Lève-toi et parle !

Cher musulman,

Je ne suis certes pas le premier non-musulman à me fendre d’une lettre ouverte qui t’est adressée. J’en ai bien conscience et je devine que cette mode t’irrite au moins un peu. Pourtant, je te prie de bien vouloir t’armer de patience parce que ce que j’ai à te dire est vraiment important et il me semble que ça n’a pas encore été dit.

Je suis un occidental. Le terme est vague et, bien sûr, recouvre un très grand nombre de réalités différentes mais il est suffisamment précis pour mon propos. Par « occidental » j’entends un de ces peuples qui, il y a quelques siècles déjà, a décidé de se défaire du pouvoir arbitraire des rois et, par la même occasion, de reléguer les religions à la stricte sphère privée. Nous avons, dit-on en terre chrétienne, séparé l’Église de l’État. C’est ce que l’on appelle communément le modèle occidental qui, à vrai dire, n’est pas plus occidental qu’oriental mais peu importe : c’est notre culture, notre manière de concevoir la vie en société, le rôle de l’État et celui des religions ; nous l’avons conquis de haute lutte et nous y sommes très attachés.

Or voilà que, depuis quelques temps, nous recevons de ce que je vais appeler maladroitement le monde arabo-musulman des messages très inquiétants. Ce sont des messages de haine. Ce sont des messages de guerre. Depuis ce sinistre jour de septembre 2001, nous avons découvert avec horreur la signification de ce qu’une partie des musulmans appellent le djihad. Depuis maintenant plus de dix années, nous voyons défiler sur nos écrans les images insoutenables des sociétés dominées par la charia. Depuis une décennie entière, nous entendons des gens qui se déclarent musulmans et qui nous avertissent que, pour reprendre les termes de l’un d’entre eux, « le jihad ne s’arrêtera que quand le drapeau de l’Islam flottera sur le balcon de l’Élysée et de la Maison Blanche ».

Je sais ce que tu vas me répondre. Tu vas me dire que les djihadistes d’Al-Qaïda, d’Al-Nusra et de l’ISIS ne sont pas représentatifs de l’ensemble des musulmans. Tu vas me dire que ce sont des groupuscules de fanatiques qui dévoient le message de l’Islam et que leurs premières victimes sont, bien souvent, tes frères musulmans. Je sais cela ou, pour être tout à fait honnête, je crois que je sais. C’est justement le message que je veux te faire passer : la plupart d’entre nous, occidentaux, ne comprenons absolument rien à l’Islam et au monde arabo-musulman en général.

Et pourtant, crois-moi, ce n’est pas faute d’avoir essayé. J’ai lu le Coran, j’ai épluché des centaines d’articles écris par des experts occidentaux comme par des musulmans, j’ai saisi chaque occasion qui se présentait d’en parler à ceux de mes amis qui partagent ta religion. J’ai vraiment essayé de comprendre, de faire preuve de subtilité et d’ouverture d’esprit et devines quoi ? Juste au moment où j’ai été pleinement convaincu que les djihadistes n’étaient qu’une infime minorité et que l’immense majorité des musulmans n’aspirent qu’à vivre dans un monde de paix et de tolérance, il s’est trouvé une demi-douzaine d’experts, de docteurs de la foi et même un premier ministre turc pour m’affirmer que l’Islam modéré n’existe pas et que le devoir de tout musulman était de mener le jihad jusqu’à l’instauration d’un califat mondial.

Bref, nous ne comprenons rien. Imagine-toi que, pour la plupart des occidentaux, un kabyle est un arabe au même titre qu’un kurde. Imagine-toi que, pour nous, les différences qui existent entre sunnisme, chiisme et soufisme relèvent de subtilités qui nous échappent complètement. Imagine ma stupeur quand j’ai appris que l’ISIS avait dynamité la mosquée construite sur la tombe de Jonas à Mossoul ! Des musulmans qui font sauter les lieux-saints de l’Islam ? Quoi ? Faut-il que nous lisions aussi tous les hadiths pour comprendre ce que l’Islam est ou n’est pas ?

Voilà notre problème : l’immense majorité des occidentaux ne se donneront pas cette peine. Ils vont se contenter de visionner ad nauseam les vidéos de décapitations, de pendaisons et d’exécutions sommaires qui circulent sur Internet. Ils vont se contenter de regarder avec stupeur le drapeau du djihad flotter au-dessus de la place de la Bastille. Ils vont se contenter de relayer les nouvelles, vraies ou fausses, qui nous apprennent que les intégristes recrutent dans nos banlieues, que l’ISIS a décidé d’exciser toutes les femmes d’Irak et de Syrie et qu’il n’y a désormais plus de communauté chrétienne à Mossoul. Imagines-tu ce que de telles informations produisent dans l’esprit d’occidentaux qui, encore une fois, ne comprennent pas ton monde ?

