Imaginons que vous soyez en charge des investissements d’une caisse de retraite (par exemple) et qu’une loi qui encadre votre activité vous impose de ne détenir que des obligations notées A3 au minimum [1]. Les taux sont bas, vous avez des contraintes de passif à gérer et vous décidez d’acheter des obligations d’État italiennes qui, tout en étant en ligne avec ladite règlementation (A2), vous permettent de gagner quelques dixièmes de points de rendement supplémentaires. Par ailleurs, (i) vous n’avez, pour des raisons qui vous sont propres, aucune confiance dans le jugement des agences de notation et (ii) vous êtes absolument convaincu que l’Italie, malgré ses difficultés, parviendra à honorer ses engagements.
Moody’s décide de dégrader la note l’État italien de deux crans à Baa1 : que ce passe t’il ?
Eh bien vous vendez. Vous ne vendez pas parce que vous avez soudainement repris confiance dans le jugement des agences ; vous ne vendez pas parce que vous êtes un odieux spéculateur qui voudrait du mal au peuple italien ; vous vendez parce que votre règlementation vous y contraint.
Petit rappel aux trois quarts de mes compatriotes qui ne savent pas ce qu’est une obligation : une obligation, c’est un titre de créance négociable, c'est-à-dire que c’est un prêt que vous avez accordé à un emprunteur (i.e. l’émetteur) mais qui prend la forme d’un titre que vous pouvez vendre ou acheter sur le marché. Par exemple, l’État français qui a besoin d’argent va annoncer aux différents investisseurs susceptibles de lui prêter de l’argent qu’il compte emprunter 100 millions d’euros sur 10 ans et qu’il se propose de rémunérer cet argent à hauteur de 5%. Dans la pratique – si l’on suppose que ce taux de 5% est suffisant pour attirer le chaland – un certain nombre d’investisseurs vont se proposer de souscrire à cet emprunt ; c'est-à-dire qu’ils vont, collectivement, verser 100 millions d’euros à l’État qui va, en contrepartie, leur signer une reconnaissance de dette dans laquelle il s’engage au nom du peuple français à leur payer un intérêt (le coupon) de 5 millions d’euros par an et à rembourser les 100 millions à l’échéance des 10 années.
Imaginons maintenant que les errements budgétaires de nos gouvernants finissent par inquiéter nos créanciers et que ces derniers, pour éviter de perdre leur argent ou l’argent que leur ont confié leurs clients, décident de se débarrasser de cette obligation. Comme le titre est négociable, ils peuvent le revendre ; c'est-à-dire transférer la propriété de cette dette à un autre investisseur qui devient, de fait, notre nouveau créancier. Or voilà, comme tous le monde est au courant de nos petits soucis financiers, il est évidemment difficile de convaincre qui que ce soit d’acheter notre obligation à son prix d’émission (les 100 millions d’euros) ; pour parvenir à refourguer notre papier, il va falloir consentir à l’acheteur une petite ristourne, lui vendre notre obligation moins cher. Donc, le prix de cette obligation sur le marché baisse [2].
Or, quand le prix d’une obligation baisse, son taux augmente. La raison en est extrêmement simple : dans notre exemple, l’État français s’est engagé à payer un coupon de 5 millions tous les ans pendant 10 ans et à rembourser 100 millions à la fin de la dixième année. Cet engagement de l’État n’est absolument pas conditionné au cours de ses obligations sur le marché. Si vous rachetez ces obligations après que le cours ait baissé [3] pour 95 millions d’euros au lieu des 100 initiaux, vous toucherez vos 5 millions annuels et les 100 à l’échéance. Or, si 5 millions d’intérêts pour un investissement de 100 font un taux de 5%, toucher 5 millions d’intérêts pour un investissement de 95, ça fait un taux de 5,7%. Dire que le prix a baissé ou que le taux a monté, c’est exactement la même chose ; ce sont les deux revers d’une même pièce.
Ce mécanisme, une fois relayé dans la presse, c’est qu’on vous décrit habituellement comme étant une « attaques des spéculateurs ». Dans la vraie vie, ce sont donc des investisseurs qui, inquiets de la capacité des États grecs ou portugais à faire face à leurs engagements (ou pour d’autre raisons… on y arrive), cherchent à revendre leurs obligations à d’autres investisseurs prêts à prendre le risque ; quitte à les brader et donc à essuyer de grosses pertes. Les prix baissent, les taux montent et les politiciens couinent en cœur. Autre détail important : vous avez bien observé que cette hausse du taux n’a aucune espèce d’incidence sur le montant des intérêts dus par l’emprunteur : dans notre exemple, il devait payer 5 millions d’euros par ans et doit toujours payer 5 millions d’euros par ans. En revanche, s’il décide d’émettre une nouvelle obligation pour s’endetter encore un peu plus, l’État concerné devra – comme la première fois – proposer un taux suffisant pour attirer des investisseurs : mais maintenant, le tarif du marché à augmenté.
