De la part du travail

Le comptable national cherche prioritairement à mesurer l’activité économique des différentes entités résidentes. Pour ce faire, son point de départ est la production (P1), mesurée en euros et toutes taxes comprises [1]. En 2021, tous secteurs confondus, la production était évaluée à 4'433.2 milliards d’euros [2]. C’est de ce total que le comptable national déduit la valeur des consommations intermédiaires (P2) pour obtenir la valeur ajoutée brute aux prix du marché (B1g). En 2021, à l’échelle de l’économie nationale, il y en avait pour 2'216.8 milliards (soit, de façon amusante cette année-là, presque exactement 50% de la production).

Lorsque vous entendez parler de « partage de la valeur ajoutée » dans la presse ou dans le discours public, c’est en général de cette valeur ajoutée brute au prix du marché qu’il est question. Le calcul est le suivant (données 2021 en milliards et en % de la valeur ajoutée brute aux prix du marché, voir le tableau 1.107 :

Valeur ajoutée brute au prix du marché (B1g) 2'216.8 100%
- Rémunération des salariés (D1) 1'283.8 57.9%
- Impôts sur la production (D29) 113.0 5.1%
+ Subventions sur la production (D39) 67.9 3.1%
= Excédent brut d'exploitation (B2g+B3g) [3] 887.9 40.1%

De là, on conclue habituellement que les salariés ne perçoivent que 57.9% de la richesse créée par l'économie tandis que « la rémunération du capital » (l’Excédent brut d’exploitation et le revenu mixte des entreprises individuelles) atteint 40.1%.

C'est tout à fait faux. La valeur ajoutée distribuable, celle qui rémunère effectivement les facteurs de production (les salariés et « le capital »), c'est la valeur ajoutée nette au coût des facteurs. Louis-André Vincent, dans La notion de valeur ajoutée et la prévision économique (1963), écrivait :

« La valeur ajoutée nette au coût des facteurs est égale à la somme des rémunérations des facteurs de production qui ont coopéré, au sein de cette branche, à l’élaboration des produits. La valeur ajoutée [4] se décompose donc en salaires, profits et intérêts. »

Pour évaluer la part de la valeur ajoutée brute au prix du marché qui rénumère effectivement les facteurs de production (i.e. valeur ajoutée nette au coût des facteurs), nous devons procéder à deux ajustements :

D'abord, nous allons calculer la valeur ajoutée brute au coût des facteurs. Il va de soi que les impôts sur la production (comme la TVA) ne rémunèrent ni les salariés ni le capital et il va de soi aussi que les subventions sont susceptibles de rémunérer l'un comme l'autre. On calcule donc :

Valeur ajoutée brute au prix du marché (B1g) 2'216.8 100%
- Impôts sur la production (D29) 113.0 5.1%
+ Subventions sur la production (D39) 67.9 3.1%
= Valeur ajoutée brute au coût des facteurs 2'171.7 98.0%

Ensuite, et c'est le plus important, la valeur ajoutée brute est un indicateur d'activité économique mais pas un indicateur de création de richesses. La différence entre les deux, c'est simplement la dépréciation du matériel, l'amortissement du capital physique, ce que le comptable national appelle la consommation de capital fixe (P51c). On calcule donc la valeur ajoutée nette au coût des facteurs :

Valeur ajoutée brute au coût des facteurs 2'171.7 98.0%
- Consommation de capital fixe (P51c) 486.3 22.0%
= Valeur ajoutée nette au coût des facteurs 1'685.3 76.0%

C’est cette valeur ajoutée nette au coût des facteurs qui peut (et va effectivement) être répartie entre les salariés et « le capital ». C’est un point essentiel et souvent mal compris : quand les pneus de votre voiture s’usent parce que vous roulez, vous ne vous enrichissez pas. Les changer créera évidemment de l’activité (comptabilisée dans la valeur ajoutée brute et dans le PIB) mais ça ne créera pas de richesses nouvelles : la valeur ajoutée supplémentaire comptabilisée chez votre fournisseur de pneus vient simplement compenser la perte de valeur que vous avez subi. Il en va de même pour une entreprise. Quand, par exemple, la SNCF entretient ses rails et ses trains, elle ne gagne pas un centime : ses fournisseurs en profitent, bien sûr, mais pour elle, c’est un coût.

Je cite Francis Malherbe, un des meilleurs experts français en matière de comptabilité nationale :

« En fait, le produit intérieur brut est un bon indicateur d'activité mais un mauvais indicateur de la richesse nette créée car il ne tient pas compte de la dépréciation du capital. Inversement, le produit intérieur net est un bon indicateur de la richesse effectivement créée mais un moins bon indicateur d'activité que le produit intérieur brut car il ne tient pas compte de l'activité consacrée au maintien de la valeur du capital. »

Recalculons donc la part de la rémunération des salariés et celle du capital dans la valeur ajoutée nette au coût des facteurs :

= Valeur ajoutée nette au coût des facteurs 1'685.3 100.0%
- Rémunération des salariés (D1) 1'283.8 76.2%
= Excédent brut d'exploitation (B2g+B3g) [3] 887.9 23.8%

La part des salariés vient de passer d'un peu moins de 58% à un peu plus de 76% : vous admettrez que ça fait une différence notable par rapport à ce qu'on lit ou entend habituellement. Et ce n'est pas fini parce qu'une analyse plus fine, par « secteurs institutionnels » au sens de l’Insée, nous réserve encore quelques suprises.

