(J’ai écrit ça un peu vite, ça mérite quelques relectures. Vos commentaires et éventuelles corrections sont les bienvenus.)
Toute la théorie de M. Piketty repose sur l’idée selon laquelle le capital (peu importe ce que vous entendez par là) affiche un taux de rendement moyen ($r$) stable de l’ordre de 4 à 5% par an [1] ; lequel est nettement supérieur au taux de croissance annuel de l’ensemble des revenus ($g$) qui est estimé à environ 1%. C’est l’inégalité fondamentale $r > g$, la pierre angulaire du Capital au XXIe siècle, celle qui explique pourquoi, à terme, nous nous acheminons inexorablement vers un monde dans lequel toutes les richesses mondiales se concentrerons dans les mains d’une infime minorité.
Un aspect essentiel de ce taux $r$, c’est que c’est une moyenne. Piketty lui-même l’écrit tout à fait explicitement : le capital, quelle que soit sa composition [2], ne génère pas un taux de rendement $r$ tous les ans ; il y a de bonne années et de moins bonnes ; ce chiffre de 4 à 5% doit être entendu comme la moyenne d’une distribution laquelle, pour suivre M. Piketty, est stable dans le temps [3]. C’est-à-dire que cette distribution a aussi une variance (et donc un écart-type, la racine carrée de la variance).
Nous avons donc une distribution des rendements du capital — peu importe sa nature — avec une moyenne ($\mu$) et un écart-type ($\sigma$) et cette distribution est présumée stable dans le temps. Formidable ! Avec ces hypothèses, on sait comment modéliser l’évolution d’un dollar de capital : ça s’appelle une marche aléatoire log-normale.
NB: pour des raisons purement techniques, nous n’allons pas raisonner sur des rendements bruts mais sur des différences de logarithmes naturels [4].
Soit donc $\mu$, la moyenne arithmétique des rendements du capital (exprimés sous forme de différences de logs). Au bout de $T$ années, la variation moyenne d'un dollar de capital s'écrit simplement :
$$\mu_T = \mu \times T$$Soit $\sigma$, l’écart-type de notre distribution. Si nous supposons que les variations de notre capital ne sont pas corrélées entre elles — i.e. pas d’autocorrélation — la formule de Bienaymé [5] nous autorise à écrire qu’au bout de $T$ années :
$$\sigma_T = \sigma \times \sqrt{T}$$La distribution des variations possibles de notre dollar de capital au bout de $T$ années est donc décrite par $\mu_T$ et $\sigma_T$. Mieux encore : puisque nous travaillons sur des sommes de variables aléatoires et que M. Piketty nous informe que leur distribution de base est stable, la Théorème Central Limite nous permet de supposer que cette distribution est gaussienne et donc, que $\mu_T$ et $\sigma_T$ décrivent entièrement la distribution des variations possibles après $T$ années.
$$\Delta_T \sim \mathcal{N}(\mu_T,\sigma_T)$$or, si nos $\Delta_T$ sont normalement distribués, la valeur capitalisée de notre dollar — $e^{\Delta_T}$ — suit une distribution log-normale :
$$ V_T \sim ln \mathcal{N}(\mu_T,\sigma_T)$$Nous avons donc repris les hypothèses de M. Piketty en introduisant la variance des rendements et n’y avons ajouté que l’absence de corrélation sérielle qui nous autorise à sommer lesdites variances. Avec ça, nous obtenons un modèle qui nous permet de décrire précisément les états possibles d’un dollar de capital au bout de $T$ années.
Reprenons les chiffres de M. Piketty et supposons que taux de rendement annuel moyen du capital est de 5% (pour simplifier, on supposera que c’est une différence de logs). Le tableau ci-dessous résume (i) la probabilité de n'avoir plus que 0.8 dollar ou moins (perte de 20% ou plus) au bout de dix ans et (ii) la probabilité de disposer de deux dollars ou plus (un gain supérieur ou égal à 100%) au bout de dix ans pour différents scénarios de volatilité : 5% (n’en rêvez même pas), 10% (hypothèse la plus probable) et 20% (c’est diablement élevé pour un rendement de 5%).
Écart-Type | 0.8 dollar | 2 dollars |
---|---|---|
5% | 0% | 11.1% |
10% | 1.1% | 27.1% |
20% | 12.6% | 38.0% |
Ce qui signifie que dans un monde de faible volatilité des rendements du capital, les fortunes sont très stationnaires — dans notre exemple, il est quasiment impossible de perdre 20% de son capital et on n’a à peine plus de 11% de chances de le voir doubler. C’est un monde dans lequel, si vous naissez riche, il est extrêmement probable que vous le resterez (et inversement).
En revanche, dans un monde où les rendements du capital sont très volatils, c’est tout le contraire : perdre 20% de sa fortune en dix ans n’a pas exceptionnel et on observe fréquemment des doublement de fortunes. C’est un monde dynamique dans lequel un riche qui détient beaucoup de capital peut s’appauvrir considérablement tandis qu’un petit patrimoine a de bonnes chances de croître très rapidement.
Or voilà, la bonne nouvelle c’est que tout ce que nous observons depuis que nous mesurons ces choses-là tend à confirmer que les rendements du capital sont infiniment plus volatils qu’ils ne l’étaient sans doute au XIXe siècle. La croissance du capital du top $x$% comme celles, encore plus impressionnantes, des fortunes des membres actuels du $x$% sont exactement les caractéristiques que nous devrions attendre d’un monde de fortes volatilités.
En d’autres termes, les statistiques sur lesquelles M. Piketty appuie sa démonstration traduisent très probablement le phénomène inverse de celui qu’il décrit : nous ne revenons pas vers le monde des grandes fortunes dynastiques ; nous nous en éloignons comme jamais auparavant.
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[1] Piketty n’est pas explicite sur ce point mais il semble que ce taux soit un taux géométrique qui suppose une capitalisation annuelle des intérêts (le Compound Annual Growth Rate des anglo-saxons).
[2] Piketty pose l’idée — extrêmement contestable — selon laquelle le rendement du capital est proportionnel à son montant initial. Quoi qu’il en soit, la composition du capital (actions, obligations, immobilier etc.) a forcément un effet beaucoup plus significatif — mais laissons ça de côté.
[3] J’ai bien écrit, « pour suivre M. Piketty » — il n’y a que dans les tours d’ivoire des université qu’on croit encore à ces choses-là.
[4] Par exemple, un rendement brut de 5% est équivalent à variation de $\delta = ln(1.05) \approx 0.0488$ soit à peu près 4.88%.
[5] Irénée-Jules Bienaymé (1796 – 1878), dernier dans grands statisticiens français.
Vous dépensez beaucoup d'énergie pour contredire un ouvrage de Théologie socialo-marxiste. Mais soit, jouons. Supposons que pour une même génération l'aptitude a "faire" de l'argent est gaussienne. Et qu'il en est de même de l'aptitude à faire fructifier cet argent à la génération suivante et aux suivantes. On obtiendra une répartition des richesses à la nième génération une loi de Gauss sans doute très aplatie avec des écarts gigantesques entre les extrémités de la courbe. Ajoutons à cela les effets de la croissance économique qui déforment la courbe de telle façon en ces périodes - et ceci est constaté - que les riches deviennent plus riches mais aussi les classes moyennes qui occupent le centre de la cloche.Une page de modélisation statistique en faisant varier les caractéristiques de ces courbes suffirait pour "expliquer" les écarts de fortune constatés dans tous les pays non communistes du monde. (la Slovaquie est le pays européen le plus égalitaire !)
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