Qui est John Galt ?

Dans un article du Monde [1], Sylvain Cypel dresse un portrait peu flatteur de la romancière et philosophe russo-américaine Ayn Rand (1905-1982) et de l’école de pensée qu’elle a créé, l’« objectivisme ». Pas d'Etat, « dérégulation menée jusqu'à l'os », célébration de « 'l’égoïsme de l'intérêt personnel », admiration de « la force brute » et mépris des « masses incultes » : monsieur Cypel décrit les « thèses effroyables » d’Ayn Rand comme un « idéal sauvage », une « loi de la jungle » ou même une forme de « guerre sociale ». Or il se trouve que je viens – justement – de terminer « Altas Shrugged », considéré comme le « magnum opus » d’Ayn Rand, et qu’à la lumière de ce que j’ai lu, la description que nous en propose monsieur Cypel est – dans le meilleur des cas – une caricature grossière et orientée [2].

Soyons clairs : je tiens pour certain que Sylvain Cypel n’a pas lu une ligne de l’œuvre de Rand est s’est contenté de résumés écrits par d’autres que l’on imagine volontiers critiques. Comme il vous a si bien vendu l’absolue nécessité de ne surtout pas vous intéresser à ces « thèses effroyables », je vais m’empresser de vous encourager à lire « Altas Shrugged ». J’ai deux arguments de vente : c’est un excellent roman et c’est aussi un véritable traité de philosophie mais d’une philosophie dont vous n’avez probablement jamais entendu parler. Je n’en donnerais pas ici les clés ; vous les découvrirez par vous-même – ou pas – et je ne suis, à vrai dire, pas certain d’être encore capable de lui rendre justice. Je me contenterais de dire que, loin de la description partiale de Sylvain Cypel, « Altas Shrugged » c’est avant tout un hymne vibrant à la liberté, à la capacité créatrice des hommes et en même temps une des critiques les plus violentes qui n’ait jamais été écrite du collectivisme.

Pourtant, tout bien pesé et en connaissance de cause, je ne suis pas objectiviste. Il y a, dans l’œuvre d’Ayn Rand, des idées, des concepts auxquels j’adhère et d’autres que je trouve trop caricaturaux, trop unidimensionnels pour les faire miens. Mais que l’on soit d’accord ou pas avec cette philosophie, la lecture d’« Altas Shrugged » est une fenêtre ouverte sur une vision du monde et des relations humaines si radicalement différente de celle que notre société véhicule qu’elle en devient indispensable. Le « bien » et le « mal », le « juste » et l’« injuste », la « vertu » et le « vice » ; c’est sur un véritable parcours initiatique que le lecteur – du malaise au désespoir en passant par de véritables moments de jubilation – suit Dagny Taggart, Hank Rearden ou Francisco d’Anconia.

Mais peut être que le meilleur signe de la puissance de cette œuvre – et donc la meilleure raison de le lire – est l’aversion viscérale et violente qu’elle provoque chez ses détracteurs. Là où il est de bon ton de dire le plus grand bien du « Indignez-vous ! » de Stéphane Hessel, il de bon ton de dire le plus de mal possible d’« Altas Shrugged » ou mieux encore : ne rien en dire du tout. Comme l’enfer d’une bibliothèque, comme si les idées qu’il véhicule étaient jugée dangereuses ou subversives, il n’existait jusqu’à une date récente aucune traduction française complète de cet ouvrage pourtant mondialement connu. Il a fallu qu’une mystérieuse Monique di Pieirro, agissant bénévolement au nom des non moins mystérieuses « Editions du Travailleur » s’atèle à la tâche titanesque que représente la traduction des 1803 pages (en français) pour qu’une version « pirate »« La révolte d’Atlas » – puisse circuler sur internet en septembre 2009, 52 ans après la publication de l’original.

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[1] Sylvain Cypel - Prendre le thé avec Ayn Rand
[2] Et je passe généreusement sur ses commentaires sur Ludwig von Mises.

6 commentaires:

  1. Un peu lourdingue sur le milieu le bouquin. Je pense notamment discours de John Galt (de mémoire A equal B) qui vraiment est proche de l'indigeste.

    La critique essentielle que l'on peut faire de la philosophie de Rand est que l'auteur occulte un phénomène majeur : les entrepreneurs finissent pour l'immense majorité par muter en les plus acharnés des conservateurs et si ce n'est eux, ce sont plus précisément leurs descendants.

    Or Rand pose comme postulat que par essence ce sont les masses, entrainées par les politiques, qui entretiennent le conservatisme et les blocages aux changement. Ayant fuit le communisme puis le nazisme, les deux grandes manipulations des masses de son temps, elle ne oublie d'observer les tripatouillages et manipulations des pouvoirs financiers.

    Je suis certains, par exemple que les frères Koch, qui sont les grands argentiers du mouvement ultra conservateur des tea parties sont des lecteurs attentifs et passionnés d'Ayn Rand...et pourtant...

    Pour ceux qui n'auraient pas envie de se lancer dans la lecture d'Atlas Shrugged, visionner le film [a href =http://www.imdb.com/title/tt0041386/] "fountainhead" [/a] - avec Gary Cooper- permet de se faire une idée des thèmes de prédilection de Rand.

