Il n’y a pas de Pi dans Pyramide

(Cet article fait partie d’une série dans laquelle je m’amuse à démonter les théories ésotériques avancées par Jacques Grimault, principalement dans La révélation des pyramides.)

Une des théories avancées avec insistance par Jacques Grimault, c’est l’idée selon laquelle les concepteurs de la grande pyramide de Khéops auraient déterminé ses proportions générales — le périmètre de la base (ABCD) et la hauteur (OS) — en utilisant le nombre Pi ($\Pi$).

Avant de rentrer dans le détail, il est utile de rappeler que tout le monde est d’accord sur ces dimensions exprimées en coudées royale, c’est-à-dire sur les intentions des concepteurs du monument. Chaque côté de la base (AB, BC, CD et DA) devait mesurer exactement 440 coudées et la hauteur totale de la pyramide (OS) devait être de précisément 280 coudées. On a au moins deux bonnes raisons de penser ça : la première, c’est que ce sont des chiffres ronds parfaitement cohérents avec ce que nous observons aujourd’hui ; la seconde, je vous l’expliquerais tout à l’heure.

Pour nous démontrer l’utilisation de Pi, le film nous propose deux démonstrations. La première — qui est en réalité la seconde dans l’ordre chronologique — tombe vers 1:08:42 : la narratrice nous apprend que « Cette dimension [le demi-périmètre] en mètres — et il insista sur le mot — moins la hauteur donne 314.16 mètres soit 100 fois Pi. »

Naturellement, ce calcul n’a de sens que si les architectes utilisaient notre mètre — hypothèse, nous l’avons vu, hautement improbable — et il n’est exact que si l’on retient la valeur en mètre que Grimault veut donner à la coudée royale, soit 52.36 centimètres exactement. Avec une coudée de $\Pi - \Phi^2$, définition avancée par Grimault lui-même, on obtient environ 314.135 mètres ; avec une coudée de 52.35 centimètres, estimation la plus courante des égyptologues, ça nous donne 314.1.

L’autre démonstration, qui arrive 54:53, est plus convaincante : « des siècles plus tard, en 1859, l’anglais John Taylor [1] divisa cette dimension [le demi-périmètre de la base] par celle-ci [la hauteur] et découvrit avec étonnement le nombre Pi. »

Elle est plus convaincante parce que, s’agissant d’un ratio, elle est valable en mètre comme en coudées et donc peut raisonnablement résulter d’une volonté de l’architecte. Vérifions : nous avons un demi-périmètre de 880 coudées (2 fois 440) à diviser par une hauteur de 280 coudées ce qui, arrondi à 4 décimales, donne 3.1429. Ce n’est tout à fait $\Pi$ (qui vaut environ 3.1416…) mais ça reste une approximation tout à fait remarquable pour l’époque. Retenez bien ce chiffre, 3.1429, nous allons y revenir.

L’architecte connaissait-il Pi ?

Commençons par quelques rappels. On peut définir Pi ($\Pi$) comme le rapport entre la circonférence d’un cercle et son diamètre (d’où $C = \Pi \times 2R$) ou, alternativement, comme le rapport entre la superficie d’un disque et le carré de son rayon (d’où $S = \Pi \times R^2$). C’est une constante ; c’est-à-dire que quelle que soit la taille du cercle que vous considérez, ces deux relations restent vraies. Il se trouve aussi que $\Pi$ est un nombre irrationnel ce qui, concrètement, signifie qu’il a un nombre infini de décimales qui, de surcroît, ne se répètent pas de manière régulière. Si on se limite aux 15 premiers chiffres après la virgule :

$$\Pi \approx 3.141 592 653 589 793$$

De là, vous comprenez bien que « connaître Pi » ne signifie pas connaître la valeur exacte de Pi. Personne ne la connait et personne ne la connaîtra sans doute jamais. Connaître Pi, c’est avoir conscience de son existence : le simple fait de savoir que la circonférence d’un cercle vaut toujours un peu plus de 3 fois son diamètre revient à connaître $\Pi$. C’est-à-dire qu’en principe, connaître Pi est à la portée de n’importe qui : si vous êtes capable de mesurer la circonférence et le diamètre d’un cercle et de les diviser entre eux, vous pouvez remarquer que ça donne à peu près 3 ou 3.1 ou 3.14… Le reste est affaire de précision.

