Julien Landfried [1] affirme que l’argument des partisans du libre-échange consiste à affirmer « qu’un effort supplémentaire d’innovation par la recherche et développement serait de nature non seulement à nous protéger de la concurrence étrangère mais aussi à redévelopper l’emploi industriel dans les prochaines années » (Concurrence des pays émergents: l’innovation ne suffira pas à nous protéger). C’est tout à fait inexact. Les partisans du libre-échange – dont j’ai l’honneur de faire partie – considèrent que la liberté des échanges internationaux – en favorisant la concurrence à grande échelle, en démultipliant la taille des marchés, en optimisant les chaines de production et en stimulant la créativité des entrepreneurs – bénéficie à tout le monde.
Eux contre nous ?
L’idée selon laquelle nous devrions « nous protéger de la concurrence étrangère » est précisément une idée des adversaires du libre-échange. Ceux qui plaident l’ouverture des frontières et la non-intervention des pouvoir publics dans les échanges internationaux pensent au contraire que cette compétition est une bonne chose : elle pousse les entreprises à améliorer l’adéquation de leur production aux attentes des consommateurs et à baisser leurs prix. Un exemple : alors qu’en 1972, une Renault 5 coûtait 9 740 francs – soit 2 265 heures de travail payées au Smic (4,72 francs au 1er juillet 1972) – il est aujourd’hui possible d’acquérir une Twingo pour moins de 9 000 euros – c'est-à-dire moins de 1 000 heures de travail payées au Smic (9 euros bruts depuis le 1er janvier 2011). En termes de pouvoir d’achat, le gain se chiffre donc à 127% en moins de 40 ans – et ce, sans tenir compte des améliorations en termes de sécurité et de confort entre une R5 de 1972 et une Twingo de 2011. Ce résultat n’a pas été atteint que parce que Renault, aiguillonnée par la concurrence de Peugeot mais aussi celle de Fiat, de Volkswagen puis de marques japonaises et américaines, n’a pas eut d’autre choix, pour maintenir ses parts de marché en France, que d’améliorer ses produits tout en réduisant leur prix.
Par ailleurs, qu’appelons nous une « entreprise française » ? Une société dont le siège social est en France ? Qui emploie une majorité de salariés français ? Dont les sites de production sont en France ? Dont les actionnaires sont français ? La réalité du monde dans lequel nous vivons c’est que l’économie transcende totalement les frontières politiques et que les entreprises, mues par l’impérieuse nécessité de faire face à leurs concurrentes, se sont organisées d’elles mêmes pour optimiser leurs chaines de production à des niveaux absolument impensables il y a 40 ans. Monsieur Landfried évoque le cas d’Apple ; prenons donc l’exemple de la chaine de production d’un iPhone, un appareil imaginé et conçu par des ingénieurs américains (ou du moins vivant aux Etats-Unis) et travaillant pour une firme américaine (même si l’actionnariat de l’Apple est clairement international). Pour construire un iPhone, il vous faut tout d’abord quelques composants de base produits – notamment – par Toshiba (Japon), Samsung (Corée du Sud), Infineon (Allemagne), Dialog Semiconductor, Broadcom, Numonyx et Cirrus Logic (etc…). L’assemblage est réalisé par Foxconn, une société taïwanaise basée à Shenzhen en République populaire de Chine, qui doit donc importer ces composants pour pouvoir les assembler avant de les faire livrer directement sur les marchés où ils seront vendus. Pour un appareil vendu $500 [2], la firme Steeve Jobs réalise une valeur ajoutée de $321,04 tandis que Foxxconn ne facture l’assemblage que $6.5 et que les différents fournisseurs se partagent les $172,46 restants. Bien sûr, lesdits fournisseurs ont eux-mêmes des fournisseurs – il faut bien que Dialog Semiconductor achète du silicium quelque part n’est-ce pas ? – qui récupèreront eux aussi leur part de valeur-ajoutée. De la même manière, il va de soit que les $321,04 de valeur ajoutée réalisés par Apple serviront non seulement à payer salaires, impôts et dividendes mais aussi les services d’autres fournisseurs comme les agences de publicité ou le service de nettoyage du siège californien. Question : Apple est-elle une entreprise américaine qu’il faudrait protéger de la concurrence étrangère ?
Il n’y a pas, en économie, de eux contre nous, il n'y a pas de « concurrence des pays émergents » mais une concurrence entre entreprises, entre chaines de production. L'économie est faite de processus de coopération mondiale extrêmement complexes où une entreprise japonaise peut être à la fois un concurrent et un fournisseur vital pour certaines de nos activités – typiquement Toshiba est aussi un concurrent d’Apple. L’économie n’est pas une guerre mais un processus de compétition entre ces différentes chaines de production où vous constaterez, dans bien des cas, que ces mêmes entreprises chinoises que nous accusons de nous faire une concurrence déloyale sont aussi des maillons essentiels de la compétitivité des entreprises françaises – et donc de nos emplois. Si Apple a jugé utile de faire assembler ses appareils en Chine s’est probablement que l’économie réalisée sur cette activité à faible valeur ajoutée permet de faire baisser le prix de vente de l’iPhone, donc d’en vendre plus, donc de distribuer encore de valeur ajoutée dans toute la chaine de production. Depuis qu’Apple a décidé de confier l’assemblage des iPhones à Foxxconn en 2007, la firme de Steve Jobs a recruté 22 900 salariés supplémentaires soit un doublement de ses effectifs [3] et il est peut être utile de rappeler à ceux qui voudraient protéger Renault ou PSA contre la concurrence de Toyota que le constructeur japonais emploie 3 100 personnes à Valencienne. Mettez donc ça sur le compte de la mondialisation.