Étymologiquement, le mot islamophobie signifie « la peur de l’Islam ». Crois-moi, rien ne saurait être plus faux ; ce n’est pas de la peur que je vois autour de moi : c’est de la haine, une haine féroce qui s’exprime désormais au grand jour, une haine qui ne vise pas les seuls djihadistes mais tous les musulmans. Partout dans notre monde occidental, l’image des musulmans se dégrade à vue d’œil : les enquêtes d’opinion, les bulletins dans les urnes, les discussions entre amis — et je te passe les commentaires sur Internet — pointent tous dans la même direction.

Les fondamentalistes croient, manifestement, que nos mœurs pacifistes, nos libertés civiles et nos scrupules font de nous des adversaires faciles. C’est une terrible erreur. Ces choses-là ne tiennent que tant l’opinion du plus grand nombre refuse l’usage de la violence. Or, pour toutes les raisons évoquées plus haut, cette opinion évolue et elle évolue vite. Faut-il rappeler que ce sont des démocraties — nos démocraties — qui ont bombardé Dresde et Hiroshima ? Souhaites-tu vraiment mourir en martyr et faire de moi un assassin ? Éviter que de telles horreurs se reproduisent ne mérite-t-il pas que nous prenions, toi et moi, quelques risques personnels ?

Car c’est bien de ça donc il est question n’est-ce-pas ? Prendre un risque personnel. Beaucoup de mes amis vont me reprocher ces quelques mots. Jusque dans ma propre famille et à mon plus grand regret je ne compte plus ceux qui ne voient plus dans l’Islam qu’un ennemi irréconciliable, une menace qu’il faut écarter par tous les moyens. On va me reprocher cet article et, sans doute, te reprochera-t-on de dénoncer les intégristes et de refuser publiquement cette escalade mortifère. Mais tu dois le faire. Je sais que c’est difficile mais pense à Dalia Al Aqidi, cette journaliste irakienne et musulmane, qui présente désormais son journal télévisé avec une croix autour du cou en signe de soutien aux chrétiens de Mossoul. Elle — admirable femme ! — risque sa vie.

Voilà, si j’ai pris la liberté de t’écrire aujourd’hui et de te tutoyer, c’est qu’en m’adressant à toi, ami musulman que je ne connais pas, je m’adresse aussi à ceux de mes amis qui partagent ta religion. Ce sont des gens biens, des hommes et de femmes de bonne volonté qui, par des détours qui leurs sont propres, ont trouvé le moyen de concilier leur foi avec notre modèle occidental et je suis absolument certain qu’ils ne sont pas des exceptions. Je sais que tu existes, je sais que tu m’entends : nous devons, toi et moi, refuser le piège dans lequel sont en train de nous enfermer les fanatiques qui sévissent au nom de l’Islam.

Maintenant plus que jamais, lève-toi et parle !

Protectionnisme culturel

Il faut, comme le soulignent très justement Elisabeth et Gil, rendre hommage à l’âge d’or de Montparnasse, ces années folles durant lesquelles Paris fût, l’espace d’un trop bref instant, la capitale mondiale de la culture. C’était, nous dit-on, avant que l’art ne soit rattrapé par la « mondialisation marchande », qu’il soit « délivré de tout ancrage national » et qu’il s’adapte au goût de l’élite hors-sol. C’était l’époque bénie, donc, où le génie français bien de chez nous rayonnait sur le monde des arts.

Jugez du peu : durant ces années 1920, à Montparnasse, on croisait l’élite de la peinture française avec Pablo Picasso, qui fût l’un des premiers à s’y installer, mais aussi ses compatriotes Salvador Dalí, Joan Miró, Juan Gris, Pablo Gargallo ou Julio González. Avec un peu de chance, vous pouviez aussi rencontrer Ossip Zadkine, Marc Chagall, Chaïm Soutine, Michel Kikoine ou Pinchus Kremegne ; tous originaire de l’actuelle Biélorussie. Il y avait aussi des russes comme Marie Vassilieff, Grégoire Krug et Léonide Ouspensky, des polonais (Moïse Kisling), des lituaniens (Jacques Lipchitz), des roumains (Constantin Brâncuși), des bulgares (Jules Pascin), des suisses (Blaise Cendrars et Alberto Giacometti), des italiens (Amedeo Modigliani), des britanniques (Ford Madox Ford et Nina Hamnett), des irlandais (James Joyce), des autrichiens (Wolfgang Paalen), une bordée d’américains (Ezra Pound, Henry Miller, Man Ray, Gertrude Stein, Edith Wharton et même, brièvement, Ernest Hemingway), des mexicains (Diego Rivera) et même un japonais (Tsugouharu Foujita).

