« Don Giuseppe ! Quel bonheur de vous rencontrer enfin ! »
C’est face-de-poupon, sautillant hors de sa berline et suant à grosses goutes, qui ouvre donc le bal. Il n’a pas trente ans. Son costume noir, d’une bonne demi-taille trop petit, semble encore trop grand pour lui : un costume de patricien porté par un gros bébé tout juste sorti des jupons de mère. L’autre n’a pas encore prononcé un mot, il a déployé en silence ses longs membres hors de l’habitacle et, sans se presser le moins du monde, a précédé son collègue en direction du perron de la maison d’où Giuseppe observe ses étranges visiteurs.
Il doit être six heures et demie et le soleil déclinant apporte les premières ondes de fraîcheur de cette journée caniculaire. Lorsqu’il a aperçu les éclats noirs de la carrosserie au milieu d’un nuage de poussière, Giuseppe a immédiatement su que c’était eux : il n’y a que des gens de la ville pour s’aventurer sur un chemin de campagne avec une telle voiture et ses voisins ont tous reçu cette visite au cours des derniers jours ; cette fois, c’est lui qu’ils viennent voir.
« Che cosa volete ? »
Giuseppe n’est pas un diplomate. Il ne l’a jamais été. Les ronds de jambes et les formules de politesse ne font pas partie de la culture des hommes qui, comme lui, ont travaillé cette terre depuis tant de générations. Ici, on n’est pas à la ville ; ici, on économise tout ; surtout les mots ; surtout avec les étrangers.
Le poupon ne se laisse pas démonter pour autant : « Nous sommes venus vous parler de notre service de protection Don Giuseppe. Vous en avez certainement déjà entendu parler non ?
- Vaguement.
- Bene, bene… Eh bien alors nous ne vous dérangerons pas longtemps !
- Je vous écoute.
- Grazie, grazie mille Don Giuseppe ; merci de nous accorder quelques minutes de votre temps. J’imagine que vos journées son fatigantes avec les moissons aussi je vais essayer d’être bref. »
Le visage illuminé par un sourire presqu’enfantin, face-de-poupon désigne une des chaises en fer forgé du perron : « Vous permettez ? » Et sans attendre la réponse s’affale dessus dans un grincement métallique avant de reprendre :
« Voici de quoi il retourne : ce n’est pas à un homme tel que vous, Don Giuseppe, que je vais l’apprendre, les temps sont difficiles pour tout le monde et, vous savez, les périodes troublées ont le chic de révéler les pires aspects de la personnalité des gens. Eh ! Vous savez comment ils sont, les gens : si l’on n’y prête pas garde, ils volent, ils mentent, ils trichent ou pire encore ; c’est la nature humaine n’est-ce pas ? »
L’autre, qui s’est entre temps appuyé à la balustrade du perron, lance d’une voix sentencieuse : « L’homme est un loup pour l’homme Don Giuseppe » et replonge dans son mutisme. Lui non plus n’a pas trente ans mais, à la différence de son collègue, il porte ce costume noir comme s’il était né avec. Il a des manières d’aristocrate ce gamin-là ; rasé de près, tiré à quatre épingles et – Giuseppe n’a pu s’empêcher de le noter – manucuré comme une demoiselle de bonne famille.
« Sì, in effetti, reprend le poupon, l’homme est un loup pour l’homme ; c’est exactement cela et c’est la raison pour laquelle nous avons pensé qu’il serait judicieux d’organiser votre protection.
- Ma protection ?
- Sì Don Giuseppe, votre protection contre les voleurs, les mauvais payeurs et les bandits de toutes sortes. Naturellement, c’est également ce que nous avons proposé à vos voisins : c’est d’une protection collective qu’il s’agit, d’un moyen d’assurer efficacement la sécurité des honnêtes gens comme vous. En sommes, nous venons pour vous aider.
- Bene et j’imagine que ce n’est pas gratuit…
- Eh non Don Giuseppe ; vous imaginez bien qu’entretenir des hommes en armes pour assurer la protection de vos biens et de vos personnes coûte quelque chose. Mais si vous vous donnez la peine d’y penser, en faisant appel à nos services vous mutualisez les coûts sans même parler des risques ; c’est tout à votre avantage.
- Et vous y gagnez quoi vous ?
- Nous ? Rien mio dio ! Nous ne désirons que rendre service à la communauté ! Nous avons juste pensé qu’un tel service de protection allait dans le sens de l’intérêt général et que si nous ne le faisions pas, personne ne le ferait. N’y voyez pas là une proposition bassement mercantile et égoïste : nous ne vous demanderons que ce qu’il faut pour couvrir les coûts.
- Combien ?
- Eh bien justement, Don Giuseppe, c’est une particularité du service que nous rendons à la communauté : la contribution de chacun dépend de ses revenus de telle sorte que celles et ceux que la vie a favorisé aident les autres à bénéficier d’une bonne protection.
- Come ? Vous voulez dire que vous me demandez de payer plus que les autres pour bénéficier du même service qu’eux ?
- Sì Don Giuseppe mais c’est le sens de la justice sociale et puis, par ailleurs, c’est aussi dans votre intérêt : aujourd’hui, les jaloux vous reproche votre richesse ; demain, toute la communauté vous sera reconnaissante de votre contribution au bien-être commun.
- Et comment comptez-vous déterminer ma cotisation ?
- Molto semplice Don Giuseppe ! Il vous suffit de nous dire combien vous gagnez et, en fonction de vos revenus, nous vous demanderons un pourcentage plus ou moins élevé. Oh bien sûr, il est possible que nous soyons amenés à vérifier les déclarations des uns et des autres ; vous savez comment sont les gens n’est-ce-pas ?
- Et si je refuse ?
- Come ?
- Si je refuse de bénéficier de votre protection. »
L’aristocrate qui n’a pas perdu une miette de la conversation reprend la parole : « Ça n’est pas possible Don Giuseppe. Vous faites partie, que vous le vouliez ou non, de cette communauté : si nous en assurons la protection, vous en bénéficiez au même titre que les autres. Dès lors, si vous refusez de payer votre part, cela signifie que vous bénéficiez d’un service en laissant les autres payer pour vous.
- Et les autres sont d’accord ?
- Ils ont eut les mêmes réticences que vous Don Giuseppe mais notre argument les a convaincu : tout le monde doit payer ; sinon, le système ne fonctionne pas.
- Et si je refuse quand même ?
- Don Giuseppe, si vous refusez de payer votre part, nous serons – et croyez bien que nous en serions désolés – obligés de vous y contraindre.
- Et comment comptez-vous vous y prendre ?
- Notre organisation est puissante, Don Giuseppe. Il n’y a pas, dans ce pays, d’organisation plus puissante. »
En temps normal, Giuseppe n’est pas homme à se laisser menacer sous son propre toit – et encore moins par deux gamins endimanchés. Mais, alors que les deux hommes semblent décidés à prendre congé, il sait pertinemment que l’aristocrate a dit vrai : s’il ne paye pas, les hommes en noir sauront l’y contraindre. Il n’existe aucun moyen de leur échapper, sauf à partir loin d’ici ; loin de ce pays qui l’a vu naître ; loin de cette terre rendue fertile par la sueur de ses ancêtres. « Arrivederci, lance face-de-poupon, nous nous reverrons bientôt ».
La berline noire s’éloigne dans le soleil couchant en soulevant un épais nuage de poussière. Giuseppe, à cet instant précis, n’a pas la moindre idée de quel genre d’organisation ses deux visiteurs étaient les représentants.
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Et un grand merci à Paola Rizzitelli Vildina pour son aide !
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