Fiat pecunia ; et facta est pecunia.

« Dixitque Deus : Fiat lux ; et facta est lux. »
- Genèse I

Lorsqu’il accède enfin au trône en 1260, Kubilai Khan, petit fils de Gengis Khan, Grand Khan des mongols et futur fondateur de la dynastie Yuan est loin d’être un novice puisqu’il va sur son 45ème printemps. Intelligent, volontiers novateur et observateur attentif, le nouvel empereur a largement mit à profit cette décennie passée en tant que vice-roi de la Chine du nord pour étudier la civilisation chinoise et notamment les expériences de monnaies-papier de la dynastie Song ; le jour de son couronnement, il a déjà parfaitement compris les avantages qu’il pouvait en tirer et les améliorations qu'il pouvait y apporter. Ainsi, dès la dixième lune de l’année même de son accession au trône, il se lance dans une des réformes monétaires les plus audacieuses de l’histoire. Kubilai Khan va créer sa propre monnaie-papier, le Zhongtong yuanbao jiaochao (ou Zhongtong chao) ; de simples billets imprimés sur un papier fabriqué à base d’écorce de murier qui vont devenir le véritable ancêtre de nos monnaies modernes.

Une monnaie pour les gouverner tous…

Le Zhongtong chao n’est pas seulement une monnaie ; c’est la monnaie de l’empereur. Contrairement aux dynasties impériales précédentes, Kubilai ne veut pas créer une monnaie parmi d’autres ; le Zhongtong chao doit être l’unique monnaie de l’empire, la seule qui puisse être légalement utilisée comme moyen de paiement. Dans son Devisement du monde [1], Marco Polo résume : « il est défendu, sous peine de la vie, d’en faire ou d’en exposer d’autre dans le commerce, par tous les royaumes et terres de son obéissance, et même de refuser celle-là. » En effet, dès 1260, Kubilai démonétise les traditionnelles pièces de cuivre qui formaient la base du système monétaire chinois et les remplace purement et simplement par les onze coupures de Zhongtong chao, de 10 wen à 2 guan [2], dont il détient le monopole et qui deviendront progressivement l’unique monnaie autorisée en Chine. Mais mieux encore, il va littéralement inventer le principe du cours légal de la monnaie : il est non seulement interdit de détenir d’autres monnaies que celle de l’empereur mais il est aussi formellement interdit de la refuser.

Enfin et afin que l’analogie avec nos monnaies actuelles soit complète, la valeur de la monnaie du Grand Khan n’est garantie par rien d’autre que par le bon vouloir de son émetteur. Si la parité officielle du Zhongtong chao, fixée par décret, est officiellement d’un demi liang d’argent [3] pour un guan de monnaie-papier, l’empereur et son administration se garderont bien de promettre à qui que ce soit la possibilité de la convertir en métaux précieux. Kubilai poussera même le génie, dans les premières années de son règne, jusqu’à ordonner à son administration de racheter des Zhongtong chao contre de l’argent afin de rassurer ses sujets sur la réalité du cours officiel. Mais dans les faits, si l’un de ses sujets tentait de convertir un de ses billets de sa propre initiative, il se voyait opposer – au mieux – une fin de non-recevoir.

… et dans les ténèbres les lier

Le budget de l’empire va rapidement faire les frais des ambitions du Grand Khan. Au-delà des grands chantiers publics, les opérations militaires – à commencer par la conquête de la Chine du sud et les deux opérations lancées contre le Japon – vont se révéler extrêmement coûteuses et le monopole sur le sel, principale ressource de l’État, deviendra vite insuffisant. Dès le milieu des années 1270, Kubilai va révéler le véritable sens de sa réforme monétaire : il va financer ses dépenses grâce à sa planche à billets. Les montants imprimés, au regard de ce qui s’était fait jusqu’alors, sont absolument colossaux : à partir de la seconde moitié des années 1270, le volume des billets émis chaque année aura une valeur faciale régulièrement supérieure à un millions de ding [4] – soient l’équivalent de 2 000 tonnes d’argent par an. Très rapidement, la valeur du Zhongtong chao va donc s’éroder et la parité officielle avec l’argent ne sera rapidement plus qu’une vue de l’esprit.

