C’est au début des années 1980 que les autorités monétaires et financières ont commencé à imposer aux banques de respecter ce que nous appelons aujourd’hui des ratios de solvabilité (ou, indifféremment, des ratios d’adéquation des fonds propres). L’idée, comme toujours, partait des meilleures intentions qui soient : il était question d’empêcher les banques de prendre trop de risques en limitant la quantité de crédit qu’elles pouvaient accorder en fonction de leurs fonds propres. Aux États-Unis, par exemple, les premiers ratios de ce type (1981) imposaient aux banques de disposer d’un capital [1] égal à 5 ou 6% (en fonction du type de banque) du montant total de leur actif.
À partir du milieu de la décennie, il est apparu aux régulateurs que ces ratios basiques souffraient d’une faille importante dans la mesure où ils ne distinguaient pas les prêts réputés sûrs (accordés aux institutions publiques par exemple) de ceux dont on pouvait raisonnablement supposer qu’ils étaient plus risqués (typiquement, un prêt accordé à une entreprise privée dont la situation financière est fragile). Ce sont ces réflexions qui, en 1988, vont donner naissance au premier des ratios de Bâle [2], le ratio Cooke ou Bâle I. Le principe en est le suivant : les banques doivent désormais calculer le montant de leurs actifs pondérés des risques (y-compris le hors-bilan) et faire en sorte de disposer d’un capital au moins égal à 8% de ce dernier.
Dans le cadre du ratio Cooke, le calcul de l’actif pondéré des risques se base sur quatre grandes catégories : les crédits accordés à (ou garantis par) des gouvernements sont pondérés à 0% (c’est-à-dire qu’un prêt de $100 au gouvernement des États-Unis compte pour 0% de $100, soit $0), les prêts aux banques sont pondérés à hauteur de 20% [3], les crédits immobiliers sont pondérés à 50% tandis que tous les autres types de prêts – et notamment les lignes de crédit accordées aux entreprises – sont pondérés à 100%. Par exemple, une banque qui aurait accordé $25 de prêts au gouvernement, $25 à une autre banque, $25 de crédits immobiliers et $25 à une entreprise afficherait un actif de $100, un actif pondéré des risques de $42,5 (0% x $25 + 20% * $25 + 50% * $25 + 100% * $25) et devrait donc disposer d’un capital de $3,4 (8% x $42,5).
Pour les banques, qui, à l’instar de n’importe quelle entreprise privée, raisonnent en termes de rentabilité de leurs fonds propres, le message du législateur est on ne peut plus clair : moins de prêts aux entreprises et plus de crédit immobilier. Les chiffres de la Fed pour les États-Unis sont sans équivoque : d’environ 25% du total des crédits accordés par les banques en 1988, les crédits immobiliers ont littéralement explosés et représentent aujourd’hui plus de 40% du montant total prêté par les banques. Sur la même période, les crédits industriels et commerciaux ont suivi la tendance inverse : de 25% en 1988, ils pèsent aujourd’hui moins de 14% des prêts bancaires.
Les banques se montrant de plus en plus frileuses dès lors qu’il était question de leur prêter de l’argent, les entreprises ont dû trouver d’autres sources de financement. En l’occurrence, c’est vers les marchés qu’elles se sont retournées : elles se sont mises à émettre des obligations (ou, d’une manière plus générale, des titres de créances) qui leur permettaient de contourner l’industrie bancaire et d’accéder directement aux capacités de financement de l’économie. Ce phénomène porte un nom, la désintermédiation bancaire, et il a une limite : il ne concerne que les grandes entreprises. En effet, une émission obligataire, pour des raisons de coûts et de liquidité, ça se chiffre en centaines de millions d’euros. Pour les petites entreprises, la mise en œuvre des ratios de Bâle s’est donc traduite par un tarissement ou, dans le meilleur des cas, un renchérissement du crédit bancaire sans qu’aucune alternative viable ne vienne le remplacer.
