Combattre l’ennemi dans ses plans

« Le mieux, à la guerre, consiste à attaquer les plans de l’ennemi ; ensuite ses alliances ; ensuite ses troupes ; en dernier ses villes. »
— Sun Tzu, l’Art de la Guerre (chap. 3)

Dans la terminologie de Daesh, la « zone grise » désigne l’ensemble des musulmans qui n’ont pas pris fait et cause pour leur califat sans pour autant prendre parti contre lui. Ce terme désigne donc les indécis ou celles et ceux qui n’osent pas se positionner dans le monde binaire que Daesh appelle de ses vœux : le califat contre les croisés.

Vous trouverez ci-dessous trois extraits d’un article titré « l’extinction de la zone grise » [1] publié dans la septième édition de Dabiq, le magazine de propagande anglophone de Daesh, en janvier 2015, juste après les attentats de Charlie Hebdo. L’article dans son ensemble explique un des points essentiels de la stratégie de l’organisation, un aspect sans doute aussi important à leurs yeux que leurs opérations purement militaires en cours : faire disparaitre la zone grise et, espèrent-ils, gonfler ainsi les effectifs de leur califat.

Les trois passages sélectionnés abordent plus précisément les actions terroristes menées en occident contre les « croisés » ; c’est-à-dire nous. Traduction presque mot-à-mot de votre serviteur :

« La présence du Califat magnifie également l’impact politique, social, économique et émotionnel de toute opération effectuée par les moudjahidin contre les croisés enragés. Cet impact magnifié oblige les croisés à détruire activement la zone grise eux-mêmes, la zone dans laquelle la plupart des hypocrites et des innovateurs [2] déviants vivant en Occident se cachent. […]
« Les musulmans en Occident se retrouveront rapidement face à deux choix, soit ils apostasient et adoptent la religion kuffar [3] propagée par Bush, Obama, Blair, Cameron, Sarkozy et Hollande au nom de l’Islam afin de vivre parmi les kuffar sans difficultés, soit ils effectuent la Hijrah [4] vers l’État Islamique et échappent à la persécution des gouvernements et citoyens croisés. […]
« Les musulmans dans les pays croisés se trouveront entraînés à abandonner leurs maisons pour un endroit où vivre dans le Califat, alors que les croisés augmentent les persécutions contre les musulmans vivant dans les pays occidentaux […]. »

Voilà le topo. C’est clair, net et précis : l’objectif opérationnel que poursuivent les dirigeants de Daesh quand ils commanditent des attentats en occident, c’est de nous diviser, de scinder nos sociétés en deux blocs irrémédiablement antagonistes : les musulmans et ceux qui ne rêvent que de s’en débarrasser. C’est une évidence et c’est aussi l’analyse qu’en font des auteurs aussi insignifiants que, par exemple, Scott Atran [5], Nafeez Mosaddeq Ahmed [6] ou Myriam Francois-Cerrah [7].

Devons-nous craindre la renaissance du grand califat et une guerre totale contre une armée de jihadistes fanatisés ? Sans doute pas ; ça n’arrivera probablement jamais. En revanche, pour ce qui nous concerne ici et maintenant, ce que nous sommes en droit de craindre c’est qu’ils poursuivent dans cette voie, qu’ils continuent à commettre des attentats en occident. Pourquoi ? Parce qu’au-delà de leur objectif final, qui relève essentiellement du délire prophétique, l’objectif intermédiaire est atteint : pour reprendre les termes de Scott Atran, « ils exploitent consciencieusement la dynamique décourageante entre la montée de l’islamisme radical et la renaissance des mouvements ethno-nationalistes xénophobes » et le moins que l’on puisse dire, c’est que ça marche.

