralisme » [9] : comment, sans ça, faire croire que le Libéralisme, courant intellectuel qui se définit par opposition à toute forme d’autoritarisme, puisse porter en lui le germe de ce qu’il combat depuis toujours ?

Pour en revenir et terminer sur Milton Friedman sa position quant au régime de Pinochet a toujours été limpide : il le désapprouvait tout autant qu’il désapprouvait les régimes chinois, yougoslave ou russe. Mais au moins, reconnaissait-il dans le cas de la junte, « il y a plus de chances en faveur d’un retour vers une société démocratique. Il n’existe aucun exemple, pour autant que je sache, de totalitarisme communiste qui évolue en société démocratique. » La suite a prouvé qu’il avait raison, sur les deux points.

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[1] C’est lui, pour la petite histoire, qui présentera à Harberger sa future femme — Anita Valjalo, une chilienne qu’il épouse en 1958.
[2] Candidat de la droite chilienne (et de la CIA), Alessandri avait déjà été président de 1958 à 1964.
[3] Propriétaire, entre autres, du journal d’opposition El Mercurio, c’est un des hommes les plus riches du Chili. Dès le 5 septembre 1970, il avait rencontré Kissinger pour tenter d’empêcher l’élection d’Allende.
[4] Il existe plusieurs versions de cette citation mais il semble bien que quelque chose de ce genre ait été dit.
[5] Langoni est un économiste brésilien, lui aussi formé à Chicago et lui aussi spécialiste des questions monétaires ; notamment en Amérique Latine.
[6] Friedman est à la veille de se voir décerner son Nobel Memorial Prize in Economic Sciences.
[7] Notez que Harberger est déjà allé au Chili trois fois au cours des 9 mois qui ont précédé le voyage avec Friedman : il faut croire que seule la présence de ce dernier était de nature à éveiller la curiosité de Pinochet.
[8] Il est retourné au Chili en novembre 1981, voyage dont personne ne parle bizarrement. Voir l’article de Leonidas Montes ci-dessous pour plus de détails.
[9] Rappel : Ni Friedman ni Hayek ni aucun autre des grands libéraux ne s’est jamais réclamé du « néolibéralisme ». Ce courant intellectuel n’existe pas. Ce terme est une pure invention qui n’est plus, aujourd’hui, utilisé que par les plus malhonnêtes des antilibéraux. La ficelle est grossière : attaquer un courant d’idée dont personne ne se réclame c’est s’assurer une absence totale de contradicteur.

NB : j’ai eu recours à beaucoup de sources pour recomposer cette petite histoire sans — et c’est un tort — prendre la peine de toutes les noter. Néanmoins, les deux plus remarquables sont Friedman’s two visits to Chile in context de Leonidas Montes et Los economistas y el president Pinochet d’Arturo Fontaine Aldunate. Je vous les recommande chaudement si vous souhaitez rentrer un peu plus dans les détails.

Non, Salvador Allende n’était pas « sur le point de réussir »

Au centre, Allende et Brezhnev, le 11/12/1972 à Moscou.

Parmi les nombreuses tartes à la crème qu’on voit circuler sur les Internets, il y a l’idée prégnante et manifestement reçue par beaucoup selon laquelle Salvador Allende était « sur le point de réussir » quand la CIA l’a remplacé par la junte d’Augusto Pinochet. Non. À moins que par « réussir » vous entendiez « réussir à instaurer une dictature » à la mode cubaine ou soviétique, rien n’est plus faux. Un rapide retour sur ces trois années s'impose.

Lorsque Salvador Allende, candidat d’une coalition qui regroupait presque tous les partis de gauche du Chili, arrive premier à l’élection présidentielle du 4 septembre 1970 avec 36.2% des voix, il n’est pas pour autant élu. En effet, la constitution chilienne de l’époque voulait que si aucun candidat n’emportait la majorité des suffrages, les deux premiers seraient départagés par un vote du Congrès. Allende devait donc convaincre les parlementaires chiliens de lui apporter leurs suffrages plutôt qu’à son principal opposant, l’ancien président Jorge Alessandri.