Qui l’a découvert en premier ? On n’en sait rien et ce, d’autant plus que plusieurs mathématiciens ont tout à fait pu arriver à la même conclusion indépendamment les uns des autres. Si la première démonstration non-ambigüe attestée est sans doute celle d’Archimède, deux documents nettement plus anciens semblent faire référence à une valeur approchée de Pi : une tablette d’argile mésopotamienne [2] découverte à Suse et datée d’environ 1680 av. J.-C. et le papyrus de Rhind, œuvre du scribe Ahmès, qui daterait de 1650 av. J.-C.

Le problème que posent ces deux documents, c’est leur interprétation : s’il est à peu près acquis que la tablette mésopotamienne donne bel et bien une approximation de $\Pi$ à 3.125 [3], le texte d'Ahmès est plus difficile à interpréter. En effet, la méthode décrite par le scribe pour déduire l’aire d’un disque de son diamètre peut être expliquée de deux façons : soit il connait effectivement une valeur approchée de Pi — auquel cas il utilise 3.16 — soit il approche tout simplement l’aire du disque par celle d’un octogone irrégulier sans avoir besoin de Pi. Au snif test, il est très vraisemblable que c’est cette seconde interprétation qui est la bonne : les scribes égyptiens ne connaissaient pas Pi.

Donc voilà : on ne peut bien sûr rien affirmer de façon définitive mais il semble que, plusieurs siècles après la construction de la grande pyramide de Khéops, les lettrés égyptiens ne connaissaient pas encore Pi. Par ailleurs, à supposer qu’il en soit autrement, ni les mathématiciens mésopotamiens ni leurs homologues égyptiens n’utilisaient une valeur de 3.14, celle que Taylor pensait avoir trouvé dans les proportions de la grande pyramide. On peut, bien sûr, se lancer dans des hypothèses compliquées mais une lecture plus approfondie du papyrus de Rhind se révèle plus utile...

Pimp my Pyramid

Il se trouve que les mathématiciens égyptiens, s’ils ne connaissaient probablement pas Pi, n’étaient pas pour autant des manchots. Le papyrus de Rhind, qui est une suite d’exercices à l’attention des scribes, nous montre qu’ils savaient faire énormément de choses — ce qui est d’autant plus remarquable qu’ils utilisaient un système de numération très basique [4] — et notamment, qu’ils avaient de très solides notions de trigonométrie. Un exemple remarquable et très utile pour construire des pyramides, c’est leur façon de mesurer des angles.

Ils appellent ça un seked. Le principe en est très simple, ça fonctionne un peu comme notre concept de pente à ceci près que ce n’est pas un ratio mais une distance exprimées en coudées (de 7 paumes de 4 doigts chacune, pour ceux qui ont oublié). Un petit schéma valant toujours mieux qu’un long discours, voici comment ça fonctionnait :

Posée à la verticale et en grisé (OS), c’est une coudée royale (28 doigts) — et peut-être même une des règles graduées que nous avons déjà évoqué, éventuellement munie d’un fil à plomb pour s’assurer de sa verticalité. Le seked proprement dit, c’est la distance horizontale (AO) qui permet de définir l’angle OAS. Dans l’exemple ci-dessus, j’ai représenté un seked de 5½ paumes (22 doigts) ce qui correspond à une pente de 28/22 (i.e. environ 1.2727) et à un angle d’environ 51.84 degrés [5].

De là, vous n’avez sans doute aucune difficulté à imaginer comment ça fonctionnait : avec un seked plus petit, on obtenait une pente plus importante et inversement ; c’est facile à concevoir et — chose importante quand on n’a pas d’instruments de visée précis — c’est aussi très facile à utiliser sur un chantier : de simples équerres de bois dimensionnées afin de reproduire cette proportion et le tour est joué.