Je vais conclure cette petite intervention par la seule conclusion opérationnelle qui s’impose à toutes celles et ceux d’entre nous qui désirent sincèrement casser cette dynamique et, comme l’écrirait naguère Sun Tzu, « combattre l’ennemi dans ses plans ». Nous devons refuser de les laisser nous entraîner sur ce terrain ; l’art de la guerre c’est aussi ça : ne jamais laisser l’ennemi nous imposer une bataille, garder l’initiative en tout lieu et à tout instant. Nous devons tous, autant que nous sommes, non pas sauver la zone grise comme certains le disent, à mon humble avis, un peu vite mais, au contraire, la faire basculer de notre côté. Quoi que vous puissiez penser de l’Islam ou des musulmans, c’est un impératif stratégique : chaque acte ou discours islamophobe encourage Daesh à poursuivre et sème les germes de futurs attentats. Que ça vous plaise ou non, c’est un fait.

Cette guerre n’oppose pas et ne doit surtout pas opposer les musulmans aux non-musulmans. Cette guerre oppose celles et ceux d’entre nous qui souhaitent défendre la liberté et la paix contre des barbares qui ne rêvent que sociétés concentrationnaires et de conflit civilisationnel.

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[1] En version originale : « The extinction of the grayzone », page 54 et suivantes.
[2] Daesh se présente explicitement comme le courant légitime du salafisme et pratique à ce titre le takfir, c’est-à-dire l’excommunication de quiconque ne pense pas comme eux.
[3] Kafir, au pluriel kuffar, est un terme arabe qui désigne les mécréants, les infidèles.
[4] L’hégire, l’émigration des musulmans de Dar-al-Kufr (les terres de mécréance) vers Dar-al-Islam (là où règne la Sharia, c’est-à-dire essentiellement le califat de Daesh) ; émigration présentée comme une obligation qui s’impose à tous les musulmans.
[5] Atran, Scott, « Mindless terrorists? The truth about Isis is much worse », publié dans The Guardian (15 novembre 2015).
[6] Nafeez Mosaddeq, Ahmed, « ISIS wants to destroy the ‘grey zone’. Here’s how we defend it », publié dans OpenDemocracy (16 novembre 2015).
[7] Francois-Cerrah, Myriam, « Islamic State wants to divide the world into jihadists and crusaders », publié dans The Telegraph (18 novembre 2015).

On ne combat pas une idée avec un fusil

(NB : je suis loin d’être un spécialiste du monde musulman ou du terrorisme ; je me contente ici de résumer ce qu’en disent quelques fins connaisseurs — un en particulier. Il va de soi que tout ceci est passé par le filtre de ma compréhension du sujet et, forcément, de mes propres convictions.)

Le 29 juin 2014, l’organisation connue sous le nom d’État Islamique a proclamé le Califat. En terre d’Islam, la proclamation d’un Califat est un acte hautement symbolique qui va bien au-delà de la simple constitution d’un royaume ou d’une quelconque république islamique. Le Calife, par définition, est le successeur du Prophète, le leader religieux, politique et militaire de l’ensemble des musulmans, où qu’ils se trouvent. Même si l’analogie est hasardeuse à bien des égards, on peut considérer que le Calife de l’Islam assume le rôle spirituel d’un Pape et la fonction exécutive d’un Empereur chrétien.

En proclamant Abou Bakr Al-Baghdadi calife de tous les musulmans, les leaders de l’État Islamique cherchent à faire revivre l’organisation religieuse et politique de l’Islam des premiers jours — même si, comme de nombreux historiens l’ont noté, cette vision de la réalité historique est essentiellement fantasmée. Abou Bakr est une référence directe à Abdullah ibn Abi Quhaafah, beau-père et compagnon du Prophète qui fût justement le premier Calife à succéder à Mahomet en 632.

Ces considérations théologiques et historiques sont capitales pour qui veut comprendre ce que les dirigeants de ce Califat veulent et, partant, le sens de leurs actions — notamment terroristes. Ce n’est jamais sans péril qu’on sous-estime un adversaire en partant du principe qu’il est irrationnel, que c’est un fou ou un illuminé. Les dirigeants de l’État Islamique ont un objectif stratégique très précis et leurs actions s’inscrivent dans une démarche parfaitement rationnelle qui vise à réaliser cet objectif.