Concrètement, Allende devait s’assurer du soutien des Chrétiens-Démocrates — dont le candidat était arrivé 3ème — ce qui, pour un candidat explicitement marxiste, n’avait rien d’évident [1]. Il y parvint toutefois en s’engageant en retour à faire inscrire dans la Constitution chilienne un certain nombre de garanties sur l’état de droit et les libertés civiles — pluralisme politique, inviolabilité de la correspondance, droit de réunion, libertés d’opinion, de la presse, de l’enseignement, de circulation etc… Ce n’est que parce qu’il a accepté les termes de cet accord qu’Allende a pu accéder au pourvoir le 3 novembre 1970.

La « voie chilienne vers le socialisme » a prouvé qu’elle n’était en rien différente des autres tentatives menées jusque-là à ceci près que ses effets se sont fait sentir très rapidement. De 1971 à 1973, le PIB réel se contracte de 5.6% par an, l’inflation, déjà élevée avant Allende, explose et anéantit le pouvoir d’achat des chiliens, les déficits publics s’accumulent, les réserves de change fondent à vue d’œil, les exportations — notamment de cuivre [2] — s’effondrent et les pénuries de biens de base se multiplient. Enfin et pour compléter le tableau, Allende va revenir sur les garanties données aux Chrétiens-Démocrates et s’attaquer aux bases même de l’état de droit au nom des « objectifs élevés et des nécessités historiques de transformation de la société » [3].

Naturellement, la fragile alliance qui l’avait porté au pouvoir va rapidement voler en éclat. Même si Henry Kissinger, plus tard, s’attribuera les « mérites » de l’instabilité politique qui règne alors au Chili et du coup d’État qui va en résulter [4], le fait est que c’est l’extrémisme d’Allende, sa volonté manifeste d’imposer une révolution à la cubaine, de faire du Chili un satellite de l’URSS [5], qui va l’isoler politiquement et amener la Chambre des Députés, le 22 août 1973, à s’opposer à lui par 81 voix contre 47. Le coup d’État du 11 septembre 1973 qui portera la junte et Augusto Pinochet [6] au pouvoir est bien plus une conséquence du fanatisme d’Allende que de l’implication — au demeurant avérée — des États-Unis.

On ne saura jamais ce que serait devenu le Chili si Allende était resté au pouvoir mais il y a de bonnes raisons de penser que ça n’aurait pas été très différent, en termes de libertés civiles et de démocratie, du régime de Pinochet.

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[1] Et ce, d’autant plus que l’administration Nixon tentait déjà de persuader les Chrétiens-Démocrates de faire le contraire et de soutenir Alessandri. On sait depuis quelques années qu’il existait un Project FUBELT de CIA qui visait carrément à renverser Allende dès 1970.
[2] C’était l’essentiel des exportations chiliennes, une industrie dont la nationalisation, largement initié par ses prédécesseurs, a été complétée par Allende le 16 juillet 1971. Pour être juste, il faut signaler que les cours du cuivre ont fortement baissé sur la période : de USD 57.7 en 1970 à USD 47.8 en 1972.
[3] C’est ainsi qu’il justifie, en réponse à la Cours Suprême qui les dénonçait, les interférences régulière de l’administration dans les affaires judiciaires. La doctrine d’Allende en la matière était parfaitement résumée dès le 1er juillet 1972 par Jorge Tapia Valdés, un de ses ministres de la Justice : « La révolution se maintiendra dans le droit tant que le droit ne prétendra pas freiner la révolution. »
[4] Kissinger à Nixon : « We didn’t do it. I mean we helped them. ___ created the conditions as great as possible. »
[5] Outre les nombreuses aides matérielles reçues, on sait qu’Allende avait demandé et obtenu l’aide militaire de Moscou ; durant l’été 1973, des bateaux chargés d’armes étaient déjà en route quand, apprenant qu’un coup d’État était en préparation, les dirigeants du Kremlin ont préféré annuler l’opération pour s’assurer que « ce ne serait pas des chars soviétiques qui sortiraient dans le square pour tirer sur le palais de La Moneda. » (page 24)
[6] Pour mémoire, Pinochet avait été nommé Commandant en Chef de l’armée chilienne le 23 août ; moins de 20 jours avant le coup d’État.

