Le surprenant pouvoir des agences de notation

John Moody était un entrepreneur visionnaire et un analyste financier brillant. Dès 1900, il publiait un manuel de statistiques sur les actions et les obligations cotées aux Etats-Unis et fut le premier, en 1909, à synthétiser ses analyses sur le secteur ferroviaire sous la forme de notes alphabétiques. Ce que Moody avait compris avant les autres c’est que les investisseurs américains étaient désormais prêts à payer pour bénéficier d’un service indépendant d’évaluation des actifs financiers. Le 1er juillet 1914, il déposait ainsi les statuts de Moody's Investors Service et inventait par la même occasion un nouveau métier : celui d’agence de notation. Dix ans après sa création, la petite entreprise de John Moody couvraient pratiquement l’intégralité du marché obligataire étasunien et très vite, d’autres agences comme Standard & Poor’s ou Fitch Ratings vinrent se greffer sur le marché.

A l’origine, le métier d’une agence de notation consiste à évaluer la santé financière d’une institution ou d’une entreprise qui cherche à emprunter de l’argent afin de déterminer le risque que prendraient ses éventuels créanciers en lui faisant crédit. Par construction, les clients des agences étaient donc lesdits créanciers qui payaient pour avoir accès à une recherche réalisée par des équipes d’analystes indépendants. Ces derniers, afin de simplifier la lecture de leurs recommandations, généralisèrent la méthode de Moody qui consistait à attribuer à chaque emprunteur une note alphabétique : de Aaa – la meilleure note possible – Aa, A, Baa, … jusqu’à C qui signifie que le créancier est déjà en situation de défaut de paiement [1]. Il va de soit que le prix que les investisseurs étaient prêts à payer pour avoir accès à la recherche des agences découlait directement du pouvoir prédictif des notes ; lequel faisait lui-même l’objet d’analyses statistiques très détaillées qui étaient d’ailleurs le principal argument de vente des agences.

Les choses ont bien changé. Aujourd’hui, les notes des agences sont diffusées urbi et orbi et ce sont, malgré l’évident conflit d’intérêt que cela pose, les emprunteurs qui paient pour être notés. Autre évolution étrange : les agences semblent désormais faire la pluie et le beau temps sur les marchés financiers comme si leurs avis avaient valeur de certitudes alors même que la plupart des professionnels admettent volontiers n’avoir absolument aucune confiance en leurs notes. Comment en sommes nous arrivés là ?

Tout a commencé en 1975, quand la Securities and Exchange Commission (SEC) [2] introduit la « Uniform Net Capital Rule », une réglementation destinée à contrôler la capacité des courtiers [3] à faire face à leurs obligations vis-à-vis de leurs clients et de leurs créanciers. Le principe de cette nouvelle réglementation consiste réguler la liquidité et les caractéristiques de risque des actifs détenus par les courtiers afin de s’assurer qu’en cas de difficultés, ils soient tous capables de vendre des titres pour faire face à leurs dettes. Mais la grande nouveauté de la « uniform net capital rule », c’est qu’elle introduit dans la réglementation une nouvelle manière de mesurer le risque que représente une obligation : les notes des agences. C’est à cette occasion que la SEC introduit le concept de « Nationally Recognized Statistical Rating Organization (NRSRO) » [4] afin de définir la liste des agences dont les notes pouvaient être utilisées afin de satisfaire aux contraintes réglementaires ; il va de soit que Moody’s, Standard & Poor’s et Fitch Ratings – le « Big Three » - sont toutes les trois des NRSROs.

La « Uniform Net Capital Rule » est un premier pas. Petit à petit, le législateur – aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde – va prendre l’habitude d’utiliser les notes des agences comme référence du degré de risque que représentent les titres de créance. Par exemple, depuis la mise en œuvre du deuxième ratio de Bâle (le ratio Bâle II ou « McDonough »), les notes des agences sont devenues un élément central de la réglementation bancaire en pénalisant les crédits en fonction de la note du créancier et en pénalisant plus que tout les autres les créanciers non-notés par les agences. De telles réglementations ont envahit tout les secteurs des marchés financiers – courtiers, banques, compagnies d’assurance, fonds d’investissement… - de telle sorte qu’aujourd’hui, les agences sont devenues totalement incontournables : elles ont été littéralement institutionnalisées.

Dès la mise en œuvre de la « Uniform Net Capital Rule », l’utilisation des notes pour des motifs réglementaires va complètement révolutionner le métier. Pour obtenir un crédit ou vendre leurs obligations, les emprunteurs sont désormais pratiquement obligés de se faire noter puisqu’à défaut de cela, les banques n’acceptent plus de leur faire crédit ou leur imposent des taux d’intérêts prohibitifs. C’est le début de l’âge d’or des agences : en pénalisant les emprunteurs non-notés, la réglementation va pousser tout les créanciers potentiels dans leurs bras et elles vont, dès lors, pouvoir se permettre de faire payer ce service non plus aux seuls investisseurs – comme à l’époque de John Moody – mais aussi à leur débiteurs. Il est inutile de préciser que le statut de NRSRO devient rapidement une garantie de juteux bénéfices et que toutes les agences de notation américaines ont développé des trésors de lobbying pour obtenir ce précieux passeport de la part de la SEC.