Cette liste non-exhaustive que je vous laisserai compléter à votre guise prouve, je crois, de manière tout à fait concluante que le Paris des années folles était bien un produit culturel on ne peut plus français — du vrai mâde in France à marinière. Dès lors, nous conviendrons tous ensemble que le seul moyen de ressusciter cette époque bénie consiste à l’arracher des griffes de l’élite apatride et mondialisée qui l’a marchandisée : fermons nos frontières, subventionnons l'art français et boutons les envahisseurs hors de France.

The hard limit to communism

“All the believers were one in heart and mind. No one claimed that any of their possessions was their own, but they shared everything they had.”
— Acts 4:32

A communist society would be a community where all members agree on two basic rules: first, anybody able to work would voluntarily do its best to produce goods and services for the community and second, all members of the society would adopt a frugal lifestyle, consuming only what they really need. In such a society, private property — of the means of production and even of everything else — is pointless and you therefore don’t need markets or money. But the most important feature of communism, the key aspect that distinguish it from socialism is that such a society would be based on voluntarism. Communism is a stateless society where social cooperation is neither driven by individual interests nor by state coercion but by a common will to contribute to the well-being of the overall community.

To be sure, the Soviet Union has never, at any point of its history, been a communist society. It was the Union of Soviet Socialist Republics, a system that was entirely based on state coercion. In the original Marxist project, socialism and the dictatorship of the proletariat was the intermediate phase between capitalism and communism. Communism was the final destination — at least officially — and socialism was the way to get there. But as a matter of fact, former USSR just like all the attempts to build a communist society remained stuck in the inferior phase of the process: brutal, totalitarian, socialist regimes. Rewording Trotsky’s famous analogy, the chrysalis never turned into a butterfly.

But does that really mean that communism, as they say, has never been tried? Certainly not: communism or, at least, some form of communism have been tried since the early childhood of human societies, it still exists today and, as far as I know, it seems to be working fairly well… but only on small scale. One of the very best example I could come up with are hutterite colonies. Save for the religious aspect (I know, I know…), these people live under communism or, at least, something very close to communism. They own virtually everything in common, they only use money to trade with the outside — capitalist — world and community management is ensured by three elected leaders. And guess what? Some of these communities in North America have worked that way for more than a century and they are flourishing!

So what’s happening there? Why don’t we have any example of workable, large-scale communist societies while smaller communities seems to live and flourish that way?

Well, here is what I think: when you build a communist society, you have to find a way to coordinate everybody’s efforts without using individual incentives and with a minimum of coercion. That is, you must define common objectives — should we make pencils or not? — and make sure nobody will try to free-ride the rest of the community — working less than they could or consuming more than they need. Well this is far from being easy and I think that the most efficient way to achieve this — and maybe the only way — is to make sure that everybody in the community knows everybody. That is, a workable communist society should be based on a close-knit network of personal relationships.

The thing is there is a hard limit to the size of such communities. It’s called Dunbar’s number.

The number is named after Robin Dunbar, a British anthropologist, who once had the strange idea to compare primate brain size (e.g. the relative neocortex size) with average social group size and found a surprisingly robust correlation. When Dunbar extrapolated that relationship to homo sapiens, he found that the upper bound of a human group in which stable inter-personal relationships might be maintained should be close to 150. It’s a biological limit.

One way to restate Dunbar’s founding is to say that above 150 people, the coordination of a human group may not rely on personal relationships: you need to find more scalable solutions. While the British anthropologist focused on the role of language — which reduces the amount of work necessary for social grooming — to explain the gigantic size of modern days human societies, I think there is a much more straightforward explanation: we have created social organizations that simply do not rely on inter-personal relationships. There are basically two models: the coercive system (socialism) where coordination is enforced by a central body (the Gosplan) and the free market where coordination relies on the price system.

The more I think about it, the more I’m convinced that’s the trick: communism is possible and may even be a highly functional system but only for small communities. As far as I know, every single communist experiment that involved more than 150 people — such as the Owenite communities — failed miserably (despites Owen’s efforts, the New Harmony experiment only lasted two years). It just cannot work because the “New Man” needed to achieve communism must not only forget his bourgeois reflexes: he also must increase his neocortical processing capacity.

Now you might wonder how Hutterites managed to maintain their social organization while their population was growing. Well that simple: whenever a colony reaches around 150 people, it splits and forms two sister colonies.

La loi de 1973

Merci de ne pas reproduire ce papier sans mon accord.
2014-07-09 10:05 : C'est bon, vous pouvez publier.