De la gestion de l’eau en France

Avertissement : je suis à peu près certain que toutes les informations données dans cet article sont justes et à peu près à jour. En revanche, je ne suis aucunement en mesure de vous en garantir l’exhaustivité. C’est que, voyez-vous, l’eau c’est important, c’est la vie, ce n’est pas un produit comme les autres que l’on pourrait laisser aux libres forces du marchés (lesquelles sont sauvages, dérégulées et apatrides). Il faut donc l’encadrer sévèrement ce qui, dans la Grande Tradition Administrative Française (GTAF), implique moult commissions, agences et autres instances organisées en couches successives à tous les échelons de façon à créer un maillage si étroit et méticuleux qu’un esprit limité comme le mien s’y perd. Forcément.

Au niveau national, la politique de l’eau incombe à la Direction de l’Eau et de la Biodiversité laquelle dépend de la Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN) du Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer (MEEM). Elle est, selon le site du Ministère, chargée de « la conception, l’évaluation et la mise en œuvre des politiques de l’eau, des espaces naturels, de la biodiversité terrestre et marine et des ressources minérales non énergétiques en vue de garantir la préservation et un usage équilibré de ces ressources. » On ne sait pas grand-chose d’autre sur cette indispensable Direction (ou Sous-Direction) si ce n’est, d’après l’annuaire du service public, qu’elle est physiquement située à Puteaux et placée sous la direction de M. Paul Delduc, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts.

À cette direction ministérielle s’ajoute le Comité national de l’eau (CNE), instance délibérative (a.k.a. comité Théodule) composée de pas moins de 160 membres qui ne s’est réuni que 3 fois en 2015 mais nous coûte néanmoins 38 000 euros (voir page 12). Ce dernier, selon son propre site, « construit le lien entre la protection des milieux naturels et la gestion de la ressource eau pour l’alimentation en eau potable et les activités économiques, en inscrivant son action dans une stratégie de développement durable » ce qui n'est tout de même pas rien. Placé sous la Présidence de M. Jean Launay, député de la seconde circonscription du Lot, il n’a manifestement pas produit le moindre avis ou document depuis décembre dernier.

Troisième et dernier (modulo l'avertissement donné plus haut) organisme affecté à l’eau à l’échelle nationale : l’Office National de l’Eau et des Milieux Aquatiques (ONEMA), un Établissement Public à caractère Administratif (ÉPA) qui employait jusqu’ici 870 personnes avant d’être fusionné, ce 1er janvier, dans la toute nouvelle Agence française pour la biodiversité (AFB) avec, entre autres, l’Agence des Aires Marines Protégées (AAMP) mais contrairement au Conservatoire de l’Espace Littoral et des Rivages Lacustres (CELRL) qui reste indépendant. Mais je m’égare. Toujours est-il que les missions, personnels et financements de l’ONEMA sont repris par l’AFB. Il y en a, si j’en crois les données du PLF 2017 au titre de l’année 2016, pour 139.8 millions d’euros dont 139 millions de financements publics qui semblent — et je reste prudent là-dessus — remonter en grande partie des Agences de l’eau sur lesquelles nous reviendrons plus tard.

Comme vous le savez sans doute (ou pas), la gestion des eaux, en France, est organisée autour de 12 bassins hydrographiques. Sept se trouvent en France métropolitaine (Artois-Picardie, Rhin-Meuse, Seine Normandie, Loire Bretagne, Adour Garonne, Rhône Méditerranée et Corse) et les cinq autres se trouvent dans les DOM (Mayotte, Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion). Chacun de ces bassins dispose de son propre Comité (de bassin), une assemblée acteurs publics ou privés (mais surtout publics) qui, à l’échelle de leur bassin, agissent dans le domaine de l’eau. Notez ici que dans « agir dans le domaine de l’eau », on ne compte pas les pratiquants de sports aquatiques ni les amateurs de pastis : vous n’avez sans doute pas votre place dans une telle assemblée. Ces comités sont principalement en charge de l’élaboration du Schéma Directeur d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SDAGE) de leur bassin [1] et d’élire les membres des conseils d’administration de leurs Agences de l’eau respective.

