Cher Damien,
Comme tu le supposes très justement, nos avis divergent dès lors qu’il est question d’introduire une notion de morale dans la justification ou l’établissement d’une peine.
Je suis méfiant quant à cette notion de morale. De quelle morale parlons-nous ? Dite par qui et sur quelles bases ? Je tiens, moi, qu’il y a à peu près autant de morales que de membres de la société. Celui-ci fondera ses jugements moraux sur des préceptes religieux, celui-là verra la morale au travers du prisme de ses convictions politiques. Quoique nous fassions, et même si nous réussissons à dégager un consensus, ce que tu nommes « morale » ne saurait être universel ; et je crois même que ni toi ni moi n’aimerions vivre dans un monde où les hommes sont à ce point semblables qu’ils partagent tous la même définition de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas.
Sommes-nous seulement capables de définir une morale commune ? Il faudra bien, me diras-tu, sinon comment pouvons-nous espérer établir des lois. C’est vrai, mais tu m’accorderas que l’exercice qui consiste à définir cet ensemble de normes est, en tant que tel, une tâche qui n’a rien de trivial. La Raison nous impose de reconnaitre que la morale dont découlent les lois est nécessairement une morale normative qui, comme toute norme, porte en elle sa part d’arbitraire. Au même titre que la démocratie permet à la majorité d’imposer ses choix à la minorité, la norme morale dominante s’impose aussi à ceux qui la trouvent immorale. Les deux loups estiment qu’ils sont en droit de manger l’agneau ; reconnaissons à ce dernier le droit de ne pas être du même avis. Dès lors et pour les mêmes raisons, établir des peines « strictement proportionnelles aux crimes » en se fondant sur un jugement moral revient à imposer la norme morale de quelques uns aux autres. C’est juste ou injuste, moral ou immoral selon le point de vue que l’on adopte.
Tu évoques – et je crois que tu as raison – le courant d’idées qui a conduit ceux qui nous ont précédé à considérer criminels et délinquants comme des « victimes de la société ». Contrairement à toi je crois que la pauvreté est bel et bien un facteur aggravant dans la chaine de décision qui peut amener un homme à commettre un délit : en substance, celui qui n’a rien n’a pas grand-chose à perdre et il sera d’autant plus incité à saisir une opportunité de gain, fût-elle risquée. Mais cette interprétation n’invalide pas ton point : ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on est une « victimes de la société ». On peut accuser un individu précis, un mode de gouvernement, la chance, la fatalité, Dieu… mais la société n’y est pour rien. Je te rejoins donc là-dessus : la perversion de notre justice trouve certainement ses racines dans l’idée selon laquelle on peut (et on doit) justifier et excuser le crime au motif que celui qui le commet est une victime de la société ; cette même idée qui permet à certains de justifier un viol au motif que cette même société aurait banalisé la pornographie ou qui veut nous faire croire que la violence est une conséquence de jeux vidéos ou de films d’action.
Mais considère ceci : celles et ceux qui ont instauré cette idée dans notre système juridique n’ont-ils pas, justement, porté un jugement moral ? Ne devons-nous pas y voir la marque des idées marxistes sur l’exploitation de l’homme par l’homme ? Si tu étais toi-même convaincu des thèses communistes, ne serait-ce pas un jugement moral qui t’amènerait à considérer que les criminels sont avant tout victimes de la société ? Voilà une norme qui a justifié une certaine forme de laxisme là où d’autres ont permis l’avènement d’un État totalitaire. Partout et toujours, une morale présumée unique, indiscutable et universelle porte en elle le germe d’une Justice dénaturée.
Je crois en un système fondé sur un nombre aussi limité que possible de principe moraux, des idées suffisamment simples et consensuelles pour qu’elles puissent faire l’unanimité et desquelles découle le droit. Tu as certainement reconnu ce que nous appelons Droits naturels et cette déclaration des droits du citoyen à laquelle nous sommes toi et moi si attachés. De cette déclaration, fondée sur ces principes moraux, doivent donc découler les lois. Elles doivent en découler en ne suivant qu’un unique critère : l’adéquation des moyens aux fins recherchées. Lesquelles fins sont l’établissement des règles qui permettent à tous de coexister harmonieusement dans une société pacifique et le respect absolu de cette unique norme morale commune. Si celles et ceux qui écrivent les lois n’avaient que la moitié de ta sagesse, mon avis serais sans doute différent. Mais tel n’est pas le cas. La chose politique est affaire de convictions, de sentiments violents, d’opinion publique et de considérations électorales ; je ne peux, en conscience, me résoudre à plaider pour une justice soumise à de tels aléas.
Voici pourquoi je plaide pour une justice fondée sur la dissuasion et la dissuasion seule : l’établissement des peines ne nécessite justement pas de porter un jugement moral ; il se fonde sur l’efficacité, sur les résultats obtenus.
Bien à toi.
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