La croissance réelle à long terme d’une économie [1], rapportée au nombre d’individus, repose fondamentalement sur la croissance de sa productivité. Cette dernière repose en premier lieu et de manière évidente, sur le progrès technique qui se traduit par une accumulation de capital physique et humain de meilleure qualité. C’est ce qui permet, par exemple, aux ouvriers du secteur automobile de produire infiniment plus, en valeur, que leur prédécesseurs d’il y a quelques décennies et donc, de bénéficier de niveaux de vie [2] bien plus élevés. Le progrès technique nous permet de produire plus de richesses tout en économisant les facteurs de production ce qui, in fine, se traduit par un « gâteau » plus grand à se partager. En d’autres termes, la croissance du revenu réel par habitant repose sur l’accumulation et l’amélioration du capital physique et humain — c’est-à-dire de l’investissement, de la recherche et de l’éducation [3].
Encore faut-il, bien sûr, que ces facteurs de productions soient alloués de manière optimale ou, du moins, de la meilleure façon possible étant donné les informations dont nous disposons aujourd’hui. Il serait contreproductif, en effet, de mobiliser nos ressources financières, nos efforts de recherche et nos meilleurs ingénieurs sur, par exemple et pour prendre un exemple fantaisiste, une machine à couper les cheveux en quatre dans le sens de la longueur. Dans une économie de marché raisonnablement libre, le critère de sélection fondamental c’est la profitabilité espérée du projet d’investissement [4] — la valeur actuelle nette (VAN), le taux de rendement interne (TRI) ou tout autre mesure équivalente. Un projet d’investissement profitable, par définition, créé de la valeur ajoutée ; laquelle, sommée à l’échelle d’une économie, s’appelle Produit Intérieur Brut ; lequel, en variation d’une période à l’autre, est habituellement désigné sous le nom de « croissance ».
Mais, parce que nous vivons dans un monde d’incertitude radicale, les investisseurs [4] commentent régulièrement des erreurs. Parce que les choses changent et parce qu’il est presqu’impossible de prévoir dans quel sens, nous progressons à tâtons, à coup d’essais, de succès, d’erreurs et de corrections. Telle usine qui, quand sa construction a été décidée, semblait être un bon investissement se révèle finalement un gouffre financier ; tel diplôme qui, aux dires des spécialistes, ouvrait la voie d’une carrière prometteuse se révèle finalement sans valeur ; telle action qui, il y a dix ans, semblait un peu trop chère se révèle finalement avoir été un des meilleurs investissements de la décennie. C’est-à-dire que la capacité d’une économie à optimiser l’allocation de son capital repose notamment sur sa capacité à corriger les erreurs commises dans le passé.
Dans la théorie dite autrichienne du cycle (ABCT), les politique d’assouplissement monétaires provoquent une expansion du crédit — pas de débat là-dessus, c’est l’effet explicitement recherché — qui s’accompagnent généralement d’une mauvaise allocation des facteurs de production — ce que les partisans des politiques monétaires contra-cycliques réfutent. C’est la première phase, celle du boom, qui, toujours selon l’ABCT ne dure que tant qu’elle est soutenue par la politique d’argent facile — c’est-à-dire jusqu’à ce que la banque centrale, parce qu’elle perçoit des tensions inflationnistes, décide de durcir sa politique. À ce moment, expliquent Mises et Hayek, les investissements douteux apparaissent pour ce qu’ils sont ; les stocks s’accumulent, les capacités de production inutilisées et le chômage augmentent et, fatalement, un certain nombre d’investisseurs se retrouvent en situation de faillite, entrainant avec eux le système bancaire.
C’est, bien sûr, à ce stade la banque centrale décidera d’assouplir sa politique monétaire afin — pour reprendre la terminologie keynésienne — de booster l’investissement privé et donc, de gonfler la demande agrégée jusqu’à ce qu’elle atteigne un niveau compatible avec le plein emploi. Selon les autrichiens, c’est peine perdue : après avoir été à l’origine des investissements douteux durant la période de boom, le volet monétaire du policy-mix ne fait que ralentir l’inévitable correction — la réallocation de capital physique et humain [5] — et préparer la bulle suivante.
Supposons que les autrichiens aient raison et que leur description du cycle est, au moins dans les grandes lignes, conforme à la réalité : à quoi devrions-nous nous attendre, dans des économies développées comme les États-Unis ou l’Europe où ces cycles monétaires s’enchainent depuis plusieurs décennies ? Eh bien à une baisse continue du taux de croissance de la productivité et donc, du potentiel de croissance de nos économies. Les malinvestissements seraient créés durant les périodes de boom et, parce que la politique monétaire ralenti la réallocation du capital durant les phases de récession, nos économies ne parviendraient plus à se purger ; progressivement, année après année, les gains de productivité seraient de plus en plus faible et la croissance, dès lors, stagnerait.
C’est évidemment ce que nous observons et, si j’en crois le dernier rapport annuel de la Banque des Règlements Internationaux, il est très peu probable que ce soit une simple coïncidence. Selon Jaime Caruana [6], « les travaux de la BRI ont récemment permis d’établir qu’un boom financier avait tendance à affaiblir la croissance de la productivité, en déplaçant les travailleurs et d’autres facteurs de production vers des secteurs où la productivité croît plus lentement. Contrairement à ce qu’il se passe lors d’une récession normale, cette mauvaise affectation de la main-d’œuvre exerce durablement des effets négatifs sur la trajectoire de croissance de la productivité, et donc sur la production potentielle au lendemain d’une crise financière. »
Je laisse à chacun le soin de comparer les prédictions de l’ABCT [7] avec ce que trouve la BRI de façon purement empirique. Sans m’autoriser de raccourcis épistémologiques hasardeux, je me contenterais de noter que ça colle drôlement bien et que tout se passe comme si Mises, au moins dans les grandes lignes, avait vu juste dès 1912. Partant, il y a deux façons de voir les choses : la première consiste à continuer aveuglément à appliquer la potion magique néokeynésienne sans se poser de questions — « c’eut été pire si l’on avait rien fait » et « si ça ne fonctionne pas, c’est qu’on en a pas assez fait. » — et la seconde consiste, a minima, à reconsidérer très sérieusement l’ABCT et, au besoin, à l’améliorer. Quels que puissent être votre a priori sur la question, vous ne pouvez plus l’évacuer d’un revers de main.
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[1] Cette remarque ne vaut naturellement que pour les économies de marché. Dans une économie de type socialiste, la notion de croissance n’a aucun sens si ce n’est une mesure de l’accroissement du volume des différentes productions décidées par le planificateur.
[2] Notamment si vous rapportez la croissance des salaires réels au nombre d’heures effectivement travaillées.
[3] Il s’agit ici d’une conception très utilitariste de l’éducation : une nation d’ingénieurs est infiniment plus productive qu’une nation d’ouvriers non qualifiés — pensez, par exemple, à nos contemporains allemands et chinois.
[4] Ce qui s’applique aussi à des études.
[5] Qui, selon Mises, prend naturellement du temps dans la mesure où investisseurs et employés tendent à s’accrocher à l’espoir d’une reprise.
[6] Jaime Caruana, DG de la BRI, 28 juin 2015.
[7] Voir, par exemple, Mises, L’action humaine, XX, 9.
Juste pour signaler une petite erreur d'inattention dans la note [2]: "si vous rapporteR" (commentaire de peu d'intérêt à retirer dès que possible ;) )
RépondreSupprimerOups ! Merci !
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