Il y en a 6 agences de l’eau en France : celles des bassins Adour-Garonne,Artois-Picardie, Loire-Bretagne, Rhin-Meuse, et Seine-Normandie et des deux bassins Rhône-Méditerranée et Corse. Selon les chiffres du PLF 2017, elles occupaient 1 736 personnes (Équivalent Temps Plein) en 2016 et ont consommé, à elles six, un budget de 2.3 milliards d’euros lequel se trouve être essentiellement alimenté par une myriade de « redevances » — pour la pollution domestique, la pollution non domestique, la modernisation des réseaux de collecte, le prélèvement d’eau, la production hydroélectrique, les pollutions diffuses, la pollution d’élevages, les obstacles en rivière, le stockage en période d’étiage et la protection des milieux aquatiques... Notez que si les DOM ont bien leur Comités de bassin, ils n’ont pas, en revanche et pour une raison que j’ignore, d’Agences de l’eau.

La coordination, à l’échelle de chaque bassin, des actions des différents services de l’État dans le domaine de l’eau est placée sous la responsabilité d’un Préfet coordonnateur de bassin lequel s’appuie sur une Commission Administrative de Bassin (CAB) qui regroupe des représentants de l’État et un Délégué de bassin qui est typiquement le Directeur d’une des Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) concernées. Le Préfet coordonnateur est un préfet comme un autre à ceci près qu’il coordonne. Quoi, me demanderez-vous ? Eh bien l’action des autres préfets de son bassin notamment en matière de Police de l’Eau et des Milieux Aquatiques. Il y a des préfets coordonnateur et des préfets coordonnés, c'est ainsi. En outre, le Préfet coordonnateur préside un certain nombre de commissions comme, typiquement, les COmités de GEstion des POissons Migrateurs (COGEPOMI).

Enfin, à l’échelle de chaque bassin versant et de son cours d’eau, une Commission Locale de l’Eau (CLE) décline le SDAGE vu plus haut en Schémas d’Aménagement et de Gestion de l’Eau (SAGE). Aujourd’hui, la mise en œuvre de la Gestion des Milieux Aquatiques et Prévention des Inondations (GEMAPI) c’est-à-dire de l’entretien et la restauration des cours d’eau et des ouvrages de protection contre les crues incombe à tous les niveaux de collectivités (région, département, communes et intercommunalités). Dès 2018, cette compétence sera transférée aux seules communes ou à leurs Établissements Publics de Coopération Intercommunale (ÉPCI) à fiscalité propre (communautés de communes, communautés d’agglomération, métropoles, communautés urbaines) même si ces derniers auront la possibilité de déléguer cette responsabilité à des structures de gestion par bassin versant comme les Établissement Public Territorial de Bassin (EPTB) [2] ou les Établissements Publics d’Aménagement et de Gestion des Eaux (ÉPAGE). Quant au traitement et à l’assainissement des eaux, c’est encore une compétence des communes mais à compter de 2020, elle devra être transférée aux ÉPCI à fiscalité propre.

Évidemment, tout ça peut sembler un brin compliqué au premier abord (au second et au troisième aussi, d’ailleurs) et je vous concède volontiers qu’une source d’informations centralisée ne serait pas de trop. Fort heureusement, les Pouvoirs Publics mettent à notre disposition un véritable service public d’information sur l’eau (et les milieux aquatiques) qui dépend manifestement de l’AFB et qui, si j’ai bien compris, est chargé du Schéma National des Données sur l’Eau (SNDE) qui, lui-même, « fixe les objectifs, le périmètre, les modalités de gouvernance et décrit ses dispositifs techniques » du Système d’Information sur l’Eau (SIE). Vous conviendrez donc, j’en suis sûr, que la gestion de l’eau, en France, est prise pour le moins au sérieux.

Les mauvaises langues, naturellement, diront que ce magnifique édifice administratif — que dis-je, un édifice, c’est une cathédrale ! — est une véritable usine à gaz (de la vapeur d’eau, pour rester dans le thème) et qu’il y a sans doute là matière à simplification tout en réalisant quelques économies. Ce n’est peut-être pas tout à fait faux mais gardez tout de même en tête, en reconsidérant ce qui précède, que nous n’avons abordé ici qu’une infime partie de la gigantesque toile administrative française. La prochaine fois, si je trouve le courage, je vous parle de la gestion de l’air.

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[1] Pour plus d’informations, consultez le site de Gest’Eau, la communauté des acteurs de gestion intégrée de l’eau.
[2] Selon le site de l’Association française des établissements publics territoriaux de bassin (AFEPTB) il en existe 40 en France. Elle-même, puisque nous y sommes, rassemble 32 membres dont 30 EPTB.

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