Revenons-en à notre caisse de retraite. Comme nous l’avons vu plus haut, elle ne vend que pour une seule et unique raison : parce que sa règlementation le lui impose. C'est-à-dire que ce sont ces mêmes politiciens qui couinent aujourd’hui, qui, dans leur sagesse toute relative, ont eut l’idée géniale d’utiliser les notes des agences dans la règlementation. Vous pensez que j’invente ? Eh bien allez donc jeter un coup d’œil aux règlements financiers de l’Agirc et de l’Arrco [4] et vous constaterez comme moi que l’article 16 stipule que les caisses de retraites complémentaires françaises ne sont autorisées à détenir directement que des titres notées A- (A3 chez Moody’s) au minimum sauf en cas de gestion déléguée, et sous certaines conditions, où elles peuvent descendre jusqu’à BBB- (Baa3). Et dans ce même article, les deux règlements précisent en toutes lettres qu’« en cas de dégradation de la note en dessous de la limite fixée, l’institution doit procéder à la cession du titre dans les meilleurs délais et conditions possibles ou informer la fédération si le maintien est jugé opportun. »
Laissez-moi deviner : vous allez me dire que ce ne sont pas les caisses de retraite françaises qui vont, à elles seules, provoquer de tels cataclysmes. Vous avez bien raison. Pour qu’une règlementation stupide de ce type ait de telles conséquences, il faudrait aussi qu’on l’impose aux banques à l’échelle mondiale, aux compagnies d’assurance, aux fonds monétaires étasuniens et à quelques autres investisseurs mineurs du même genre. Alors là, si c’était le cas, les agences de notation auraient suffisamment de pouvoir pour faire la pluie et le beau temps sur les marchés, elles pourraient faire payer leurs notes aux émetteurs et non plus aux investisseurs et elles engrangeraient des montagnes de bénéfices par-dessus le marché. Si c’était le cas, on aurait un exemple flagrant du genre de catastrophes suicidaires que nos politiciens couineurs et incompétents sont capables de créer.
---[1] Un résumé simplifié de l’échelle des notes (long terme) des agences vous est proposé ci-dessous :
Standard & Poor's / Fitch | Moody's |
AAA | Aaa |
AA+ | Aa1 |
AA | Aa2 |
AA- | Aa3 |
A+ | A1 |
A | A2 |
A- | A3 |
BBB+ | Baa1 |
BBB | Baa2 |
BBB- | Baa3 |
BB+ | Ba1 |
BB | Ba2 |
BB- | Ba3 |
B+ | B1 |
B | B2 |
... | ... |
[2] J’en profite pour rappeler un petit principe important : dire que les prix baissent parce que « tous le monde vend » est parfaitement stupide : pour qu’il y ait une vente, il faut qu’il y ait un achat en face. Les prix baissent parce que les propriétaires acceptent de vendre moins cher et qu’ils trouvent des vendeurs prêts à acheter à ce prix.
[3] Pour simplifier, nous allons supposer que la baisse du cours intervient quelques jours après l'émission (je suis à la disposition de ceux qui veulent des maths).
[4] L’Arrco (Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés) et l’Agirc (Association générale des institutions de retraite des cadres) sont des fédérations qui organisent, règlementent et contrôlent le fonctionnement des institutions de retraites complémentaires en France.
NB1 : Voir aussi « Le surprenant pouvoir des agences de notation ».
NB2 : J’ai oublié de préciser qu’une caisse de retraite complémentaire est une institution à but non-lucratif et ultra-réglementée.
Autrement dit, la bombe thermonucléaire que représente le système de retraite pyramidal Pétain-Madoff est en fait le détonateur d'une autre bombe thermonucléaire encore plus massive. Les retraités et ceux qui vont l'être sous devraient commencer à se faire du souci.
RépondreSupprimerMerci pour cette explication pédagogique qui devrait faire comprendre à tout un chacun que les marchés "n'attaquent" pas, comme la presse l'écrit systématiquement.
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