Sauver l’emploi industriel ?
Pourquoi devrions-nous « redévelopper l’emploi industriel » ? Si venir à bout du chômage structurel que nous trainons comme un boulet après 30 ans – au bas mot – de social-démocratie est un objectif que je partage pleinement, pourquoi devrions-nous souhaiter des emplois industriels plutôt que des emplois en général ? Au nom de quel raisonnement économique, philosophique ou religieux devrions-nous préférer la création d’un poste de manœuvre dans une usine à celle d’un poste de webmaster dans société de service ? Les emplois industriels ont-ils une vertu magique qui les rend meilleurs que les autres ? Cette obsession de l’industrie à la mode Henry Ford, des grandes chaines de production où des centaines d’ouvriers fabriquent à la chaine des choses en métal – ou à la rigueur en plastique – et parfaitement irrationnelle. Nous n’avons absolument aucune raison de considérer apriori qu’une ouvrier fraiseur est plus ou moins « socialement utile » ou personnellement heureux qu’un infographiste et j’avoue pour ma part que, quitte à choisir, je préfère la deuxième option (et ce choix n’est pas motivé que par des considérations salariales). En réalité et au-delà des nécessités qu’imposent le discours politique, cet attachement quasi-viscéral à la défense d’une industrie nationale qui fait travailler des ouvriers français n’a absolument aucun sens.
D’autant plus que l’idée selon laquelle la France, victime de la concurrence de pays à bas salaires, se désindustrialiserait est un mythe. En 2010, la production de nos industries manufacturières était 140% plus élevée qu’en 1970 (net d’inflation) et la valeur ajoutée – c'est-à-dire la richesse économique – générée par ce secteur de notre économie a plus que doublé sur la même période [4]. Juste avant la crise – en 2007/08 – notre production manufacturière avait même battu son record historique. Si certaines industrie et intensive en main d’œuvre peu qualifiée – et notamment le textile – ont effectivement été largement délocalisées, d’autres – comme les industries électriques, électroniques ou cosmétiques – ont vu leur production et leur création de richesse multipliée par plus de 7 au cours des 40 dernières années. Si l’industrie française emploie moins de main d’œuvre aujourd’hui qu’en 1970 ce n’est donc absolument pas la conséquence d’un déclin de notre industrie mais tout simplement le résultat de 40 ans de progrès technologiques. Enfin, quand monsieur Landfried se plaint de ce que « l’industrie française ne représente désormais plus que 13% de son PIB », il oublie non seulement que ce déclin n’est que relatif – c'est-à-dire qu’il n’est du qu’à une croissance plus rapide des activités de service – mais surtout que ce phénomène est mondial : la part des industries manufacturières dans le Produit Mondial Brut est passée de près de 27% en 1970 à moins 17% de nos jours [5]. A moins d’accuser les martiens de concurrence déloyale, accuser le libre-échange d’être responsable d’une désindustrialisation en France ou ailleurs relève de la rhétorique politique ; pas de l’analyse économique.
Qui a peur de la mondialisation ?
Accuser la mondialisation de tous nos maux est devenu le fond de commerce de politiciens – de gauche comme de droite – qui oublient que la France est, avec la Grèce, le pays le plus protectionniste de l’Union Européenne et éludent un peu vite les conséquences de 40 ans d’Etat-providence et de prolifération règlementaire. Le succès de ces arguments relève du biais cognitif : les délocalisations d’usines font la « une » des journaux mais on entend rarement parler des entreprises qui embauchent et encore moins de celles qui se développent grâce à la mondialisation. Non seulement des sociétés comme l’Oréal, Legrand et toute notre industrie du cognac – qui exporte 96% de sa production, notamment en Chine – profitent massivement de ce marché mondial mais surtout l’existence même d’un marché mondial et – en tant que tel – créateur de richesses et d’emplois.
Considérez ceci : à gravité égale, vous préfèreriez attraper une maladie courante plutôt qu’une maladie orpheline parce que vous savez que l’existence d’un marché important fait que les laboratoires pharmaceutiques ont matériellement intérêt à investir dans le développement d’un médicament pour vous soigner. En d’autres termes, plus la taille d’un marché est importante, plus le nombre de projet économiquement viables augmente : si, par malchance, vous deviez attraper une maladie rare et potentiellement mortelle, l’existence d’un marché mondial est tout simplement votre meilleure chance de survie. Qui, parmi les politiciens qui nous vendent un rétablissement des barrières douanières, a évalué le nombre d’entreprises et d’emplois qui disparaîtraient du simple fait que nous aurons cloisonné les marchés ?