L’inflation atteint de telles proportions que les détenteurs de monnaie-papier cherchent à l’échanger contre des métaux précieux quitte a accepter une décote importante par rapport au cours légal ; Kubilai réagit en interdisant à ses sujets de posséder de l’or ou de l’argent. Forcés, sous peine de mort, d’utiliser la monnaie de l’État, les chinois sont désormais pieds et poings liés et ne peuvent que constater l’effondrement de la monnaie impériale ; selon certains auteurs de l’époque, la perte de pouvoir d’achat du Zhongtong chao atteindra 90% [4]. L’administration Yuan n’aura bientôt plus d’autre choix que de reconnaitre l’évidence : en 1287, l’introduction d’une nouvelle monnaie-papier – le Zhiyuan chao – consacre officiellement une dévaluation de 80%. Moins de 30 ans après sa création, la monnaie-papier de Kubilai Khan ne vaut pour ainsi dire plus rien, les chinois sont ruinés, l’économie est en lambeaux et la révolte gronde aux quatre coins de l’empire.

Fiat money 1.0 et expériences suivantes

Aussi loin que puisse nous porter la mémoire des hommes, le Zhongtong chao est la première véritable fiat money de l’histoire. Pour la première fois, un prince s’était doté d’une monnaie émise sans aucune garantie et dont la quantité en circulation ne dépendait que de sa volonté. Kubilai Khan avait déjà formalisé le cadre légal qui permettait à une telle monnaie d’exister : d’une part, le souverain détient le monopole monétaire ; c'est-à-dire que le fait de falsifier la monnaie de l’État (article 442-1 du Code pénal) ou d’émettre une autre monnaie que celle de l’État (article 442-4 du Code pénal) est considéré comme un crime contre l’État. D’autre part, les sujets du souverain n’ont pas le droit d’accepter, de détenir ou d’utiliser une autre monnaie que celle de l’État (article R642-2 du Code pénal) et sont tenus d’accepter cette monnaie à son cours officiel (article R642-3 du Code pénal).

Lorsque, le 15 août 1971, sept cent ans après la création du Zhongtong chao, Richard Nixon rompt unilatéralement la convertibilité-or du dollar et précipite ainsi la chute du système de Bretton Woods, nos monnaies deviennent de fait des fiat money. Les législateurs de l’époque avaient parfaitement conscience de la menace qui planait dès lors sur nos économies ; ils savaient qu’un gouvernement endetté qui dispose d’un fiat money sera toujours et en tout lieu tenté d’utiliser la planche à billet ; ils savaient que l’inflation qui en résulterait anéantirait l’épargne de millions de gens, favoriserait l’endettement au détriment de l’épargne et transformerait nos économies en successions de bulles spéculatives et de récessions. Ils tentèrent bien d’élever quelques garde-fous comme l’indépendance (toute relative) des banques centrales ou l’interdiction qui leur est faite de financer directement les États mais ces murailles de paille sont bien peu de chose face au pouvoir politique.

Aujourd’hui encore, comme lors de toutes les expériences de fiat money précédentes, du Zhongtong chao chinois au Papiermark allemands, des Assignats français au Pengő hongrois, nous assistons à une nouvelle représentation de cette même vieille comédie. La fin est déjà écrite, depuis plus de 40 ans, ce sera l’inflation et vraisemblablement la plus formidable bulle spéculative que nous aillons vu depuis bien longtemps.

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[1] Marco Polo, Le Devisement du monde, Livre II, chapitre XXI.
[2] Le wen est une unité de compte qui correspond à la valeur d’une pièce de bronze ; un guan correspond à 1 000 wen.
[2] Le liang est une unité de poids qui correspond à 39,6 grammes. Le billet de 1 guan de ZTC (1 000 wen) valait donc officiellement 19,8 grammes d’argent.
[3] Le ding est une unité de poids équivalente à 50 liang ; soit près de 2 kilos.
[4] Voir, notamment, Richard von Glahn, Monies of Account and Monetary Transition in China, Twelfth to Fourteenth Centuries (Journal of the Economic and Social History of the Orient, 2010).