« Le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France. »
— Article 25 de la loi 73-7 du 3 janvier 1973

Les détracteurs de la loi expliquent à qui veux bien l’entendre que c’est par cet article que le gouvernement — Giscard, Pompidou — a interdit au Trésor d’emprunter de l’argent à la Banque de France et, partant, a créé les conditions de notre dette publique actuelle. Je ne reviendrai pas sur le ridicule achevé des théories du complot en général et me contenterai d’un argument factuel et documenté. En résumé, tout ce que racontent les détracteurs de cette loi est faux.

Primo, cet article n’est pas d’origine gouvernementale. Il a été introduit à l’initiative du rapporteur général de la commission des finances du Sénat [1] puis rédigé dans sa forme définitive et institué comme un article à part entière lors de l’examen du projet de loi à l’Assemblée nationale [2]. Jean Taittinger, secrétaire d’État au budget qui représente le gouvernement au Sénat comme à l’Assemblée se contente de ne pas s’y opposer [1, 2, 3].

Deuxio, cet article n’introduit rien de nouveau : l’interdiction qui est faite au Trésor de présenter ses propres bons à l’escompte de la Banque de France est un principe déjà communément admis de tous. Le législateur estimait que c’était une « sage précaution » afin d’interdire au Trésor de « tourner la législation sur les émissions de monnaie ou de quasi-monnaie » [1]. De fait, une disposition similaire est déjà présente dans la loi du 24 juillet 1936 [4].

Tercio et c’est le plus important, si le Trésor ne peut effectivement pas présenter ses effets à l’escompte de la Banque de France, il peut en revanche obtenir des avances et des prêts. C’est l’objet de l’article 19 de la loi de 1973 [5] qui précise que les modalités de ces prêts et avances feraient l’objet de « conventions passées entre le ministre de l’économie et des finances et le gouverneur » et que ces conventions devaient être « approuvées par le Parlement » (ce qui était d’ailleurs l’usage).

De fait, la convention du 17 septembre 1973, passée entre le ministre de l’économie et des finances (Valéry Giscard d’Estaing) et le gouverneur de la Banque de France (Olivier Wormser) et approuvée par la loi 73-1121 du 21 décembre 1973 [6] fixe les modalités des concours de trésorerie apportés par la banque centrale au Trésor : ce dernier peut emprunter jusqu’à 20,5 milliards de francs dont 10,5 milliards gratuitement et 10 milliards sur lesquels il paiera des intérêt très faibles [7]. L’article 5 de la loi prévoit que ces plafonds puissent évoluer selon une règle relativement complexe que je renonce à expliquer ici. Toujours est-il que la loi de 1973 n’interdit absolument pas au Trésor de se financer gratuitement ou quasi-gratuitement auprès de la Banque de France.

Mais à quoi correspond ce montant ? Pourquoi limiter les prêts de la banque centrale au Trésor à 20,5 milliards de francs ? La réponse est extrêmement simple : c’est tout simplement l’officialisation de ce qui existait avant. C’est ainsi que le rapporteur général le présente [8] et c’est effectivement la conclusion à laquelle on arrive en étudiant les séries historiques [9] : la loi de 1973 n’a fait que codifier, simplifier et officialiser une situation existante.

C’est l’essence et la raison d’être de cette loi : mettre au propre les statuts et le mode de fonctionnement de la banque centrale et, notamment, remplacer les bricolages opaques grâce auxquels le Trésor parvenait à s’endetter plus que ce qu’il devait auprès de la Banque de France [10] par un mécanisme officiel, transparent et sous contrôle parlementaire. L’idée selon laquelle elle aurait interdit ou même restreint la capacité de l’État à faire appel à sa banque centrale pour financer ses déficits est au mieux une erreur, au pire un mensonge pur et simple.

Ce qui s’est passé, très simplement, c’est qu’à partir de la relance de Chirac en 1975 et tout au long des quarante exercices budgétaires qui ont suivis, tous nos gouvernements, de droite comme de gauche, ont systématiquement voté des budgets déficitaires. Les dettes ce sont accumulées et, l’inflation aidant, le plafond fixé par la loi de 1973 est vite devenu dérisoire au regard des sommes en jeu. Aujourd’hui encore, ceux-là mêmes qui dénoncent la « dette illégitime » sont les premiers à rejeter tout retour à l’équilibre (sans même parler d’excédents !).

