Dressel 1

À la fin du printemps, la CMA CGM a inauguré son Jules Verne à Marseille. Pendant quelques jours, avant que les danois de Mærsk ne lancent à leur tour un monstre encore plus grand [1], le Jules Vernes a été le plus gros porte-conteneurs au monde avec une capacité de 16 000 conteneurs. On a, bien sûr, entendu quelques voix dénoncer la mondialisation au motif que ce géant des mers a été construit en Corée du sud – par Daewoo qui forme, avec Hyundai et Samsung, le big three sud-coréen – mais peu de commentateurs, à l’exception notable d’Alexandre Delaigue [2], ont noté que ce qui symbolise vraiment la mondialisation dans cette anecdote, ce n’est pas tellement le lieu de construction du bateau mais plutôt les conteneurs eux-mêmes.

En effet, peu de gens réalisent à quel point l’invention, à la fin des années 1950, du conteneur – c’est-à-dire de l’idée qui consiste à stocker et transporter des marchandises dans des boîtes standardisées – a profondément révolutionné le commerce international et a été un élément déterminant de l’expansion des échanges à l’échelle mondiale. Selon une étude récente [3], entre 1962 et 1990, l’utilisation de conteneurs entre deux pays se serait traduite par un accroissement des échanges de 320% sur les cinq premières années et de 790% sur vingt ans ; à titre de comparaison, les accords de libre-échange – ceux du GATT notamment – n’auraient généré une hausse « que » de 45% sur cinq ans et de 285% sur vingt ans.

Ceux d’entre nous qui s’intéressent à l’histoire savent que les ruptures historiques tiennent souvent plus de l’artifice de présentation inventé a posteriori que de la réalité historique et que les grandes évolutions de notre monde s’inscrivent en général dans une continuité. La mondialisation n’échappe pas à la règle : l’évolution économique fondamentale qui se cache derrière le conteneur, c’est la tendance séculaire à la baisse des coûts de transport et cette histoire-là plonge ses racines dans la nuit des temps. Je vous propose une petite démonstration par l’amphore.

Il y a très, très longtemps, pas si loin d’ici

Notre histoire commence – je m’autorise cette licence – aux environ de l’an 600 avant J.-C., à l’époque du roi Tarquin, sur la côte méridionale des Gaules, lorsqu’une expédition de marchands phocéens fonde un comptoir commercial aux portes du monde barbare. L’ambition de nos grecs d’Ionie, cela va de soi, c’est de développer des relations commerciales avec les tribus celto-ligures de la côte et, pourquoi pas, de remonter le Rhône jusqu’au cœur du monde gaulois. À l’époque, bien sûr, l’usage de l’amphore pour transporter des denrées est déjà extrêmement répandu mais ces dernières, qui varient énormément en taille, en poids et en forme [4] se prêtent mal au développement d’un commerce de masse.

Or, l’une des découvertes surprenantes que vont faire nos phocéens, c’est que s’il est un produit, parmi ceux qu’ils importent, que les gaulois aiment plus que de raison, c’est le vin. Le succès commercial est foudroyant : en quelques siècles, le vin va devenir un élément essentiel de la culture gauloise ; un signe de raffinement et de prospérité ; le signe extérieur de richesse par excellence. Mieux encore : là où grecs et romains le boivent coupé d’eau et en quantités relativement raisonnables, les gaulois, eux, le boivent pur et n'hésitent pas à prendre des cuites mémorables. C’est dire que le marché est prometteur.

À vrai dire, les massaliotes ont même du mal à suivre la demande. Très vite, ils commencent à planter quelques vignes sur place mais surtout, ils remplacent les vins grecs par leurs concurrents de la côte tyrrhénienne – plus proche, bien sûr, mais bénéficiant aussi d’un arrière-pays capable de fournir de très grosses quantité sans compter les excellentes relations diplomatiques qu’entretiennent Massalia et Rome [5]. Mais c’est dans le courant du IIe siècle avant J.-C., alors que Carthage est définitivement matée, que les opérations vont réellement prendre de l’ampleur. Et ce qui va faire décoller les affaires, c’est une invention, un nouveau type d’amphore : la Dressel 1 [6].