5 commentaires:

  1. Tout est pareil et pourtant tout est différent. A la différence du temps de Kubilai Khan, la profession d'économiste existe. En occurrence, je ne crois pas qu'un seul prône une conduite Tyrannique de la finance comme solution au maintien de la fiat monnaie.
    Il se trouve par ailleurs la croissance mondiale n'a jamais été aussi forte que depuis la décision de Nixon de reléguer l'étalon or aux oubliettes.

    On a beaucoup parler de la crise des subprimes qui,je vous l'accorde est une crise d'un afflux trop important de liquidité.
    Mais il eut été plus juste de parler de crise des CDS et des paris boursiers. De faits, ce sont largement plus les CDS, et prima inter pares, les naked CDS qui entrainèrent la crise.
    Imaginons un instant que le régulateur, mot, que je sais vous réprouvez, eut préalablement interdit la création de tels instruments. Alors certes, crise, il y aurait eu mais certainement pas d'une telle ampleur. Les CDS et autres paris sur les contrats, ainsi que la titrisation excessive des créances diluèrent le sentiment de risque.
    Ainsi si nous filons la métaphore maritime, nous étions sur un navire dont le commandement, en l’occurrence les instances monétaires sous l'impulsion des politique, dirigeait la concentration des matelots exclusivement sur le maintien de la vitesse de croisière. Plus aucun soin n'était porté à l'entretien du navire. Il filait, là été l'important. La crise révéla que non seulement les fils électriques étaient en état déplorables, là ce sont les subprimes,et finirent par produire des étincelles mais qu'en plus les cuves de mazout fuyaient et propageaient contre la coque des émanation de gaz hautement inflammables, ici ce sont les CDS et autres produits dérivés opaques s'apparentant à des paris pus et simples.
    La rencontre des deux évènements fit exploser la coque. On peut admettre que si les fils seuls avaient été défectueux, certes le bateau eut été grandement ralenti par le court-circuit mais ne se serait pas retrouvé dans un tel état.
    Alors aujourd'hui oui, on a fait descendre dans les cales du papier pour combler le trou dans la coque. Certes l'eau continue de monter et les mousses dont le couchettes se trouvent dans les fonds de cales on les pieds mouillés. Mais si l'on n'avait pas agit ainsi, le bateau risquait de sombrer et seuls un haut fond aurait empêcher l'équipage de s'entretuer pour avoir accès aux canaux de sauvetage.
    Vous avez certainement raison, les masses d'argents déversées nous promettent des jours futurs peux glorieux, néanmoins, elles nous laissent le temps de changer la structure du navire. Là est maintenant la question. Il faut revendre à perte le passé en obérant le futur pour solder pacifiquement le modèle.

    Quant aux crises des dettes d'état, elles sont la conséquence d'une distribution mal calibrée des ressources au niveau mondial. Il y a surconsommation d'un coté, sous rémunérations de l'autre. Cette situation est la conséquence d'un système qui maintien le culte du chef (du décideur politique autant que de l'entrepreneur) et la volonté d'aller vers des sociétés de classes moyennes. Les deux ne sont pas compatibles.

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    1. Ah le culte de l'élite éclairée capable de diriger l'économie, ie diriger les individus (car l'élite sait mieux que vous ce qui est bon pour vous)... L'URSS avait aussi de bons économistes. Combien faudrait-il d'exemple pour qu'enfin la majorité comprenne que la planification ÇA NE MARCHE PAS, que ce soit pour la production de clous ou de la monnaie?

      Quant aux causes de la crises, je vais pas revenir dessus, mais il y a d'autres analyses que celle répétée en boucle dans les médias et que tu résumes...

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    2. Je ne comprends pas bien ce commentaire car je ne vois pas à quel moment je suggère qu'il faille former un aréopage d'économiste pour guider l'économie...Cesser de lire entre les lignes me parait une saine habitude.

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  2. Bravo G.Kaplan, un excellent article.

    Le commentaire précédent ne semble pas avoir compris que les économistes, notamment non autrichiens, non seulement ne peuvent rien contre le phénomène décrit, mais sont même pour la grande majorité les premiers a nous pousser vers le précipice...

    Qui, a part Ron Paul et les autrichiens, dénonce le système monétaire actuel ?

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  3. ...et lux facta est"
    ça fait moins cuisine avec cette synthaxe.

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