L’ironie de cette histoire est double. D’abord, il est pour le moins piquant de voir de prétendus gaullistes dénoncer ce complot chimérique alors que s’il y a eu complot, le comploteur en chef c’était de Gaulle lui-même. Dès son retour au pouvoir en 1958, la position du général était on ne peut plus clair : rembourser la dette, mettre fin aux politiques inflationnistes et créer un franc fort (le nouveau franc) pour acter le tout. En effet, si la Banque de France finançait environ 28% de la dette publique au cours des années 1950, ce chiffre chute à 16% entre 1960 et 1973 [9] : c’est donc bien Charles de Gaulle qui a poussé le Trésor à s’endetter sur les marchés.

Enfin, deuxième ironie, je ne doute pas un instant que ces quelques mots seront balayés d’un revers de main dédaigneux par tous ceux que Dupont Aignan, le Pen et Mélenchon ont déjà convaincu. C’est une manifestation de ce que j’appelle la loi de Brandoloni : « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter une connerie est un ordre de grandeur plus importante que celle utilisée pour la produire ». Les théories du complot ont ceci de doublement terrible qu’elles sont extrêmement faciles à élaborer et à colporter mais presqu’impossibles à réfuter totalement.

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[1] M. Yvon Coudé du Foresto propose cet amendement le 14 décembre 1972 (voir page 10, Article 29).
[2] Par M. Jean Capelle, le 18 décembre 1972 (voir page 4, « Après l’article 24 »).
[3] Le lecteur peut se référer à l’excellent résumé de Magali Pernin et Lior Chamla, Idées reçues sur la loi du 3 janvier 1973, dite « loi Rothschild » sur Contrepoints.
[4] Voir page 209, article 13.
[5] Le texte intégral est disponible sur Légifrance.
[6] Le fac-similé est ici.
[7] En l’occurrence, le « taux le plus bas pratiqué par la banque à l’occasion de ses interventions les plus récentes, au jour le jour ou à très court terme, sur le marché monétaire » (voir note précédente).
[8] Assemblée nationale, séance du 12 décembre 1973, (page 37).
[9] Éric Monnet, Politique monétaire et politique du crédit en France pendant les Trente Glorieuses, 1945-1973, thèse de doctorat, EHESS, page 155 et suivantes.
[10] La situation qui prévalait avant la loi de 1973 était codifiée par la loi du 28 décembre 1959, signée de la main même du général de Gaulle, au titre de laquelle les prêts et avances de la Banque de France au Trésor étaient limitées à 11,5 milliards de nouveaux francs.

Brandolini’s law

Over the last few weeks, this picture has been circulating on the Internet. According to RationalWiki, that sentence must be attributed to Alberto Brandolini, an Italian independent software development consultant [1]. I’ve checked with Alberto and, unless someone else claims paternity of this absolutely brilliant statement, it seems that he actually is the original author. Here is what seems to be the very first appearance of what must, from now on, be known as the Brandolini’s law (or, as Alberto suggests, the Bullshit Asymmetry Principle):

To be sure, a number of people have made similar statements. Ironically, it seems that the “a lie can travel halfway around the world while the truth is still putting on its shoes” quote isn’t from Mark Twain but a slightly modified version of Charles Spurgeon’s “a lie will go round the world while truth is pulling its boots on” (1859) which, in turn, might be inspired by Jonathan Swift’s “falsehood flies, and the truth comes limping after it” (1710). Always according to RationalWiki, the concept may also refer to the teoria della montagna di merda (“the Bullshit Mountain Theory”) as postulated by Uriel Fanelli, another Italian.

Anyway, there are a number of reasons to credit Brandolini and, apart from the overwhelmingly elegant formulation, the fact it’s not that much about the speed of dissemination of bullshit but rather about the inherent difficulty to refute bullshit. There are plenty of examples ranging from the “Friedman was Pinochet’s mentor” story to the infamous “loi de 1973” in France [2].

So, from now on, I’ll refer to the Brandolini’s law (a.k.a. the Bullshit Asymmetry Principle) which states that:
The amount of energy needed to refute bullshit is an order of magnitude bigger than to produce it.

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[1] It’s actually Alberto on the picture. It was taken at XP2014 on May 30th, 2014.
[2] A conspiracy theory developed by far-right/left politicians in France over the last years.

Histoire ridicule

Je vais vous raconter une histoire ridicule.

C’est l’histoire d’un ministre de l’économie notoirement connu pour être opposé à toute réduction de la dépense publique et être un farouche partisan des grandes politiques d’investissement public — un keynésien pour faire simple — qui décide un beau jour de créer un « conseil indépendant pour la croissance et le plein-emploi » qui devra, selon les éléments de langage du ministre, « alimenter le débat sur les politiques économiques menées ».

