Euro et unicité de la politique monétaire

Un des grands arguments des partisans de l’abandon de l’euro et du retour au franc — comme si l’un impliquait nécessairement l’autre (mais laissons cela) — c’est l’idée selon laquelle des économies dissemblables ne peuvent pas partager une même monnaie.

On peut, me semble-t-il, résumer l’argument en prenant un exemple. Dans la période d’avant-crise (2000-07), l’Allemagne connaissait une croissance réelle relativement faible (1,4%) qui s’accompagnait, naturellement, d’une inflation tout aussi faible (1,6%). Si l’on suit le petit manuel de macroéconomie néo-keynésienne standard, il aurait donc été utile que la Banque Centrale Européenne se montre plus accommodante. Sauf que, durant la même période, l’économie espagnole progressait à un rythme de 3,4% avec une inflation de 3,2% et, accessoirement, une énorme bulle immobilière : selon le même manuel, il eut alors fallu que le BCE durcisse sa politique monétaire.

Bref, les économies allemandes et espagnoles étant relativement dissemblables, la banque centrale n’avait que trois possibilités : (i) assouplir sa politique monétaire pour aider l’Allemagne mais au risque de d’aggraver l’inflation (et la bulle) ibérique, (ii) durcir sa position pour clamer le feu espagnol mais au risque de plonger l’économie teutonne en récession et (iii) chercher à ménager la chèvre et le chou au risque de ne satisfaire personne. Problème insoluble.

Notez bien que ce qui est en cause ici, ce n’est pas la monnaie unique : c’est la politique monétaire unique. C’est-à-dire que le problème n’a d’existence que si et seulement si on considère comme acquise l’indispensabilité d’une politique monétaire. Dans le cas contraire, si, par exemple, on nourrit quelques doutes sur les recommandations du petit manuel de macroéconomie néo-keynésienne, le problème n’en est plus un.

Par ailleurs, il n’aura échappé à personne que les États-Unis d’Amérique, fédération d’États réputé économiquement homogènes, ont connu exactement le même problème. Cette période 2000-07, c’est celle durant laquelle la Federal Reserve a voulu, dans un premier temps, relancer la croissance — notamment dans les États industrieux du nord-est — puis, freiner la bulle immobilière que sa politique accommodante avait créé — notamment dans les États du sud-ouest. Nous connaissons tous le résultat.

Si j’en crois donc le petit manuel de macroéconomie néo-keynésienne et ses adeptes, le Michigan et la Californie, au même titre que l’Allemagne et l’Espagne, sont trop dissemblables pour partager une même monnaie (i.e. politique monétaire). Dussè-je extrapoler un peu, j’en conclurai que l’un des deux (les deux ?) devrait quitter le dollar.

Mais cela suffirait-il ? J’en doute. Prenez l’Italie par exemple : une politique monétaire accommodante pour aider le Mezzogiorno ne risque-t-elle pas, elle aussi, de provoquer bulles et inflation en Lombardie ? Et n’est-il pas vrai qu’une politique monétaire restrictive destinée à freiner les prix immobiliers à Aix-en-Provence risque de peser lourdement sur l’économie Marseillaise ? Dois-je détailler, ville par ville, quartier par quartier, rue par rue et jusqu’aux numéros d’une même rue les zones économiquement dissemblables qui ne peuvent, dès lors, partager une même politique monétaire ?

Le véritable problème, au fond, n’est-il pas l’idée d’une politique monétaire en général plutôt que celle d’une monnaie unique ? J’ai bien l’impressions que si.

Parce qu’en matière d’économies dissemblables, vous m’accorderez que les États-Unis et l’Équateur se posent là. Quand, de 2000 à 2007, l’économie américaine s’offrait 2,4% de croissance pour 2,7% d’inflation, le PIB équatorien progressait de 4,4% avec 9,2% d’inflation. Pourquoi l’Équateur ? Eh bien parce que, depuis le 1er mars 2000, il se trouve que ce pays a abandonné sa monnaie historique — le sucre — pour adopter le dollar des États-Unis comme monnaie officielle. Est-ce un problème ? Il semble que non ; ça ne les empêche même pas de mettre en œuvre le même genre d’imbécilités économiques que le Venezuela ou l’Argentine à ceci près qu’en Équateur, on envoie franchement paître ses créanciers plutôt que de créer de l’inflation.

Bref, si l’argument de ceux qui souhaitent abandonner l’euro pour revenir au franc tient à l’unicité de la politique monétaire, il va falloir, je le crains, en trouver un meilleur : la seule conclusion à laquelle ce chemin mène, c’est la nocivité de la politique monétaire en général.