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  2. A2LBD,

    « La critique essentielle que l'on peut faire de la philosophie de Rand est que l'auteur occulte un phénomène majeur : les entrepreneurs finissent pour l'immense majorité par muter en les plus acharnés des conservateurs et si ce n'est eux, ce sont plus précisément leurs descendants. »

    Mmmmh ? Preuve du contraire en un nom : James Taggart. C’est justement un des aspects que j’ai trouvé très bon. James Taggart est précisément un héritier, richissime PdG d’une compagnie ferroviaire, qui se vautre dans l’interventionnisme étatique en prétextant le « bien commun ». Accessoirement, en matière de « tripatouillages et manipulations des pouvoirs financiers », il est aussi de toutes les aventures aux cotés de ses amis politiques. Voir aussi, dans la même veine, Paul Larkin ou Oren Boyle…

    « Or Rand pose comme postulat que par essence ce sont les masses, entrainées par les politiques, qui entretiennent le conservatisme et les blocages aux changements. »

    Non plus. Le livre est émaillé de pauvres gens, de gens du peuple – la jeune épouse de J. Taggart, le clochard du train (etc…) – qui sont du coté de Dagny Taggart et Hank Rearden (cf. la scène du procès de Rearden, les gens le long des voies lors de l’inauguration de la ligne John Galt etc…) et ont souvent une vision très claire de ce que cherche à dénoncer Rand.

    C’est, je crois, une mauvaise lecture de Rand que d’y voir une sorte de « lutte des classes ». Tout au long du livre, de riches industriels comme des gens ordinaires se laissent pervertir par le « code moral » des « pillards » que dénonce Rand tandis que d’autres riches industriels et d’autres gens ordinaires luttent et se débattent désespérément sans toujours savoir contre quoi.

    Il y a aussi le personnage d’Eddie Willers – le type « normal », ni prolo, ni patron – qui, du simple fait qu’il est bien placé pour comprendre ce qui se passe s’aligne naturellement du coté du « bien » (selon Rand).

    Il y a bien une forme d’élitisme dans la philosophie de Rand mais notez ce détail : de Rearden à Galt en passant par la quasi-totalité de cette élite, ce sont pratiquement tous des self-made men (Agny Taggart et Francisco d’Anconia étant pratiquement les seules exceptions qui me viennent à l’esprit). Galt, qui a un rôle disons prépondérant, est même issu d’un milieu misérable si je me souviens bien. L’élitisme de Rand c’est celui de la compétence, de l’intelligence et de l’esprit ; l’argent en est une conséquence, pas la cause.

    NB : c’est « A is A » et oui, ce passage est un peu lourdingue ;)

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  3. Certes, mon commentaire était un peu rapide, je me souvenais de fait des figures agent du grand capital ultra conservateur.

    Ce que je souhaitais souligner c'est qu'à aucun moment elle n'explore la raison qui conduit à l'émergence de James Taggart. Tous ses héros sont ultra positifs or dans la réalité, le principe de tout entrepreneur reste "ce qui est à moi est à moi, ce qui est aux autres est négociable" (j'ai piqué cette phrase à Alain Minc qui l'utilisait pour dresser un portrait de Stéphane Courbit.

    A un moment l'instinct de propriété d'une minorité ivre de sa propre puissance financière (acquise soit par savoir faire, soit par chance, soit par des méthodes pas toujours recommandables) ébrèche aussi fortement le moule de l'esprit d'entreprise que les masses frileuses.

    Cette voie là n'est pas du tout explorée par Rand. James Taggart est un rentier qui ne fait quasi rien de ses dix doigts. Dans la vie réelle, les Frères Koch eux sont actifs et peuvent se méprendre pour des héros de Rand. Pour autant leur contribution au bien commun est quasi-nulle....enfin c'est mon avis.

    Bill Gates est le moderne Galt (je me répète par rapport à un commentaire précédent, c'est aussi ça la magie du net : une exposition en continue de ses pensées névrotiques ;-) )

    Pour autant, je suis d'accord, il n'y a pas de lutte des classes chez Rand. D'ailleurs, ce n'était pas mon propos (enfin je ne m'attendais pas à ce que mon commentaire soit lu sous cet angle). Le code moral c'est la loi du nombre pas de la classe. Nous le savons la morale évolue avec la façon de penser de la majorité des individus.

    Lire Ayn Rand est essentiel pour comprendre le code moral américain. Elle est très lu outre atlantique et révérée. Ici nous sommes plus attiré par Zola et Balzac dont le peu de goût pour les gens de la finance est amplement documenté dans leurs œuvres.

    PS: bravo pour l'article des billes, c'est amusant j'avais eu par devers moi exactement la même idée il y a quelques semaines (à savoir faire le lien entre monnaie, création monétaire et troc dans les cours d'école).

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  4. A2LBD,

    Je crois que, dans l’esprit de Rand, James Taggart est un produit de son époque, un incapable, un hypocrite qui se drape dans une vertu offensée à chaque fois que quelqu’un évoque la notion de profits mais cherche par tous les moyens à bénéficier du système.

    Effectivement – et c’est un des défauts du bouquin comme de l’objectivisme – il y a cette croyance en un comportement « héroïque », des types qui adoptent un comportement vertueux (au sens de Rand) même si ce n’est pas dans leur intérêt. Ça existe certainement, mais de là à généraliser… C’est un petit peu ce qu’on retrouve dans la vallée secrète : une société idéale qui fonctionne avec des hommes idéaux qui respectent le même « code moral » ; on est finalement pas très loin du communisme ;)

    Cette notion de « code moral », chez Rand est une notion individuelle. Chacun à son propre code moral ; ce avec quoi je suis assez d’accord. Ce que tu décris relève plus d’une sorte de « norme morale » qui relève, j’en suis d’accord, de la loi du nombre.

    Contrairement à Rand, je ne crois pas aux héros.

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