Une adresse e-mail est composée de trois éléments essentiels. Le premier est l’identifiant de l’utilisateur, le troisième est le nom de domaine et le second, celui qui fait la jointure entre les deux, c’est le désormais omniprésent signe @.
Pourquoi donc ce signe et d’où peut-il bien venir ?
Pour le savoir, il va nous falloir suivre sa trace en commençant par ce beau jour de 1971 où Ray Tomlinson, l’ingénieur américain qui a inventé et envoyé le premier message électronique de l’histoire, va décider d’utiliser ce symbole plutôt qu’un autre. Quand on lui demande la raison de ce choix, la réponse de Tomlinson est d’une désarmante logique : le symbole @ présentait le double avantage de ne pas être ambiguë (on ne risquait pas de le confondre avec le nom de l’utilisateur ou celui du domaine) et de « faire sens » puisque, chez nos amis anglo-saxons, il était déjà largement compris comme signifiant at (à) de telle sorte que user@domain se lit intuitivement « user at domain » ; ce qui, vous en conviendrez, tombe assez bien.
Le signe-at (@), donc, était déjà en usage chez les anglo-saxons bien avant que le premier e-mail ne soit envoyé et, plus précisément, il était fréquemment utilisé par les commerçants pour désigner le prix unitaire d’un produit : bien avant 1971, « 10 chickens @ $5 » signifiait déjà et très précisément 10 poulets à 5 dollars l’un. Mais avant que l’informatique ne lui offre son heure de gloire, le at commercial restait tout de même d’un usage relativement confidentiel ; on trouve bien quelques polices de caractères et machines à écrire (dès les années 1880 aux États-Unis) qui l’avaient prévu mais, pour l’essentiel, il semble que le @ ait surtout été longtemps manuscrit.
Le clavier d'une Woodstock, modèle 5 H.N. des années 1920
(H.T. Janet Swisher).
Pendant très longtemps à vrai dire. Parce que notre at commercial, voyez-vous, ne date ni d’hier, ni du XIXe siècle : on en trouve la trace jusqu’au XVIe siècle ! Où ça ? Eh bien toujours chez les marchands mais les italiens cette fois-ci. James Mosley, dans son excellent papier consacré au sujet, en propose quelques exemples ; je publie ici sa reproduction d’un document daté de 1569 où l’on peut lire « …la valuta di libre centouinticinque di seta calabrese presa da noi @ Ragion di [scudi] tre la libra per pagar a tempo dj xviij mesi proximi @ venire » ; c’est-à-dire « la valeur de cent vingt-cinq livres de soie calabraise, obtenue de nous @ raison de trois scudi par livre, à payer dans les dix-huit mois prochains @ venir. »
Reproduction d’un document italien de 1569
(Cresci, Il perfetto scrittore, H.T. James Mosley).
Le @, signifiant « à » (ou at en anglais) existait donc déjà au XVIe siècle, c’est une certitude, et il semble bien qu’il ait été utilisé avec à peu près la même signification un peu partout en Europe. De là, on est en droit de se demander comment ce symbole s’est diffusé de Venise à Londres. Bien sûr, le fait qu’il soit utilisé par des marchands peut porter une part d’explication mais il existe aussi une autre possibilité : le latin.