11 commentaires:

  1. Antikeynesprofriedman03/02/2014 15:51

    Attention quand même à la comparaison. Les Etats-Unis peuvent se permettre une seule monnaie malgré des Etats présentant des productivités différentes, parce qu'il existe, par ailleurs, une certaine solidarité fiscale au niveau fédéral, les états les plus productifs acceptant le transfert d'une partie de leur richesse vers les états les moins productifs. Et le raisonnement est valable pour l'Italie (transfert de richesse du nord vers le sud) ou la Belgique (de la Flandre vers la Wallonie).

    Ces transferts sont très peu significatifs à l'échelon européen. Quant à savoir s'il serait profitable de les accentuer pour "sauver l'euro" ... c'est un autre débat ... mais en lisant mon pseudo, vous aurez compris quel est mon point de vue :-)

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  2. Je suis d'accord avec le commentaire précédent.

    Quand vous écrivez que :

    "Un des grands arguments des partisans de l’abandon de l’euro et du retour au franc — comme si l’un impliquait nécessairement l’autre (mais laissons cela) — c’est l’idée selon laquelle des économies dissemblables ne peuvent pas partager une même monnaie."

    Vous oubliez de mentionner cette idée des transferts de richesse qui est essentielle: des économies dissemblables ne semblent pas pouvoir partager une même monnaie sans transfert de richesses des régions les plus riches vers les moins favorisées.

    Le problème de la zone euro, ce n'est pas tant d'avoir une monnaie unique que de ne pas avoir préparé la mise en place de l'euro avec une fiscalité harmonisée, une certaine redistribution entre les Etats, une politique économique qui va dans le même sens... bref plus de fédéralisme.
    Et comme les peuples européens ne semblent pas en vouloir...

    Par ailleurs, je continue de penser que l'une des conséquence les plus néfastes de la création de l'euro reste la possibilité de s'endetter de manière quasiment illimitée pour un coût dérisoire. Tant que la dette française, libellée en euros et bénéficiant de la caution implicite de l'Allemagne, pourra être émise à des taux ridiculement bas, nos chers dirigeants continueront de dépenser sans compter... Pourquoi diable s'embêter à réduire les dépenses (et donc risquer de fâcher vos électeurs) quand l'argent semble tomber ciel?

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  3. Antikeynesprofriedman, Candide,
    « Une certaine solidarité fiscale au niveau fédéral » ? « Une certaine redistribution entre les Etats » ?
    Moi je veux bien, mais j’ai besoin de comprendre : pourquoi le fait de partager une même monnaie devrait-il impliquer nécessairement « une certaine solidarité fiscale au niveau fédéral » et « une certaine redistribution entre les États » ?

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    1. Merci pour ton excellent post. Ca fait 4-5 ans que je rabache ça, comme la convergence objective des 12 1ers états membres de l'euro (en dispersion de coût du travail), mais impossible de raisonner ceux qui ne veulent pas entendre.

      Pour compléter ton propos, il suffit de rappeler qu'il y a une méthode simple pour éviter les transferts: autoriser les dettes des "états" à être annulées.
      Point à la ligne.
      Mais c'est un changement très fort en terme de "politique monétaire": celle-ci pourrait alors diverger suivant les états grâce à cet artefact, qui lui est autorisé pour les états fédérés des USA.

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    2. Bonjour,

      Cette solidarité fiscale semble nécessaire pour atténuer les "chocs asymétriques" (i.e. les crises frappant particulièrement certains états).

      Prenons par exemple le cas de l'Espagne. Après la période de forte croissance dont vous avez parlé plus haut, l'économie entre dans une récession sévère suite à une crise immobilière doublée d'une crise bancaire. Pour lisser un tel choc, un Etat dispose en théorie de deux leviers, la politique monétaire et la politique budgétaire. Dans le cas espagnol, l'utilisation de l'outil monétaire n'est pas une option. Reste donc une politique budgétaire contra-cyclique (par ex. des allègements de charges, une meilleure indemnisation du chômage...). Sauf que... le budget étant déjà en déficit du fait de rentrées fiscales moindres, le gouvernement espagnol n'a pas les moyens de financer de telles mesures.

      C'est là qu'un vrai budget fédéral avec une fiscalité et des politiques sociales communes (ex. même indemnisation du chômage, mêmes taux de cotisations sociales...) permettrait d'harmoniser la situation des différents pays et de lisser de tels chocs. Les pays du Nord de l'Europe, moins affectés par la crise, contribueraient plus largement au budget européen ce qui entrainement mécaniquement une redistribution entre les Etats, du Nord vers le Sud.

      Au contraire, avec la configuration actuelle, l'Espagne n'a rien pu faire pour atténuer les effets de la crise et a dû au contraire augmenter les impôts. L'Europe est certes intervenue, mais au dernier moment et dans un but bien précis (le sauvetage des banques). A mon sens, une "plus grande solidarité fiscale" aurait donc permis d'atténuer les effets de la crise en permettant la mise en place des mesures contra-cycliques des le début de la crise.