Qui, parmi ces mêmes politiciens, a évalué les interdépendances qui existent entre les entreprises françaises – peu importe ce que vous entendez par « entreprises françaises » - avec leur fournisseurs ou leurs clients étrangers ? Combien coûterait une chemise fabriquée en France ? De combien l’augmentation du prix de vente réduirait-elle la demande ? Combien d’emplois une politique protectionniste sur le textile créerait elle dans les usines et combien d’emplois de stylistes, de transporteurs, de vendeuses en magasin détruirait-elle ? L’économie est un phénomène compliqué qui s’accommode mal des simplifications outrancières du discours politique et il faut être d’une naïveté confondante pour ne pas comprendre que quand les dirigeants de « nos grandes entreprises » [6] en appellent au pouvoir politique pour les protéger, ce n’est jamais dans notre intérêt mais dans celui de leurs actionnaires. « L’étrange tâche de la science économique, disait Friedrich Hayek, consiste à démontrer aux hommes à quel point ils en savent peu sur les choses qu’ils pensent pouvoir concevoir. » Nous n’avons pas besoin d’un planificateur pour expliquer à des professionnels dont c’est le métier – et par ailleurs l’intérêt bien compris – que produire, où produire et quel montant ils doivent investir en recherche et développement pas plus que nous n’avons besoin d’un planificateur pour nous dire quoi acheter, où l’acheter et à qui.
Depuis qu’ils ont rejoint le concert de la mondialisation, les pays dits émergents – et la Chine en particulier – ont connu une croissance spectaculaire. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, autant de gens ne s’étaient enrichit aussi vite. A mesure que les ouvriers chinois améliorent leur niveau de vie, leurs enfants font des études et – comme les informaticiens indiens – peuvent désormais prétendre à des niveaux de rémunération plus proches des nôtres. Ce à quoi nous sommes en train d’assister, c’est le plus grand rééquilibrage des richesses mondiales de l’histoire de l’humanité : dans quelques années, la Chine ne sera plus un pays à bas salaire et des centaines de millions de chinois constitueront une gigantesque classe moyenne qui ne demandera rien de plus que de consommer des produits européens ou américains. Et nous voudrions fermer nos frontières ?
Le monde dont rêve monsieur Landfried ; ce monde cloisonné, où les gens ne consomment que des produits fabriqués localement et où le pouvoir politique tout-puissant réglemente les marchés a déjà existé : c’est ce qu’on appelle le moyen âge.
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[1] Secrétaire national du Mouvement Républicain et Citoyen (MRC).
[2] Ces chiffres datent de 2009, selon une étude de l’ADB Institute.
[3] Chiffres d’Apple au 25 septembre 2010.
[4] Insee – production par branche aux prix de l'année précédente chaînés et valeur ajoutée aux prix de l'année précédente chaînés.
[5] Nations Unies – GDP/breakdown at current prices in US Dollars.
[6] C’est, bien sûr, un abus de langage: ce ne sont pas « nos » entreprises mais des entreprises privées qui appartiennent à leurs actionnaires.
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Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimer"L’économie n’est pas une guerre mais un processus de compétition entre ces différentes chaines de production".
RépondreSupprimerCela me fait penser au propos de Hayek :
"Si l'on considère les ressources des différentes nations comme la propriété exclusive de chacune de ces nations, si les relations internationales, au lieu d'être des relations entre individus, deviennent de plus en plus des relations entre nations organisées en entités économiques, il s'en suivra inévitablement des frictions et des jalousies internationales. C'est une illusion néfaste que de s'imaginer qu'en substituant à la concurrence des négociations entre Etats et groupes organisés, on diminuerait les frictions internationales. Au lieu d'une "lutte" toute métaphorique entre concurrents, on aura affaire à un conflit de forces, on transférera des rivalités que les individus règlent normalement sans recourir à la force, à des Etats puissamment armés qui échappent à toute loi supérieure. Les transactions économiques entre nations, qui sont en même temps juges suprêmes de leur propre conduite, qui ne se plient à aucune loi supérieure et dont les représentants ne sont liés par aucune considération autre que l'intérêt immédiat de leurs pays respectifs, mènent à des conflits internationaux." (La route de la servitude, ch. XV)
Mais quelque chose me dit que cette perspective, la tension entre nations remplaçant la compétition entre chaînes de production, ne serait pas pour déplaire à un souverainiste comme Landfried...
"Cette obsession de l’industrie [...] est parfaitement irrationnelle."
RépondreSupprimerIrrationnelle d'un point de vue économique, mais malheureusement parfaitement rationnelle du point de vue électoraliste. Comme vous le notez à propos de la médiatisation des délocalisations, il est bien plus facile d'obtenir les voix des déçus de la mondialisation que celles de ceux qui en bénéficient, même si ces derniers sont bien plus nombreux.
"A moins d’accuser les martiens de concurrence déloyale..."
Mon petit doigt me dit que vous avez pris un café avec Boudreaux ;-)
http://cafehayek.com/2011/04/damn-martians.html
Fabien,
RépondreSupprimerVotre petit doigt est un fin limier ;)