Une autre stratégie de contournement des ratios de solvabilité a consisté, pour les banques, à se débarrasser massivement des risques de crédits qu’elles portaient sur leur bilan. La méthode, connue sous le nom de titrisation, consiste à transférer les crédits accordés par une banque à une entité crée pour l’occasion ; laquelle entité finance l’opération en émettant de la dette sur les marchés. En d’autres termes, les banques ont, pour pouvoir continuer à prêter tout en respectant la contrainte réglementaire, transféré leurs risques sur des institutions non-bancaires. Aux États-Unis, par exemple, le développement du marché des Asset-Backed Securities coïncide parfaitement avec la mise en œuvre de Bâle I.
C’est la combinaison de ces deux effets – désintermédiation et titrisation – qui va donner naissance à ce que nous appelons aujourd’hui le shadow banking (la « finance de l’ombre », brrr…) ; c’est-à-dire l’ensemble des activités qui, pour faire simple, prêtent de l’argent sans recevoir de dépôts et ne sont donc, à ce titre, pas soumises aux ratios de Bâle. On y inclut généralement les banques d’affaires, les fonds d’investissement (du fonds monétaire au hedge fund), les compagnies d’assurance, les organismes de crédit non-bancaires, les véhicules de titrisation… Bref, les entités qui sont venue se substituer aux banques pour financer l’économie.
Enfin, à la toute fin des années 1990, le comité de Bâle propose une réforme du ratio dont la principale caractéristique est l’introduction des notes des agences de notation financière [4] dans le calcul des actifs pondérés des risques. C’est le ratio McDonough ou Bâle II. Là encore, la démarche du législateur est parfaitement logique : comment justifier, en effet, qu’un prêt à une banque qui connait de graves difficultés financière soit pondéré plus faiblement qu’un crédit accordé à une entreprise en bonne santé ? Petit à petit, au cours de la deuxième moitié des années 2000, ce nouveau principe est adopté et va même faire des émules dans d’autres règlementations – typiquement Solvabilité II pour les compagnies d’assurances.
Cette idée qui consiste à intégrer les notes des agences dans la règlementation n’est en réalité pas nouvelle ; elle est même antérieure aux premiers ratios de solvabilité bancaire puisque, dès 1975, la Securities and Exchange Commission avait appliqué ce principe aux courtiers étasuniens. Naturellement, pour les agences de notation officiellement adoubées par le législateur [5], c’est une excellente nouvelle puisque ne pas être noté par l’une d’entre elles se traduit, pour la plupart des emprunteurs, par un surcoût qui excède très largement celui de la notation elle-même. Sans surprise, c’est donc à partir de 1975 que les agences ont pris la détestable habitude de se faire rémunérer par les emprunteurs dont elles étaient chargées d’évaluer la solidité financière.
La généralisation des règlementations de type Bâle II va avoir principalement deux conséquences sur les affaires des agences : d’une part, elles disposent désormais d’une rente règlementaire qui leur assure de confortables bénéfices et, par ailleurs, elles vont acquérir un pouvoir d’influence sans précédent. Autrefois, une banque ou un investisseur pouvait choisir d’ignorer les conseils des agences ; désormais, la dégradation d’une note a des conséquences légales. Aujourd’hui, lorsque les agences dégradent un emprunteur en deçà d’un certain seuil, ce sont ces contraintes règlementaires qui forcent les investisseurs à vendre et, pire encore, à vendre tous en même temps.
Quelles que soient vos opinions politiques, il y a donc un certain nombre de faits auxquels vous ne pouvez pas échapper.
Primo, l’industrie bancaire, loin d’être, comme on l’entend trop souvent « dérégulée », a subit au contraire un large mouvement de régulation depuis, en gros, le début des années 1980. C’est même la seule industrie qui est aujourd’hui régulée de manière coordonnée à l’échelle mondiale ; les ratios de solvabilité n’étant qu’une des nombreuses pierres de l’édifice. Le fait est que ces derniers, qui visaient précisément à limiter les risques de faillite et les paniques bancaires, se sont révélés parfaitement inopérants. Vous pouvez estimer que le législateur a mal fait son travail, qu’il a été trop laxiste mais mettre la crise que nous traversons sur le dos d’une prétendue absence de régulation relève de l’ignorance ou de la malhonnêteté intellectuelle.