Une autre conséquence remarquable de cette institutionnalisation est que désormais, quand une agence décide de baisser la note d’un émetteur, elle oblige littéralement une grande partie de ceux qui détiennent ses obligations à les vendre. Pour comprendre imaginez une réglementation qui impose à ceux qui y sont soumis de ne détenir que des obligations notées AAA chez Fitch et Standard & Poor’s ou Aaa chez Moody’s et imaginez que – pour une raison ou une autre – une ou plusieurs de ces agences décident de d’abaisser la note d’un émetteur auquel la plupart des investisseurs ainsi légiférés ont prêté de l’argent : ils sont tous réglementairement contraints de vendre. La décision des agences va donc provoquer une chute immédiate du prix des obligations concernées et donc, une hausse du taux auquel l’emprunteur peut désormais espérer se financer. En clair, l’introduction des notes dans la réglementation a considérablement augmenté les conséquences d’une dégradation de note : il n’est plus question de savoir si les investisseurs ont confiance ou pas dans la prédiction des agences, ils n’ont tout simplement plus le choix.

Ce cadre réglementaire a donné un pouvoir gigantesque aux agences. Confrontées aux conséquences de leurs décisions et à l’émotion que ces dernières suscitent dans l’opinion publique et chez les politiciens – ces mêmes politiciens qui sont à l’origine du phénomène – les agences sont devenues de plus en plus prudentes et de moins en moins proactives. Au lieu de chercher à anticiper les difficultés futures – comme elles le faisaient pour le compte de leurs clients avant 1975 – elles ont pris l’habitude de ne réagir que lorsque les problèmes que rencontre un émetteur font déjà la « une » des journaux. Progressivement, les investisseurs ont donc cessé de leur faire confiance et beaucoup se sont équipé de leurs propres équipes de recherche afin de suppléer à la disparition du métier inventé par John Moody.

La prochaine fois que vous entendrez un politicien se plaindre du pouvoir des agences, vous saurez de quoi il retourne…

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[1] Dans cet exemple, j’utilise l’échelle de Moody’s.
[2] Le « gendarme » des marchés financiers américains.
[3] Plus précisément les « broker-dealers » c’est à dire – dans la législation étasunienne – les banques dont le métier consiste à acheter et vendre des actifs financiers pour le compte de leurs clients (les « brokers ») ou pour leur propre compte (les « dealers »).
[4] Littéralement : « organisation de notation statistique nationalement reconnue ».

2 commentaires:

  1. Merci pour ce rappel très clair et toujours utile.

    Il y a eu justement une émission de France Culture hier soir sur la question :
    http://www.franceculture.com/emission-du-grain-a-moudre-les-agences-de-notation-des-accelerateurs-de-crise-2011-05-05.html

    En fin d'émission Jean-Marc Vittori, des Echos, avait comme vous rapporté le fait que ce sont les régulateurs publics qui ont, par contrainte règlementaire, considérablement accru l'importance des agences de notation. Christian Chavagneux, rédacteur en chef d'"Alternatives économiques", répondait alors ceci (je recopie littéralement, c'est à l'oral) :
    "Il y a deux bémols à ce que vous dites. D'une part, lorsque les grandes banques internationales veulent mesurer le risque des actifs qu'elles peuvent être amenées à acheter, à investir, les grandes banques généralement disposent de leur propre modèle, et ce ne sont que les petites banques, les moyennes banques qui n'ont pas leur modèle, alors effectivement le régulateur financier leur dit "vous pouvez regarder la note des agences de notation". Donc pour les très grandes banques, celles qui sont systémiques comme on dit, celles qui si elles ont un problème risquent de créer une crise mondiale, là elles n'ont pas besoin de recourir à l'avis des agences de notation. Quant aux banques centrales, c'est vrai aussi que les banques centrales disent "si vous voulez que je vous prête de l'argent, amenez-moi des titres financiers que vous avez en contrepartie et je ne veux que des titres de qualité". Mais on l'a vu au moment de la crise, la BCE a dit "j'abaisse le niveau de qualité des titres que je suis prêt à accepter". Donc la règle est là, mais on peut tout à fait s'en abstraire au moment de la crise. Donc c'est vrai que les régulateurs, et ils ont mal fait, ont introduit les agences de notation dans la règlementation financière, mais on peut quand même s'en passer."

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  2. "Aujourd’hui, les notes des agences sont diffusées urbi et orbi et ce sont, malgré l’évident conflit d’intérêt que cela pose, les emprunteurs qui paient pour être notés".

    Dans l'émission citée ci-dessus, la représentante de l'agence S&P répond de manière intéressante. Elle explique que dans l'autre modèle (l'agence étant payée par l'investisseur), il y aurait aussi un grand risque de conflit d'intérêt, car :
    1- les clients ne partageraient pas l'information obtenue (les investisseurs sont en concurrence)
    2- il y aurait beaucoup moins de clients (les fonds d'actifs sont moins nombreux alors qu'actuellement les agences ont des milliers de clients à la fois), donc les relations entre agences et clients seraient encore plus étroites et opaques
    3- les fonds d'actifs pourraient tout aussi bien tenter d'influer l'agence pour obtenir que celle-ci valide ses propres anticipations.

    A voir, mais c'est une réflexion intéressante.

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