Eurogeddon

S’il est un graphique qui résume magnifiquement la courte histoire de l’euro, c’est bien celui que je vous propose ci-dessous. Il retrace l’évolution des taux d’intérêt moyens des obligations souveraines à dix ans d’une sélection d’État membres de la zone euro [1] de janvier 1993 à août 2012.

(Cliquez pour agrandir)

Le grand mouvement de convergence que vous observez de 1993 à 1997 est une conséquence directe de la construction de l’Union Européenne et de la création de l’euro [2]. Ce processus a commencé dès les premières négociations, s’est accéléré avec la signature du traité de Maastricht (février 1992), puis du Pacte de stabilité et de croissance (juin 1997) et a abouti à ce que, lorsque l’euro a été officiellement lancé en janvier 1999, l’écart entre les taux à dix ans italiens et leurs homologues allemands n’était plus que de 0,22% contre 6,28% quatre ans plus tôt. Durant les huit années qui vont suivre, c'est-à-dire jusqu’à fin 2007, les taux longs des États membres de la zone euro vont ainsi évoluer dans un étroit couloir ; l’écart le plus élevés sera observé entre le dix ans grecs et le bund allemand juste après qu’Athènes ait adopté l’euro et il ne sera que de 0,61%.

Ces écarts de taux, les financiers parlent de spreads, ont une signification économique très précise : ce sont des primes de risque. Si, en janvier 1993, l’État grec doit s’acquitter d’un taux d’intérêt moyen de 24,5% - soit 17,35% de plus que l’Allemagne – c’est qu’acheter de la dette publique grecque à l’époque, c’était un investissement pour le moins spéculatif : entre 1989 et 1993, avec un déficit budgétaire moyen de 13,6%, la dette publique hellène explosait de 69% à 110% du PIB et, le gouvernement d’Athènes disposant d’une planche à billets, l’inflation de la drachme tournait autour de 17% par an. Prêter à l’État grec, c’était donc extrêmement risqué et les seuls investisseurs qui s’y risquaient réclamaient un surcroît de rémunération en contrepartie du risque qu’ils acceptaient de prendre, un spread par rapport aux emprunts d’État allemands, une prime de risque.

La grande convergence

Or, au fur et à mesure que la création de la zone euro se concrétise, cette prime de risque va progressivement disparaître ; c'est-à-dire que les créanciers de nos États – compagnies d’assurance, fonds d’investissement, organismes de retraite, banques… [3] – vont considérer que le simple fait qu’un État adopte l’euro réduit considérablement le risque qu’ils prennent en lui prêtant de l’argent et donc, la prime qui y est associées. Il y a à cela au moins trois raisons :

La première, c’est que les différents traités qui ont ponctué la création de l’UE et l’avènement de l’euro imposent aux États qui les ont signés une discipline budgétaire stricte qui, si elle est bien respectée, offre à leurs créanciers une garantie supplémentaire quant à leur solidité financière. Par exemple, le traité de Maastricht préconisait un déficit budgétaire inférieur à 3% du PIB et exigeait des États qui souhaitaient rejoindre la zone euro un endettement public inférieur à 60% du PIB. Dès lors, il était tout à fait rationnel de considérer qu’un État qui s’engageait à respecter ces contraintes devenait de facto un débiteur sûr.

Par ailleurs, la signature de ces traités a créé un aléa moral. C'est-à-dire que les créanciers des États membres de la zone euro ont supposé qu’en cas de difficultés financières d’un de ces derniers, les autres viendraient à son secours. Bien sûr, il n’y avait là aucune certitude – raison pour laquelle des États comme l’Italie ou l’Espagne ont continué à payer une petite prime de risque par rapport à l’Allemagne – mais il y avait, chez la plupart des investisseurs, une forte présomption. La suite des évènements, d’ailleurs, à prouvé qu’ils avaient raison.

Enfin, bien sûr, les ascendances teutonnes de la Banque Centrale Européenne laissaient présager d’une gestion rigoureuse de la monnaie unique et permettaient d’évacuer le risque d’un usage immodéré de la planche à euros. Les créanciers de l’État grec savaient pertinemment que les drachmes qu’on leur rembourserait cinq ans plus tard auraient perdu plus de la moitié de leur valeur ; avec l’euro, ce risque disparaissait – au moins en grande partie – et la prime de risque liée aux politiques inflationnistes avec.

La grande divergence

Or voilà qu’aujourd’hui, après la convergence des années 1990, nous assistons à la grande divergence. Depuis fin 2007, le charme est comme rompu et les taux des dettes souveraines se sont séparés en deux groupes : il y a ceux qui baissent – Allemagne, Autriche, Belgique, France, Pays-Bas… – et ceux qui s’envolent – pour faire court, les PIIGs. On entend dire beaucoup de choses sur cette fameuse « crise de l’euro » et sur l’éclatement de la zone qui devrait en être l’épilogue mais, arrêtez moi si je me trompe, il me semble que personne n’explique en quoi, précisément, la situation financières de ces États est liées à la fin de l’expérience monétaire européenne. Eh bien c’est très simple : la prime de risque est de retour.