Deuxio, les ratios de solvabilité ont bien eu des effets et pas des moindres : ils ont provoqué, d’une part, la désintermédiation bancaire et le développement du shadow banking et, d’autre part, l’explosion du marché de la titrisation. Nos politiciens qui, aujourd’hui, se plaignent de ce que les banques ne prêtent plus aux entreprises (d’où la Banque publique d’investissement) et s’inquiètent de l’importance du shadow banking ne semblent pas réaliser que ce sont précisément leurs interventions passées qui sont à l’origine de ces phénomènes. Si le durcissement des ratios de solvabilité bancaires (Bâle III) et la « reprise en main » des sources de financement non-bancaires de l’économie doivent avoir un effet, c’est bien de réduire encore un peu plus les sources de financement à la disposition nos entreprises.
Tertio et symétriquement, vous ne pouvez pas, en conscience, nier le fait que les ratios de solvabilité ont très largement favorisé les crédits immobiliers et les emprunts publics qui se trouvent précisément être au cœur de la crise que nous connaissons aujourd’hui. Ce n’est, bien sûr, qu’une partie de l’équation mais nier le rôle joué par la règlementation dans la croissance des crédits immobiliers et donc, dans la formation de la bulle immobilière relève de l’aveuglement pur et simple.
Quarto et j’en resterai là : c’est le législateur qui, en utilisant les notes des agences dans la réglementation, a introduit un risque systématique massif dans notre système financier. Là où, autrefois, banquiers et investisseurs pouvaient décider de continuer à soutenir un débiteur en difficulté, ils n’ont désormais plus le choix : il leur faut vendre et il leur faut vendre tous en même temps. Ces problèmes que sont le pouvoir exorbitant acquis par les agences et ses conséquences sur les emprunteurs qui voient leur note dégradée ne seront pas réglés en légiférant : ce sont justement des conséquences directes et logiques de la réglementation.
C’est un principe bien établit : chaque catastrophe provoquée par l’ardeur législative de nos gouvernants est immédiatement requalifiée en « défaillance du marché » qu’il faut, de toute urgence, colmater à coup de réglementations. Nous allons donc assister à un nouvel épisode dont la fin est, malheureusement, déjà connue. Puissions-nous enfin en tirer les conclusions qui s’imposent.
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[1] Primary capital, principalement composé des fonds propres et des réserves.
[2] Du nom de la ville suisse dans laquelle se réunissent, sous l’égide de la Banque des règlements internationaux (BRI), les gouverneurs des banques centrales du G10 (a.k.a. le comité de Bâle).
[3] C’est aussi le cas, aux États-Unis, des prêts accordés aux government-sponsored enterprises comme Fannie Mae et Freddie Mac.
[4] En pratique, les banques qui en ont les moyens peuvent opter pour des méthodes internes d’évaluation des risques. Naturellement, ces dernières sont soumises à l’accord des autorités de tutelles qui veillent à ce qu’elles ne s’écartent pas trop des modèles de référence – c’est-à-dire ceux des agences.
[5] Aux États-Unis, les Nationally Recognized Statistical Rating Organization (NRSRO).
établi sans T.
RépondreSupprimerCher Monsieur,
RépondreSupprimerVotre article me donne l'occasion de rappeler à vos lecteurs le scandale de la création monétaire ex-nihilo et du crédit (usure) aux mains des banques privées parasites sur le dos du peuple ignorant.
En effet, les banques, entreprises privées commerciales, disposent en effet seules désormais du droit exorbitant (normalement régalien) de créer/émettre de la monnaie (scripturale et fiduciaire), et ce à partir de rien (désormais plus attaché à aucun étalon or ou autre, donc fausse monnaie), qu'elles prêtent ensuite avec intérêt (vrais crédits) au petit peuple productif. Avec ces intérêts que nous esclaves productifs endettés imbéciles leur reversons, elles ont racheté progressivement la terre (richesses) que nous esclaves travaillons pour eux.