Le conseil indépendant est composé de cinq économistes : on y trouve Jean-Paul Fitoussi qui est keynésien, Joseph Stiglitz qui est keynésien, Peter Bofinger qui est keynésien, Enrico Giovannini qui est keynésien et Philippe Martin (celui de Science-Po) qui est aussi keynésien. Très vite, le conseil publie un « avis très critique envers les politiques d’austérité en Europe » et plaide « pour une relance des investissements. »

Je vous avais prévenu, cette histoire est ridicule.

Évidemment, si vous mettez cinq keynésiens autour d’une table en pleine récession et si vous leur demandez ce qu’il faut faire, ils vont tous vous dire qu’il faut augmenter le déficit et procéder à de grands investissement publics. Personne de raisonnablement sensé n’a besoin d’appeler ça un « conseil », il est inutile d’organiser la moindre réunion et il ne sert à rien d’écrire un rapport : la réponse, on la connait déjà.

Cette histoire est grotesque. Quel ministre serait assez stupide pour se livrer à une pareille mascarade ? Intellectuellement, ça ne servirait à rien. Politiquement, c’est cousu de fil blanc. Médiatiquement, ça a toutes les chances d’être un pétard mouillé.

Non vraiment, cette histoire est ridicule.

La loi de 1973, shorter

Lors d’un épisode précédent, j’évoquais le prodigieux pouvoir de nuisance de l’idée selon laquelle la loi n°73-7 du 3 janvier 1973 serait à l’origine de notre dette publique. Un certain nombre de lecteurs m’ont reproché de ne pas expliquer pourquoi. Ce n’était pas directement le sujet du papier mais la question est légitime : je vais donc essayer de vous résumer ça en aussi peu de mots que possible.

La théorie de ceux qui dénoncent cette loi peut se résumer comme suit : « avant, l’État se finançait gratuitement auprès de la Banque de France mais la loi de 1973, en interdisant cette pratique, l’a obligé à avoir recours aux marchés financiers. » En deux points :

1 — L’État avait bel et bien une dette financière avant 1973 et la Banque de France n’en finançait qu’une partie — dont la moitié seulement était effectivement gratuite. Durant les années 1950, les concours de la banque centrale au Trésor représentaient environ 28% de la dette ; avec le retour de Charles de Gaulle et la création du nouveau franc, ce chiffre chutera à 16% en moyenne de 1960 à 1973. C’est donc le général, qui avait fait de la lutte contre l’inflation l’un de ces principaux chevaux de bataille, qui va cadrer les relations du Trésor avec la Banque de France, forçant ainsi le premier à avoir de plus en plus recours aux marchés financiers.

2 — Par ailleurs, la loi de 1973 n’interdit absolument pas à l’État de s’endetter auprès de sa banque centrale. Elle ne fait qu’imposer de la transparence dans les relations entre la Banque de France et le Trésor et, partant, donner au parlement le moyen de plafonner les avances de la première au second. En 1973, ce plafond est fixé à 20,5 milliards de francs : c’est nettement plus que ce que qui avait cours avant que la loi ne soit votée. Si l’inflation des années 1970 va rapidement rendre ce seuil contraignant pour le Trésor (qui demandera plusieurs fois à ce qu’il soit relevé), l’interdiction formelle ne viendra qu’avec le traité de Maastricht en 1993.

Voilà, je ne crois pas pouvoir faire plus court. L’idée selon laquelle un certain nombre de nos dirigeants auraient, au moyen de cette loi, « vendus les intérêts de la France aux marché financiers » est une fumisterie. Ce n’est pas vrai. Tout simplement.

La bonne finance

Je trouve notre ami David Desgouilles un peu dur avec ce pauvre Sapin. Oui, bien sûr, cette histoire de « bonne finance » qui serait devenue son amie prête à sourire (ou à pleurer, c’est selon) mais c’est qu’il n’est pas dans une situation facile notre ministre ! Résumons :

1 — Il a déjà près de 2 000 milliards d’euros de dettes sur le dos [1]. Juste pour bien fixer les idées, ça représente à peu près un an et neuf mois de revenus de l’ensemble de nos administrations publiques.

2 — Cette année et pour la quarantième année consécutive, nos gouvernants ont décidé d’exécuter un budget en déficit : 70,6 milliards d’euros qu’il va bien falloir trouver quelque part parce que sans ça, l’État ne sera tout simplement pas en mesure d’honorer ses engagements [2].

3 — Rajoutez à cela les dettes anciennes que nous allons devoir rembourser cette année et ce sont 173 milliards d’euros que notre bon Sapin va devoir emprunter cette année pour boucler son budget. Une paille !

4 — Sachant, naturellement, qu’il est hors de question de réduire les dépenses : à plus de 57% du PIB l’année dernière, le niveau le plus élevé jamais atteint en temps de paix, il semble qu’il y ait consensus : ça n’est pas assez.