      Qu'en pensez-vous?

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    3. Eh bien j'en pense que la bulle immobilière ayant été créé par la banque centrale, c'est cette dernière qui est en cause - pas l'euro en tant que tel.
      Je m’explique : le sujet, fondamentalement, c’est que dans la zone euro actuelle — comme dans n’importe quelle zone monétaire — la banque centrale fournit des liquidités aux banques à un taux unique. Typiquement, la banque espagnole qui créé du crédit immobilier à tour de bras peut se refinancer au même taux que la banque allemande plus conservatrice.
      C’est-à-dire que notre système — pas celui de l’euro mais des banques centrales — et conçu de telle sorte que la première règle de l’économie, la rareté, n’existe plus.
      Dans un monde « normal », la banque espagnole devrait avoir du mal à se refinancer (elle devrait payer plus cher).

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  4. Je ne crois pas à la nécessité d'une politique monétaire, mais il me semble clair que, si on veut la régionaliser dans le cadre d'une monnaie unique, ça ne pose aucune difficulté. Il suffit que la BCE applique des taux différents aux différentes banques en fonction de leur implantation géographique. Mieux encore, la BCE peut tout simplement proposer aux banques des taux de refinancement adaptés au taux qu'elles offrent elles-mêmes à leur clients. Ainsi, si une banque travaille dans une zone où l'inflation est de 4 %, elle va offrir des taux d'au moins 5% à ses créditeurs, et la BCE doit en exiger à peu près autant ; du coté des prises en pension, inversement, la BCE n'a pas besoin d'offrir un taux supérieur à celui que la banque offre sur l'émission des prêts à ses clients.

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    1. Eh oui ! C’est bien mon avis à ceci près qu’en l’absence de prix de marché, le banquier central est comme le capitaine du Titanic lancé à pleine vitesse en plein brouillard. Comment dire quel taux pratiquer à telle ou telle banque en l’absence de marché ? Mystère ! Le critère du taux pratiqué aux clients étant justement une fonction directe du taux pratiqué par la banque centrale, c’est le serpent qui se mord la queue…

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  5. FBLR,
    Quelque chose de cet ordre là :
    http://ordrespontane.svbtle.com/eurorsum (point 2) ?

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  6. « Le meilleur des mondes, c'est celui où il y a une quantité de monnaie stable. Il n'est pas nécessaire dans une société quelconque de créer de la monnaie. À partir du moment où une certaine quantité de monnaie existe, il n'est pas nécessaire d'en créer. La quantité de monnaie existante peut satisfaire indéfiniment, pour l'éternité, les besoins monétaires : elle prend de la valeur, et le prix des biens diminue tandis que la valeur de la monnaie augmente. Tout le monde croit qu'il est nécessaire de créer de la monnaie et d'avoir une banque centrale. Pourquoi ? Parce que implicitement on fait le raisonnement que la création de la monnaie c'est la création de crédit, et la création d'investissements. »
    — Pascal Salin

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  7. Il me semble que vous mélangez deux débats :
    - le système de banque centrale est-il souhaitable ?
    - dans un système de banque centrale tel que la zone Euro, ou les Etats-Unis, des économies dissemblables peuvent-elles partager une même monnaie ?

    Je vous propose, pour rester dans le thème principal de ce billet, de mettre de côté le premier débat et de garder comme cadre de réflexion le système actuel de banque centrale.

    La monnaie a, pour simplifier, deux fonctions : c'est un moyen terme de l'échange (sur tous les marchés : travail, capital, biens et services) et c'est une réserve de valeur. La banque centrale définit un optimum qui résulte d'un compromis au sein de la zone considérée (en l’occurrence, en zone Euro, l'accent est mis sur la maîtrise de l'inflation).

    Or un tel optimum repose sur une satisfaction moyenne avec, pour schématiser, d'un côté des entreprises qui veulent du crédit bon marché (et une compétitivité extérieure de leur monnaie) et de l'autre des épargnants qui veulent une stabilité du pouvoir d'achat de leur épargne monétaire.

    Or dans une zone fortement hétérogène, les écarts entre optimum local et optimum moyen de la zone peuvent devenir insupportables. Voyez les tensions qui se manifestent à l'échelle européenne où le capital rejoint la zone la plus productive (l'ex zone DM) au détriment des zones moins productives telle que l'ex zone Franc qui fait un choix de société différent (Etat hypertrophié pesant sur la productivité de ladite zone).

    Aussi le débat que vous posez est celui du cadre de solidarité qu'une société se donne : État-nation vs hypothétique Etat supranational.

    D'avance merci pour vos réactions !

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