La plupart des gens, aux Etats-Unis, en Europe et dans le reste du monde, pensent que les dollars en circulation sont créés par le gouvernement américain. Que le nom de Réserve Fédérale, mentionné sur chaque billet, désigne une administration gouvernementale. Or, il n’en est rien : la Réserve Fédérale est une institution privée, possédée par des banques commerciales. Le système de la Réserve Fédérale n’est pas fédéral. En outre, il ne possède pas les moindres réserves. C’est un syndicat d’émission monétaire, dont les membres se sont octroyé le privilège exorbitant de fabriquer l’argent que vous gagnez durement. Sans ce système, il est probable que les deux guerres mondiales n’auraient pu être ni déclenchées, ni financées.
Toutes les banques centrales du monde – y compris la BCE – se sont inspirées de ce modèle mafieux qui VOLE la création monétaire aux puissances PUBLIQUES, finance toutes les guerres et les arsenaux, et assujettit les peuples par la dette.
Les banques centrales sont statutairement indépendantes, donc non soumises aux politiques (censés être les représentants du peuple).
De toute façon, l’élection des politiques sponsorisés par les banquiers et les industriels (ultra-riches) porte en elle la corruption des élus par ceux qui ont financé leur campagne électorale. Nos gouvernants ne défendent donc pas les intérêts du petit peuple mais ceux de leur sponsors.
Car "la main qui donne est au-dessus de la main qui reçoit." (Napoleon Bonaparte)
http://livre.fnac.com/a4063605/Eustace-Mullins-Les-secrets-de-la-Reserve-federale
« Il est appréciable que le peuple de cette nation ne comprenne rien au système bancaire et monétaire. Car si tel était le cas, je pense que nous serions confrontés à une révolution avant demain matin. »
Henry Ford
« Seuls les petits secrets doivent être protégés. Les grands sont gardés secrets par l’incrédulité du public. »
Marshall McLuhan
« Les quelques personnes qui comprennent le système (argent et crédits) seront soit tellement intéressées par les profits qu’il engendre, soit tellement dépendantes des faveurs qu’il conçoit, qu’il n’y aura aucune opposition au sein de cette classe.
D’un autre côté, les personnes incapables d’appréhender l’immense avantage retiré du système par le capital porteront leur fardeau sans se plaindre et peut-être sans même remarquer que le système ne sert aucunement leurs intérêts » (Rothschild Brothers of London)
Il existe encore une troisième catégorie de personnes, celles qui ont compris et dénoncent ce qui constitue le plus grand hold-up et racket de l’Histoire.
« L’unique objectif de ces financiers est le contrôle du monde par la création de dettes inextinguibles » (Henri Ford, grand capitaine d’industrie américain).
Bonjour
RépondreSupprimerMerci pour votre article très intéressant mais pourquoi ne traitez-vous pas de Bâle III ?
Cordialement
Pourquoi parlez-vous des "politiciens" alors que le Comité de Bâle est composé de Gouverneurs de Banques Centrales, indépendants de toute autorité politique ?
RépondreSupprimerVotre article est bien fait et permet de comprendre les effets pervers d'une louable régulation, mais je ne comprends pas votre conclusion, dans laquelle vous passez allègrement des réglementations Bâle I et II, aux politiciens et au législateur, comme s'ils en étaient à l'origine...
Par ailleurs, est-ce la réglementation qui est à l'origine de la crise de 2007 ou son détournement :
=> des banques octroient des crédits et les revendent sans contrôle et sans discernement
=> des entités possédant des crédits ne sont pas soumises à la réglementation sur les crédits
Factuellement, la présentation du cheminement aboutissant à Bâle I et II est intéressante, mais vos conclusions sont quelquefois à l'emporte-pièce et nuisent au sérieux de ce qui précède