Si vous observez les taux des obligations portugaises à dix ans aux alentours des 10%, ce n’est pas, contrairement à ce qu’on lit un peu partout que les marchés financiers « attaquent le Portugal » ; c’est que les créanciers du Portugal – au nombre desquels vous pourriez bien être sans le savoir – ont peur. Ils ont peur parce qu’ils savent pertinemment que la crise modifie les équilibres politiques de ces pays et que les classes politiques locales, trop lâches pour dire la vérité à leurs électeurs, préfèrent et de loin la fuite en avant qui consiste à accuser l’euro de leurs propres errements. Ils ont peur parce que plutôt que de remettre leurs finances publiques en ordre, ces gouvernements ou leurs successeurs pourraient bien être tentés de restaurer leurs monnaies nationales dans le seul et unique but de les dévaluer massivement dans la foulée. Ce que craignent les investisseurs c’est de ne pas être remboursés ou d’être remboursés en monnaies de singe ; ce qui revient au même.

C’est précisément cette situation que le traité de Maastricht, en limitant la dette et le déficit budgétaire des membres de la zone, cherchait à éviter. C’est précisément pour tenter de réduire cette prime de risque que Mario Draghi se propose de racheter les obligations de ces États au travers des fameuses Outright Monetary Transactions annoncées début septembre. C’est encore pour cette même raison que tout ce que Bruxelles compte de bureaucrates – à commencer par le président de la BCE lui-même – martèle à qui veut bien l’entendre que « l’euro est irréversible » et que « les craintes de dissolution de l’union monétaire sont infondées. » Mais ils auront beau fausser le thermomètre ou pratiquer la méthode Coué, la réalité ne changera pas pour autant : ce risque existe et, du point de vue de la plupart des investisseurs, il reste encore aujourd’hui beaucoup trop élevé [4].

La crise de l’euro, ce n’est que cela : une crise purement et exclusivement politique, la énième démonstration que les promesses, surtout quand elles sont émises par des États souverains, n’engagent que ceux qui les écoutent. Mais la grande ironie de l’histoire, c’est qu’au rythme où vont les choses en général et la planche à billet de M. Draghi en particulier, ce sont des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas qui vont finir par nous envoyer paître et quitter la zone euro. Il ne nous restera alors plus qu’à lancer les rotatives à plein régime et à regarder la suite du film en espérant que pour la première fois de l’histoire de la monnaie, un miracle se produira.

---
[1] L’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas et la Portugal.
[2] La convergence tardive des taux grecs est due au fait qu’Athènes n’a rejoint la zone euro que deux ans après les autres (en janvier 2001).
[3] C'est-à-dire, indirectement, vous et moi.
[4] Sauf, peut être, pour l’Irlande et le Portugal qui, en demandant le soutient du fonds de stabilité financière européen, donnent quelques garanties en la matière.

5 commentaires:

  1. Merci pour cet article très clair.
    Permettez-moi néanmoins de nuancer votre conclusion.
    Certes, la capacité et la volonté de l'Etat allemand à se porter garant pour les excès de ses irresponsables voisins ont des limites.
    Mais ne perdez pas de vue que tous les pays de la zone Euro ne peuvent pas se trouver en situation d'excédent commercial au même moment. L'industrie allemande serait bien embarrassée si elle devait du jour au lendemain vendre ses produits libellés en Deutsche Mark à ses voisins fauchés détenteurs d'un "Euro du Sud" dévalué. L'Allemagne elle aussi a bénéficié du pouvoir d'achat artificiellement gonflé de ses voisins du Sud.

    RépondreSupprimer
  2. Will,
    Oui sans doute mais dans le même temps, les citoyens allemands profiteront d'un hausse de leur pouvoir d'achat au moins promotionnelle. La question est donc : qu'est ce qui le plus important ? Les citoyens allemands ou les bénéfices de l'industrie exportatrice allemande ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hmm donc il vaut mieux privilégier le prix du m2 dans son pays que de soutenir financièrement les classes pour continuer à leur vendre les produits que l'on fabrique ? C'est ça ?
      Je signale au passage que c'est presque exclusivement grâce à l'euro que les gouvernants grecs, portuguais, Italiens et Français doivent se résoudre à faire le ménage dans leurs dépenses. Sinon, une bonne dévaluation et hop on repart comme avant...

      Supprimer
  3. Georges,
    Les citoyens allemands sont salariés et/ou actionnaires des entreprises allemandes. (Les fonctionnaires allemands dépendant eux aussi, indirectemment, de la bonne santé de leur économie.)
    A l'instant de la dévaluation, je préfère effectivement que mon capital soit libéllé en DM plutôt qu'en Euro. Mais à moyen terme, les actionnaires ET les salariés/consommateurs de l'industrie allemande, notoirement exportatrice, souffriraient tous de l'effondrement de la demande. De plus, le système bancaire allemand volerait en éclats (Passif essentiellement en DM, Actif significativement en EUR = crise de solvabilité). J'abonde dans le sens de Tony et vous recommande la lecture de l'article suivant de Jesus Huerta de Soto: http://blog.turgot.org/public/documents/Huerta_de_Soto_EN_DEFENSE_DE_L_EURO.pdf

    RépondreSupprimer
  4. Will et Tony,
    Je suis tout à fait d'accord avec l'argument de Huerta de Soto. C'est d'ailleurs - je crois l'avoir déjà écris ici - la seule vertu que je trouve à l'euro.
    Je ne suis pas en revanche d'accord avec l'argument qui voudrait qu'une sortie de la ZE soit une catastrophe pour les allemands - pour une partie de leur industrie exportatrice, oui ce sera un moment difficile mais pour les allemands, non.

    RépondreSupprimer

Votre mot de passe

On ne va pas épiloguer pendant 150 ans, vous avez besoin : De mots de passe très forts (à partir de 128 bits), un par site (sauf, éventuel...