La première mondialisation

La Dressel 1, sur le papier, n’est pas plus extraordinaire qu’un conteneur moderne. Originaire d’Italie, elle peut contenir une trentaine de litres, est clairement plus robuste que ses homologues grecs et sa forme est – ma foi – somme toute assez banale. Mais ce qui va faire sa force, c’est qu’elle va devenir un standard : on estime qu’en un siècle, avant qu’elle ne soit remplacée par un modèle plus léger (la Dressel 2/4), on en a produit pas moins de cent millions d’unités qui, pour 70% d’entre-elles, ont servi à acheminer du vin romain en Gaule.

Ce que cette nouvelle amphore va réellement apporter, à l’image de nos conteneurs modernes, c’est une standardisation qui permet d’en stocker plusieurs milliers, empilée sur quatre ou cinq niveaux, sur un même bateau. Techniquement, le circuit de la Dressel 1 commence chez le viticulteur, se poursuit chez un transporteur qui l’amène jusqu’au port le plus proche, la charge sur un bateau qui la transporte jusqu’à Massalia où elle est déchargée, confiée en l’état à un marchand qui se charge de l’acheminer jusqu’au point de vente – essentiellement par voie fluviale. Bref, du producteur au détaillant, c’est tout un circuit d’acheminement standardisé qui se met en place.

Les volumes vont être colossaux. Des Dressel 1, qui étaient cassées après utilisation, on en trouve partout en quantité prodigieuses tout au long de l’axe Rhône-Saône – l’autoroute commerciale de l’antiquité – et jusqu’en Angleterre. En quelques années, elles sont pratiquement les seules à circuler et on a recours à des sceaux – ou « timbres amphoriques » – pour identifier la nature du contenu et l’identité du producteur comme celles du fameux Sestius, viticulteur de Cosa en Étrurie romaine, dont le vin était semble-t-il particulièrement apprécié en Gaule.

D’une mondialisation à l’autre

À la fin du Ier siècle avant J.-C., la Dressel 2/4 remplace la Dressel 1 et on tentera même, afin de concurrencer ces vins espagnols qui ne cessent de rogner des parts de marché, de réduire encore les coûts en construisant des amphores géantes, les dolias [7]. Avec la pax romana qui s’installe, cette première mondialisation des échange se généralise et l’amphore, désormais standardisée, circule aux quatre coins de l’empire comme en témoigne, notamment, le Monte Testaccio, cette huitième colline de Rome, qui est presque exclusivement composée de Dressel 20 en provenance d’Espagne.

C’est ainsi qu’une vingtaine de siècles avant l’invention du conteneur, sans que personne n’ai besoin de l’organiser, les marchands du pourtour méditerranéen ont entamé la longue marche de la réduction des coûts de transport et donc, de la mondialisation des échanges.

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[1] Le Mærsk Mc-Kinney Møller, premier de la classe « Triple E » de l’entreprise danoise, affiche une capacité de 18 270 conteneurs.
[2] Je vous recommande chaudement Le conteneur, une histoire de la mondialisation (5 juin 2013) auquel l’introduction de cet article doit beaucoup.
[3] Bernhofen, El-Sahli et Kneller, Estimating the Effects of the Container Revolution on World Trade (2013).
[4] On dénombre jusqu’à 150 modèles d’amphore différents en circulation dans le bassin méditerranéen.
[5] Excellentes relations qui, si l’on en croit Trogue Pompée (cité par Justin dans son Abrégé des histoires philippiques), remontent à la fondation même de la cité phocéenne.
[6] Du nom de Heinrich Dressel, l’archéologue allemand qui a établi le système de classification des amphores en 1872.
[7] Une dolia pouvait contenir 2 à 3 000 litres de vin et un bateau-dolia pouvant transporter jusqu’à douze de ces monstres ; l’expérience a tourné court, sans doute déséquilibraient-elles les bateaux mais surtout, une fois installées à bord, elles y restaient : il fallait donc transvaser le vin.

Je dois encore remercier Bruno Judde de Larivière, le géographe du monde, à qui je dois l’idée de cet article et le titre de la dernière partie.

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