Alors bien sûr, vous me direz qu’il suffirait d’augmenter les impôts. Sauf que voilà : avec une des pressions fiscales les plus élevées au monde, un certain nombre de signes assez inquiétants donnent à croire que toute augmentation d’impôt réduirait les recettes fiscales. Eh oui : entre les entreprises qui mettent la clé sous la porte, les contribuables qui se délocalisent, l’économie informelle qui prolifère et ceux qui lèvent le pied, bêtement, ça laisse des trous dans la caisse.

On pourrait aussi procéder, comme autrefois, à un grand emprunt national et demander au moutontribuable de prêter directement son bas de laine à l’État. Ils y ont pensé figurez-vous et Nicolas Sarkozy y avait pensé avant eux : sauf qu’en y réfléchissant sérieusement, ils ont réalisé que ça coûterait beaucoup plus cher qu’en passant par les marchés. Typiquement, la dernière fois que l’État a emprunté de l’argent sur dix ans, les vilains marchés le lui ont prêté à 1,77% : record historique ! C’est ballot hein ?

Enfin, il y a aussi la méthode qui consiste à sortir de l’euro et à faire tourner la planche à billet en assortissant le tout d’un bon vieux contrôle des changes des familles. C’est possible. La preuve c’est que c’est exactement ce que fait le Venezuela depuis quelques temps avec des résultats… comment dire ?... mitigés. Notez bien qu’avec ce genre d’options il faut être sûr de soi parce que les marchés financiers, pour le coup, vous ne les reverrez pas de sitôt.

Bref, le Sapin marche sur des œufs. Il sait bien, tout énarque qu’il est, que le coup de « mon ennemi la finance » c’était un bon filon pour se faire élire [3] mais que dans la réalité très concrète des finances publiques, poursuivre sur cette voie c’est risquer de devoir se passer des bons services de ladite finance et ça, dans l’état actuel des choses, ce n’est juste pas envisageable. Du coup, en bon ministre-gestionnaire, il compose, il brode, il enchante le réel avec des éléments de langage.

C’est toute la difficulté du métier de politicien professionnel : pour être élu, vous racontez n’importe quoi et brossez l’électeur médian dans le sens du poil mais une fois aux commandes du Titanic, vous êtes bien obligés de composer avec la réalité. Celles et ceux qui, de droite comme de gauche, tapent sur Sapin feraient bien de se montrer un peu plus discrets parce que le jour où Mélenchon-président ne sera plus capable de payer ses fonctionnaires ou celui où Marine-présidente siphonnera l’épargne des retraités, je ne donne pas cher de leur peau.

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[1] Tt encore, on va faire comme si l’État ne s’était jamais engagé à nous payer des retraites. Je ne vous ais rien dit.
[2] Genre, payer les salaires des fonctionnaires.
[3] Filon qui fût, si vous vous en souvenez bien, exploité par environ 99,99% de notre classe politique lors des derniers suffrages nationaux.

La loi de Hofstadter

Si vous avez déjà fait appel à un professionnel du bâtiment — quel que soit le corps de métier — vous avez sans doute constaté que ces gens-là ne tiennent jamais leurs délais. C’est systématique. Un chantier qui devait durer trois jours, dans le meilleurs de cas, prendra une demi-journée de plus.

Peut-être avez-vous pensé qu’il y a là une démarche volontaire, que votre interlocuteur réduit sciemment son estimation pour vous inciter à signer le devis. Sur la base de mon expérience personnelle, je peux vous confirmer que ce n’est pas le cas : pendant plusieurs années, mon beau-père, qui est retraité du bâtiment, nous a aidé mon épouse et moi-même à retaper une maison et ce phénomène s’est manifesté à chaque fois. Électricité, plomberie, peinture… Quel que soit le chantier sur lequel nous nous sommes lancé, mon beau-père sous-estimait systématiquement le temps nécessaire pour arriver à nos fins.

Que les choses soient claires : mon beau-père est un professionnel très expérimenté. Il a commencé tout en bas de l’échelle, est devenu chef de chantier et a terminé sa carrière en tant que formateur. Par ailleurs, dans la mesure où il nous a aidé à titre tout à fait gracieux, il va de soi qu’il n’avait absolument aucun intérêt à sous-estimer le temps que prendrait nos travaux. Pourtant, à ma plus grande surprise, c’était le cas à chaque fois.

Eh bien figurez-vous que ce phénomène dont on peut observer les effets dans à peu près toutes les activités qui nécessite la planification d’un grand nombre de tâches séquentielles et interdépendantes porte un nom : c’est la loi de Hofstadter. Elle s'énonce comme suit :

« Il faut toujours plus de temps que prévu, même en tenant compte de la loi de Hofstadter. »

(Notez, ô merveille, que cette loi est récursive !)