Vous ne serez sans doute pas étonnés d'apprendre que, pour les secteurs « Administrations publiques » (S13) et « Institutions sans but lucratif au service des ménages » (S15), la part des salariés dans la valeur ajoutée nette au coût des facteurs est à 100% ou presque. Vous serez sans doute plus surpris de savoir que, pour le secteur « Ménages y compris entrepreneurs individuels » (S14), on était à 14.9% en 2021 (et ça n'a jamais dépassé 25.3% depuis 1978). Il va de soi que les indépendants ne s’exploitent pas eux-mêmes ; ils semblent simplement préférer se rémunérer sur leurs (éventuels) bénéfices que sous forme de salaire. Ce sont les fameux « revenus mixtes » des entreprises individuelles que l'on assimile un peu vite à une rémunération du capital alors qu'ils sont surtout la rémunération d'un travail non-salarié (en 2021, ce secteur a produit près de 7 milliards d'heures de travail soit 16.2% du total) et que, même dans le cas d'un réel investissement en capital, ce dernier vient enrichir celui qui le fait (et ce, d'autant plus que nous raisonnons en net de consommation de capital fixe).

Restent donc les suspects habituels : les sociétés financières (S12) et non-financières (S11). On parle ici de toutes les entreprises [5] qui sont susceptibles d’employer des salariés autres que le patron (d’une entreprise individuelle). Au total, en 2021, elle ont créé 1'063.2 milliards d'euros de valeur ajoutée nette au coût des facteurs et versé pour 896.3 milliards de rémunération à leurs salariés : ça nous fait donc du 84.3%. Depuis qu’il est possible de calculer cette donnée (1978), le plus haut historique était en 1982 (88.1%), le plus bas en 1989 (75.3%) et, depuis, ça remonte régulièrement jusqu’au niveau observé en 2021 (dernière donnée disponible) : 84.3%.

Résumons : nous avons trois secteurs (Administrations publiques, Institutions sans but lucratif au service des ménages et Ménages y compris entrepreneurs individuels) dans lesquels la « part du capital » est logiquement de zéro. Dans le cas des administrations c'est tautologique [6], pour les associations c'est une évidence puisqu'il n'y a pas de capital à rémunérer et pour ménages et indépendants, il va de soi que tout investissement en capital est la propriété de celui qui le fait. Les sociétés, telles que définies ci-dessus (S11 et S12) sont donc nos seules supectes : en 2021, elles ont rémunéré leur capital à hauteur de 166.9 milliards d'euros [7] ce qui, rapporté aux 1'685.3 milliards de valeur ajoutée nette au prix des facteurs créés par notre économie cette année là, nous donne du 9.90%.

C'est-à-dire qu'à l'échelle nationale, la part du travail (salarié ou non) était de 90.10%.

Certains lecteurs jugeront peut être que 9.9% alloué à la rémunération du capital, c'est encore trop ; Il est donc temps de conclure sur quelques considérations d'ordre plus philosophique. D'abord, il faut bien comprendre que le capital désigne les actionnaires (y compris l’État qui est, par exemple, l’unique actionnaire de la SNCF) mais aussi les créanciers (principalement des banques et des investisseurs obligataires). Ensuite, il n'est pas inutile de rappeler qu'aucune théorie digne de ce nom n'a jamais proposé de ne pas rémunérer le capital. On a distuté de qui devait en être le propriétaire (des actionnaires privés, l’État, les salariés....) mais jamais il n'a été question de se passer de financements du capital : en l’absence de matériel roulant et de rail, la productivité d’un conducteur de train tombe à zéro.

Une comparaison entre les productivités horaires et rémunérations des agents de la fonction publique et celles des salariés des sociétés susmentionnées peut éclairer quelques lanternes :

VA/h [8] Rem/h [9] Ratio [6]
Agents de la fonction publique 34.36 34.32 99.9%
Salariés des sociétés 41.53 35.01 84.3%

---
[1] Contrairement à la comptabilité privée qui mesure un chiffre d’affaires, c’est-à-dire les ventes effectivement réalisées hors taxe.
[2] Toutes les données en euros sont exprimées en euros courants base 2014.
[3] Le tableau de l'Insée distingue désormais l'Excédent brut d'exploitation (B2g) et le Revenu mixte brut (B3g) ; j'y reviens plus loin.
[4] Il faut bien sûr lire « valeur ajoutée nette au coût des facteurs »
[5] Les entreprises résidentes, évidemment, et ce sans tenir compte de qui en est propriétaire : ces secteurs incluent notamment les entreprises publiques.
[6] En comptabilité nationale, la production des administrations est évaluée par ses coûts : consommations intermédiaires + rémunération des fonctionnaires + consommation de capital fixe. Dans les données de la comptabilité nationale, on observe un petit écart de l'ordre de 300 millions d'euros (0.11% de la valeur ajoutée nette au coût des facteurs) que je ne parviens pas à expliquer.
[7] C’est l’Excédent Net d’Exploitation (l’Excédent Brut d’Exploitation au prix des facteurs moins la consommation de capital fixe).
[8] Valeur ajoutée nette au coût des facteurs par heure effectivement travaillée (données en euros, base 2014, pour l'année 2021).
[9] Rémunération horaire totale (salaire brut + charges patronales + intéressement, participation, abondements au titre de l'épargne salariale (etc...) (données en euros, base 2014, pour l'année 2021).

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