Gorgon Gekko, c’est l’espèce de psychopathe incarné par Michael Douglas dans le Wall Street (1987) d’Oliver Stone [1]. C’est celui qui dit « greed is good » avec ce sourire carnassier, un type sans foi ni loi qui non seulement ne semble vivre que pour amasser des fortunes mais de surcroît prend manifestement du plaisir à le faire aux dépens des autres. Gekko est un archétype ; le visage de ce monde de la finance qui n’en a pas ; il est l’incarnation même de ce que combattent tous les anticapitalistes de l’extrême-droite à l’extrême gauche. C’est l’ennemi de classe, l’ennemi du peuple par excellence.
À ceci près que Gordon Gekko est un personnage de fiction.
Quand Oliver Stone et Stanley Weiser ont écrit le scénario de Wall Street, ils ont utilisé une vieille ficelle narrative qui consiste créer un personnage qui ressemble jusqu’à la caricature à l’idée que ce font les spectateurs de ce type de personnage. Le personnage de Gekko ne doit rien à la réalité concrète de Wall Street mais tout à l’idée que Main Street s’en fait. En l’occurrence, la mayonnaise a si bien pris que vingt ans plus tard, certains journalistes avaient encore du mal à distinguer le Gordon Gekko fictif du Michael Douglas réel.
Parce qu’au risque d’en surprendre quelques-uns, les gens qui travaillent dans ce fameux monde de la finance — dans le vrai monde de la finance — ne sont pas des Gordon Gekko. Entendez-moi bien : il y a là, comme dans tous les métiers, une proportion incompressible de salopards mais il n’y en a pas plus que, par exemple, dans le monde médical ou dans chez les boulangers. S’il est si difficile de mettre un visage sur ce fameux monde de la finance — et si le personnage de Gekko a eu tant de succès — ce n’est pas parce qu’ils se cachent, c’est tout simplement parce que ce sont des gens normaux.
Mais le mythe de Gordon Gekko, parce qu’il satisfait si bien les aprioris d’un certain nombre d’entre nous, a la peau particulièrement dure.
J’en sais quelque chose. À chaque fois que la question fatidique du « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » revient dans une conversation, je suis partagé entre l’envie de noyer ma réponse dans un jargon incompréhensible pour évacuer le sujet et dire la vérité au risque de voir, dans les yeux de mon interlocuteur, la tête d’un Michael Douglas avec trente ans de moins remplacer la mienne.
« Ah ! Dit-il avec une pointe de dégoût, tu es trader ? » Non, je ne suis pas trader et de toute manière tu ne sais pas ce qu’est un trader et tout ce que tu crois savoir des traders relève du mythe, du Gordon Gekko de fiction.
Invariablement, quand les gens mettent — souvent pour la première fois — un visage sur le monde de la finance et que ce visage se trouve être le vôtre, le mythe de Gordon Gekko refait surface. En substance :
1 — Vous êtes naturellement très riche et votre interlocuteur cherche déjà du coin de l’œil la Porsche flambant neuve que vous vous êtes payé avec votre dernier bonus. Eh bien non, désolé de vous décevoir, je n’ai pas les moyens de me payer une Porsche — et de toute manière, j’ai trois enfants. Ce n’est pas parce qu’un certain nombre de gens, dans nos métiers, gagnent effectivement des fortunes que c’est un lot commun : loin de là, la plupart des « financiers » gagnent des salaires tout à fait normaux et mènent des vies tout aussi normales. Il faudra bien un jour que vous compreniez que ces millions que nous manipulons ne sont pas à nous, c’est l’argent de nos clients.
2 — Évidemment, vous avez un tuyau. Dans l’esprit des gens, si vous travaillez dans la finance — surtout la finance de marché — vous avez accès à des informations privilégiées ; ces mêmes informations privilégiés qui vous permettent de gagner à tous les coups tandis que le bousicoteur lambda se fait avoir. Reconnaissons ici que nous sommes les premiers à entretenir ce mythe pour les besoins marketing de la boutique mais non, désolé encore une fois, je n’ai pas ça en rayon. Ces informations, tout le monde les a ; ce qui fait la différence c’est la manière dont vous les traitez. Par ailleurs, le mythe du « trader-qui-gagne-à-tous-les-coups » n’est précisément que ça : un mythe — avoir raison dans 55% des cas, c’est déjà beaucoup.
3 — Enfin, bien sûr, vient la question morale, celle que votre interlocuteur n’ose pas vous poser mais qui, de toutes évidences, lui brûle les lèvres. Je vous aide : « mais comment peux-tu faire un métier si immoral ? » Eh bien, voyez-vous, il se trouve que, comme c’est notre métier et que, par voie de conséquence, nous savons en quoi il consiste, nous n’avons aucune raison de penser qu’il est immoral. Typiquement et pour ne prendre que cet exemple, quand vous croyez que les actionnaires mettent la pression aux directions pour qu’elles licencient, nous savons que, sauf cas très spécifiques, c’est faux.
Toute la force du mythe de Gekko, c’est que quoi que vous disiez, un nombre appréciables de vos interlocuteurs penseront soit que vous mentez, soit que vous êtes une exception là où Gekko est la règle. C’est assez désespérant et je dois dire que je comprends assez ceux de mes petits camarades qui, de guerre las, finissent par envoyer paître leurs interlocuteurs ou qui, par dérision, s’amusent à endosser le rôle de Gekko en forçant le trait pour mieux satisfaire cet exigent public.
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[1] Il a remis ça dans une suite, Wall Street: Money Never Sleeps (2010).
Etant donné que je n'ai pas vu le film, j'en déduit que ca ne vaut pas le coup de le regarder... Bon sinon, vous roulez en Audi, non ? :D
RépondreSupprimerNan
SupprimerSi, regardez le film il est excellent, mais ce n'est qu'un film, pas un documentaire...
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerJe suis très intéressé pour avoir des compléments sur votre affirmation relative aux actionnaires qui mettraient la pression pour licencier.
Quand cet argument surgit dans une discussion il est souvent difficile à réfuter par manque d'éléments concrets à opposer.
En tant qu’actionnaire, vous voulez gagner de l’argent. Plus précisément, vous voulez maximiser la quantité de pognon que vous rapportera chaque euro que vous avez investis dans cette boîte. Pour ce faire, il n’y a pas cinquante solutions : il faut faire croître votre résultat net ; ce qui implique en général que vous devez développer vos ventes et donc votre production ; ce qui ne peut se faire sans recruter. Une boîte qui embauche, c’est une boite qui se développe et donc des actionnaires satisfaits. D’une manière générale, les employeurs emploient pour gagner de l’argent — c’est ce que Marx appelle l’exploitation du prolétariat.
SupprimerSeule exception : la boîte en panne qui doit, sous peine de mourir demain, revoir tout son modèle. Dans ce cas, licencier une partie des salariés permet de sauver une entreprise mourante ce qui, en principe, se traduit par une hausse du cours de bourse.
Le problème du trader qui dévoile son activité, c'est qu'au bout de deux minutes montre en main, son interlocuteur lui explique en quoi ça consiste, comment il faut faire pour gagner de l'argent dans ce job.
RépondreSupprimerLe pire c'est trader sur les soft commo...Quand j'annonce mon job je deviens l'homme à abattre...
RépondreSupprimerLe sentiment d'exister est quelque chose d'assez agréable. Déplaire est un bon moyen d'y parvenir.
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