Ce que cette loi a d’extraordinaire, c’est que même en tenant d'elle-même, nous tendons toujours à sous-estimer le temps nécessaire à la complétion d’un plan. Bien sûr, n’importe quel plombier expérimenté sait pertinemment qu’il rencontrera fatalement des difficultés ; pourtant, même en tenant compte de ce fait incontournable, il tendra à sous-estimer le temps qu’il mettra à réparer votre plomberie. Bien sûr, tous les développeurs savent que l’écriture d’un programme implique toujours un temps incompressible de débogage ; pourtant, même lorsqu’ils souhaitent sincèrement être conservateurs, ils commettent la même erreur que votre plombier.

Raison et contes pour enfants

De Marine le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par Nicolas Dupont-Aignan et Alain Soral, tout ce que la scène politique hexagonale comporte d’antilibéraux primaires en a fait son cheval de bataille depuis des années : la fameuse loi n°73-7 du 3 janvier 1973 sur la Banque de France.

Résumons la thèse : avant 1973, l’État n’avait pas ou peu de dette parce qu’il pouvait emprunter de l’argent gratuitement à la Banque de France — c’est-à-dire à lui-même. Or, en 1973, les banques (usual supects), avec l’aide d’un certain nombre de politiciens (pas de nom, surtout pas de nom), ont obtenu que soit voté une loi — la loi n°73-7 du 3 janvier 1973 sur la Banque de France a.k.a. « loi Pompidou-Giscard-Rothschild » — qui obligeait l’État à emprunter de l’argent sur les marchés financiers et donc à payer des intérêts. D’où la dette publique qui n’a dès lors pas d’autre origine qu’une trahison pure et simple de nos élites politiques et ce, afin d’engraisser la finance.

Si vous faites partie de celles et ceux qui accordent encore le moindre crédit à ce tissu d’âneries, je vous invite à lire attentivement l’excellent résumé que Vincent Duchaussoy vient de publier sur La Vie des idées. Je vous le résume très rapidement : c’est une pure fumisterie.

Tout est faux. On est dans la pure théorie du complot, c’est le Pendule de Foucault sans le talent d’Umberto Eco, un ramassis de demi-vérités sorties de leur contexte, de raisonnements économiques fallacieux et d’accusations malsaines le tout, au moins dans le cas de Soral, mâtiné d’antisémitisme. En 1973, il ne s’est rien passé : cette loi n’a absolument pas empêché le Trésor de continuer à s’endetter auprès de la Banque de France. Bref, s’agissant de toutes celles et ceux qui ont cherché à vous vendre cette soupe, vous êtes légitimement en droit d’en conclure que soit (i) ils sont parfaitement incompétents et, par ailleurs, très mal entourés ou (ii) ils mentent comme des arracheurs de dents.

Outre la nullité de nos antilibéraux compulsifs, cette affaire a, je crois, le mérite de souligner une des grandes difficultés du débat politique dans un monde complexe. En une phrase dont je ne connais malheureusement pas l’auteur :

« The amount of energy necessary to refute bullshit is an order of magnitude bigger than to produce it »

Tout le drame est là : les Dupont-Aignan, le Pen, Soral, et autres Mélenchon n’ont pas eu la moindre difficulté à répandre leur petite théorie en s’appuyant sur leurs réseaux de militants et les complotistes de la blogosphère. Une rapide interview, un pseudo-argumentaire rédigé entre la poire et le fromage sans prendre la peine de vérifier quoique ce soit et voilà notre folle rumeur définitivement installée. Le produit est parfait. C’est exactement ce que leurs électeurs veulent entendre et croire : ils sont victimes d’un complot des élites corrompues et de la finance apatride. Emballé, c’est pesé !

Comparez avec le remarquable travail de Duchaussoy. Combien de temps faut-il pour écrire un papier de cette qualité ? Combien d’années d’études, de mois de recherches, de journée d’écriture et d’efforts de synthèse ? Combien de temps — à supposer qu’une telle chose soit possible — faudra-t-il pour que la complexité du réel vienne à bout du conte pour enfants ?

--- 2014-07-04 @ 08:50
Un commentateur anonyme me signale que nous devons cette excellente citation à Alberto Brandolini, un consultant un informatique italien. Selon Rational Wiki, il semble que ce soit une formulation d’une théorie proposée par un autre italien, Uriel Fanelli, la théorie dite « de la montagne de merde » (Teoria della montagna di merda).

Votre mot de passe

On ne va pas épiloguer pendant 150 ans, vous avez besoin : De mots de passe très forts (à partir de 128 bits), un par site (sauf, éventuel...