Eh oui, le latin, véhiculé par les moines copistes reste, encore à cette époque, la langue qui unit toute l’Europe et il se trouve qu’en latin, notre @ se serait dit ad. Jetez un coup d’œil sur la graphie onciale et vous admettrez que la ligature du a et du d a quelques solides chances de donner un @ - surtout quand on se souvient que celle du e et du t nous a donné l’esperluette (&). Ce n’est, bien sûr, que pure conjecture mais il n’en reste pas moins que les moines utilisaient bel et bien le @ dès le XIIe siècle :
Traduction des Chroniques de Constantin Manassès
(Codex Vaticano Slavo 2, c. 1345)
Quand au mot arobase, il nous vient du castillant arroba, unité de poids et de capacité en vigueur dans la péninsule ibérique depuis au moins 1088 ; l’arroba (pluriel : arrobas), dont le nom est lui-même tiré de l’arabe الربع (« le quart »), valait un quart de quintal de 100 livres – soit 10,4 kilos en Catalogne, 11,5 en Castille et 12,5 en Aragon - ou, en certaines occasions, de 12,5 à 16 litres en fonction du liquide. D'ailleurs, le Dictionnaire de l’Académie Françoise dans sa version de 1798 :
« ARROBE. s. mas. Mesure de poids, usitée dans les possessions d’Espagne et de Portugal, et qui varie suivant les différens lieux. Vingt arrobes de sucre. »
Mais alors, me direz-vous, par quel miracle en sommes-nous venus à nommer arobase (ou arrobe si ça vous amuse) ce signe @ qui, de toute évidence, signifiait ordinairement ad, a, à ou at ?
Eh bien c’est fort simple : il se trouve que l’arroba castillane était, elle-aussi, symbolisée par un @ tout comme le symbole du réal était un r également enveloppé. Lorsque, à partir de 1971, les espagnols ont redécouvert le symbole @, il lui ont tout naturellement redonné son ancien nom, arroba, et nous-autres français, avons fait de même avec notre arrobase.
Document espagnol écrit en 1775
(H.T. Peter Gabor)
C’est de là d’ailleurs que vient toute la confusion qu’a jeté la fameuse lettre de Francesco Lapi ; laquelle, écrite le 4 mai 1536, est réputée contenir la plus ancienne trace non monacale de notre @. Le castillan, en effet, utilise deux fois le symbole : une première fois en tant que ad dans la date (« @ 4 di maggio 1536 ») et une seconde fois comme symbole de l’anfora (je vous laisse deviner l’étymologie), une unité de mesure italienne plus ou moins équivalente à l’arroba. D’où la confusion.
Bref, ni arobase, ni arrobe ne sont appropriés : le véritable nom du @ en français, c’est le signe à.
À noter aussi l'autre étymologie possible du mot « arobase » : a rond bas. Si « a rond » est assez compréhensible, le « bas » nécessite sans doute une explication supplémentaire.
RépondreSupprimerÀ l'époque de l'imprimerie à caractères de plomb (aussi nommés types, ce qui explique le mot « typographie » au passage), lesdits caractères étaient rangés dans un petit meuble en bois appelé casse. L'usage était de ranger les caractères plus fréquents à portée de main, et donc en bas de la casse, tandis que les autres étaient rangés en haut (en tête, qui se dit capitus en latin) d'icelle. Ainsi, ce que le commun des mortels nomme respectivement majuscule et minuscule, un typographe les appelle capitale et bas de casse.
De fait, il n'est pas impensable que l'arobase soit simplement un « a rond bas (de casse) », ce qui n'empêche pas que la fusion en un mot ait été influencée par une confusion avec l'arrobe espagnole.
La vidéo postée par Laura (ci-dessous) semble plaider contre cette hypothèse.
SupprimerEn effet. Fascinante vidéo par ailleurs.
SupprimerC'est l'occasion de faire une petite pub pour l'École des chartes...
RépondreSupprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=zZLWtvfSqCY
Merci ! Vidéo passionnante.
SupprimerCher M Nicoulaud,
RépondreSupprimerpour votre information et celle de vos lecteurs, l'aroba est une mesure de poids utilisée quotidiennement au Brésil dans le cadre du commerce de bétail sur pied (http://www.scotconsultoria.com.br/cotacoes/boi-gordo/)
Son origine est arabe et c'est un héritage de l'occupation arabe de la péninsule ibérique. Cela correspondait à ¼ de quintal.
http://www.bpiropo.com.br/tz20000103.htm
1/ Ah ? Je l'ignorais. Merci.
Supprimer2/ C'est écrit dans le papier ci-dessus.