Si vous cherchez la beauté mathématique de la grande pyramide de Khéops, c’est sans doute ici qu’elle se trouve. Je vous rappelle qu’elle mesurait 440 coudées de coté sur 280 coudées de haut ; c’est-à-dire que ce que vous avez sous les yeux, c’est le triangle OgS de mon premier schéma avec des doigts géants de 10 coudées. La pyramide de Khéops, dans l’esprit de son architecte, c’est un cas d’école d’architecture classique égyptienne : raison pour laquelle tout le monde est d'accord sur ses dimensions originelles.

Or, par le plus grand des hasards, il se trouve que dans une pyramide conçue avec un seked de 5½ paumes, le demi-périmètre de la base divisé par la hauteur donne effectivement un chiffre proche de Pi. Mais ça n'est pas Pi, c’est $(22 \times 2 \times 4)/28$ ou $22/7$ soit à peu près 3.1429. Ah ! me direz-vous, mais l’architecte peut tout à fait avoir choisi un seked de 5½ paumes pour faire apparaître (à peu près) Pi dans les proportions de la pyramide. Ça n’est pas impossible mais c’est peu probable.

Le bon seked

D'abord, il faut savoir le nombre de seked possibles n’est pas infini. Pour des raisons bêtement pratiques, les architectes utilisaient toujours un nombre entier de doigts compris entre 30 — soit un angle ridicule de 43 degrés — et, soyons fous, 15 — ce qui fait déjà presque 62 degrés d'inclinaison. En gros, dès lors qu’on parle de grosses pyramides [6], ça nous donne un univers des possibles de l’ordre d’une quinzaine de seked, de la pyramide quasiment plate à la plus vertigineuse.

Ensuite, il faut bien comprendre qu’une pyramide, c’est un tas de cailloux. Si les pharaons se sont fait élevé des monuments de cette forme ce n’est pas pour rien : c’est tout simplement la façon la plus simple d’obtenir des monuments élevés et solides quand on n’a pas de colle pour maintenir les cailloux solidaires [7]. De là, tous ceux qui ont déjà essayé de faire un tas de cailloux le savent : moins la pente est forte plus l’édifice est solide mais plus il faut aussi accumuler de cailloux pour atteindre une hauteur donnée.

Lorsque Khéops se lance dans son projet pharaonique de pyramide géante à faces lisses, il n’a que l’expérience de son papa, Snéfrou, à se mettre sous la dent. En résumé, ça donne ça : première tentative en bidouillant la pyramide Meïdoum avec un seked de 5 ½ [8] manifestement pas concluante, nouvelle tentative avortée avec la très bizarre non-pyramide rhomboïdale puis, enfin, ce qui ressemble à un jetage d’éponge en bonne et due forme avec la pyramide rouge et son angle ridicule d’à peine plus de 43 degrés.

Autant vous dire que les concepteurs de la grande pyramide n’avaient sans doute pas envie de faire les malins : ils ont donc repris le seked de la pyramide de Meïdoum mais l’ont conçu dès le départ comme une pyramide lisse. Khéphren, le fils de Khéops, cherchait sans doute à égaler la gloire de son père [9] tout en économisant sur le matériel quand, en concevant sa pyramide, il a réduit le seked à 5¼ paumes (un doigt de moins, 1.29 degré de plus).

Ces deux seked sont resté des standards pendant l’essentiel de l’Ancien Empire, jusqu’à ce que la folie des grandeurs cesse. Outre dans celles de Meïdoum et de Khéops, on retrouve le seked de 5½ sur les pyramides de Mykérinos et de Niouserrê par exemple. Quand à celui de 5¼, à part chez Khéphren, on le trouve notamment dans les pyramides d’Ouserkaf, de Néferirkarê, de Téti et de Pépi Ier.

Évidemment, mais vous l’aviez deviné, quand on divise le demi-périmètre (« la plus grande dimension visible » d’après Grimault) d’une pyramide conçue avec un seked de 5¼ par sa hauteur (« la plus grande dimension invisible »), on ne trouve pas Pi mais 3, tout rond. Diable ! Si ça se trouve, je viens de donner naissance à une nouvelle théorie pyramidologique !

