Jules Regnault, courtier, désespérait de prédire les cours de la bourse. En l’espèce, c’est la rente française 3% – obligation d’Etat émise en 1859 pour financer la guerre d’Italie – qui occupe les pensées de cet agent de change et par ailleurs éminent probabiliste : il a beau essayer, rien n’y fait, cette fichue rente monte et baisse sans qu’il soit humainement possible d’en prévoir le prochain mouvement.
En 1863, il publie son Calcul des Chances et Philosophie de la Bourse, unique ouvrage connu de sa plume dans lequel il introduit dans la plus grande discrétion de qui va devenir le fondement de la manière dont nous concevons les marchés financiers depuis : la très fameuse et pourtant si incomprise marche aléatoire.
Le fait est que nous ne voyons pas le futur. Cette fameuse valeur intrinsèque dont se prévalent si volontiers ceux qui ne connaissent de l’économie que ce qu’ils en perçoivent depuis leur tour d’ivoire n’est jamais que la somme d’une série de flux financiers hypothétiques actualisés à un taux arbitraire sur une période de temps laissée à la libre appréciation de l’utilisateur – c’est-à-dire du vent, un concept purement théorique, une chimère. Peu importent les fioritures auxquels les analystes recourent – Modigliani & Miller, Gordon & Shapiro… – le cours des évènements, et donc celui de la bourse, appartient à un futur qui nous échappe et nous échappera toujours. Que celui qui aurait été capable de produire une produire une valorisation décente d’Apple ou de Google il y a dix ans me jette la première pierre.
Et donc, suggère Regnault, si nous sommes infichus de prévoir l’avenir, autant considérer l’évolution des cours comme une variable aléatoire et tenter de comprendre les lois qui gouvernent cette dernière.
C’est là que vient se nicher la première grande incompréhension. Le fait que Regnault, plus tard repris par Louis Bachelier puis par le monde académique américain, suggère d’analyser les cours de bourse comme si leur évolution était aléatoire ne signifie aucunement qu’il pense qu’elle le soit vraiment. Ce que Regnault nous dit, n’en déplaise aux partisans de l’idée ridicule selon laquelle les marchés financiers ne seraient qu’un grand casino, c’est qu’une façon intelligente de faire face à l’incertitude radicale qui gouverne l’évolution des cours consiste à faire comme si leurs évolutions étaient effectivement guidées par le hasard.
Une analogie pratique et, je crois, assez juste consiste à comparer les marchés financiers aux générateurs de chiffres pseudo-aléatoires [2] utilisés par les cryptographes : tout le monde sait que ces algorithmes sont entièrement déterministes mais – et c’est leur raison d’être – les résultats qu’ils produisent donnent l’illusion de l’aléa ; c’est-à-dire, précisément, qu’un observateur aura beau scruter l’évolution des cours nuit et jours, il n’en sera pas plus capable de déterminer le prochain mouvement.
C’est tout le sens et le génie de cette marche aléatoire qui va devenir la base conceptuelle de la plupart des modèles financiers : puisque nous ne sommes pas capables de prédire l’avenir, faisons comme si ces choses évoluaient au hasard et se contentaient de suivre une loi probabiliste dont il nous revient, dès lors, de découvrir les paramètres – moyenne, variance… – pour tenter, autant que faire se peut, de réduire l’incertitude.
Voilà donc plus de 150 ans que le monde inventé par Regnault gouverne la façon dont nous envisageons les marchés financiers – ou, du moins, les marchés où se négocient des instruments aux cash-flows incertains. Que le modèle soit critiquable, je suis le premier à en convenir ; encore faut-il, comme toujours lorsqu’on critique une idée, en comprendre le sens et la raison d’être.
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[1] Louis Bachelier, Théorie de la spéculation, thèse soutenue le 29 mars 1900.
[2] Les Pseudo-Random Number Generators (PRNG) que vous utilisez sans le savoir quotidiennement pour, par exemple, chiffrer le contenu de vos e-mails.
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