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[1] Cette théorie a effectivement été publiée par un certain John Taylor dans The Great Pyramid: Why Was It Built? And Who Built It? en 1859.
[2] Dans la famille des mathématiciens de génie, ceux-là méritent une mention : on sait, par exemple, qu’ils maîtrisaient le théorème de Pythagore environ 1800 ans avant J.-C. soit plus d’un millénaire avant la naissance du philosophe grec (grâce à la tablette Plimpton 322).
[3] Voir cette démonstration passionnante de Jean Brette.
[4] C’est-à-dire qu’ils ont un hiéroglyphe pour 1, un autre pour 10, pour 100 (etc…) et qu’ils écrivent leurs chiffres en répétant chaque autant de fois que nécessaire, un peu comme dans les systèmes grecs et romains. À comparer avec le système mésopotamien, premier système numérique positionnel de l’histoire (et en base 60 s’il vous plait !)
[5] Nous avons très probablement hérité notre habitude de diviser le cercle en 360 parties (d'où les degrés et les fractions d'heures) des mésopotamiens. J'y reviendrai.
[6] Le record absolu de pente, sauf erreur de ma part, est détenu par un des satellites de la pyramide de Djedkarê avec un seked 3¼ paumes (13 doigts !) mais sur moins de 20 mètres de hauteur.
[7] Sauf, bien sûr, à opter pour un cône mais là vous risquez d’avoir besoin de Pi. Je dis ça…
[8] Et donc, évidemment, tout ce que Grimault raconte sur les proportions de la pyramide de Khéops s’applique aussi à celle de Meïdoum.
[9] Et il a triché, le bougre ! Sa pyramide, bien qu’un peu moins haute que celle de son père, parait plus élevée parce qu’elle est posée sur un rocher.

3 commentaires:

  1. Explications claires et précises
    Exit Grimault

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  2. La première partie sur la connaissance de pi et phi n'est pas logique. Vous ne pouvez pas décider qu'un nombre n'est pas une approximation juste parce qu'elle est différente de la vôtre. Les différents rapports cités sont des nombres rationnels proches de pi, tout comme l'est l'écriture décimale 3,1415 (31415/10000).
    Si l'architecte désire que tel triangle rentre dans tel cercle, il peut tracer un plan, placer ses ficelles et ses équerres dessus et choisir la graduation la plus proche, pour obtenir une approximation rationnelle de même nature que les chiffres 3,14.
    D'ailleurs l'exemple du polygone inscrit dans un cercle est parlant. Il s'agit justement de la méthode de base pour calculer pi.

    Mais d'abord n'est-ce pas l'idée qu'ils n'auraient pas compris la notion de pi et de phi qui est ridicule ? Qu'ils s'en soient servi ou non, nous ne le savont pas, mais ils devaient la connaître.
    D'un côté ce sont des concepts simples qu'on découvrira et enseignera à coup sûr dès lors que l'on joue avec des cercles et des rectangles. Ce ne sont pas des éléments de la culture grecque ni occidentale mais des faits élémentaires. Ce n'est pas non plus du «fine-tuning» projeté par le monsieur puisqu'il s'agit des constructions les plus simples possibles (le cercle, le rectangle d'or, les alignements, et les divisions par 2, 3, 4).

    D'un autre côté on parle des gens à qui on aura confié un projet pharaonique, une sorte d'élite. Pas question de se planter dans les calculs. Et pourquoi laisser des dimensions au hasard ? Il est tout naturel de vouloir inclure un maximum de relations géométriques qu'on pourrait trouver élégantes.

    Vos autres arguments historiques sont plus intéressants.

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    1. Aussi la relation simple entre pi et phi est tout à fait intéressante. Elle n'existe pas vraiment (il n'existe aucune relation algébrique car pi est transcendant), mais est proche au millionième près. On pourrait la découvrir par hasard et vouloir faire apparaître le nombre 5pi/6 ou phi2 par élégance.

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