Ce qu’ils veulent, prioritairement, c’est légitimer ce Califat. Il faut bien comprendre que nous avons affaire à un groupe d’aventuriers sans aucune légitimité qui, un beau jour, se sont autoproclamés chefs de l’Oumma. Encore faut-il, naturellement, que leur autorité soit reconnue par cette même Oumma.

Toute leur stratégie tend vers cet objectif. De leurs intenses efforts de communication aux actes terroristes en passant par les mises en scène moyenâgeuses dont ils inondent internet : l’État Islamique communique massivement pour légitimer son leadership auprès des musulmans. Ce point mérite qu’on s’y attarde. Le public que le Califat cherche à toucher ce n’est pas le public des kouffar (les infidèles) mais celui des musulmans qui ne reconnaissent pas encore sa légitimité. Ce qu’ils veulent, c’est obtenir la bay’ah, le serment d’allégeance du plus grand nombre de musulmans possible à commencer, bien sûr, par les autres factions djihadistes.

C’est un putsch, une OPA sur l’Islam qu’ils cherchent à faire. Ni plus ni moins.

Pour ce faire et reprenant explicitement les mots de Georges W Bush au lendemain des attentats de 2001, le message qu’ils font passer à l’Oumma est limpide : vous êtes avec nous ou contre nous. Comme le soulignait encore Iyad El-Baghdadi (@iyad_elbaghdadi) il y a quelques jours, ils veulent faire disparaître la zone grise ; laquelle n’est pas une délimitation dans l’espace mais une partition de l’Oumma. Ils veulent forcer ceux qu’ils appellent les musulmans « coconut » [1] à se positionner dans un monde binaire : soit ils reconnaissent la légitimité du Califat, soit ils prennent fait et cause pour les « croisés ».

Dans ce contexte, les attentats commis dans le monde occidental peuvent se comprendre de deux façons. On peut bien sûr prendre leurs revendications au pied de la lettre et croire qu’ils cherchent vraiment à mettre fin aux interventions militaires occidentales en Syrie. C’est à mon sens une erreur : ils veulent cet affrontement ; ils en ont besoin pour affirmer le leadership militaire du Califat face aux « croisés » jusqu’à la mythique apocalypse de Dabiq [2]. Encore une fois, ces pseudo-revendications n’ont de sens que comprises comme autant de messages à destination des musulmans qui vivent en occident : « voyez, disent-ils en substance, les croisés nous attaquent et c’est le Califat qui défend l’Islam. »

Le véritable sens de ces attentats c’est encore une fois l’éradication de la zone grise et le regroupement du « véritable » Islam sous la bannière du Califat. Supposez, ne serait-ce qu’un instant, que les leaders de l’États Islamique soient doués de raison et qu’ils connaissent au moins un peu notre monde occidental : quel genre d’effets sont-ils en droit d’attendre de telles opérations ? Eh bien précisément les effets qu’ils obtiennent effectivement : crispation sécuritaire et montée de l’islamophobie.

Il n’y pas de méthode plus sure pour pousser la jeunesse musulmane occidentale à rejoindre le Califat que d’inciter les non-musulmans à les rejeter. Les réactions d’une certaines droite islamophobe [3] au lendemain des attentats étaient non seulement prévisibles et prévues mais elles étaient surtout voulues par l’État Islamique ; elles participent pleinement de ce monde binaire — Islam contre croisés — qu’ils appellent de leurs vœux ; monde dans lequel le Califat prend tout son sens et trouve sa légitimité.

Partant, notre impératif stratégique consiste à convaincre le Califat que sa méthode ne fonctionne pas ou, mieux encore, qu’elle produit les effets inverses de ceux qui étaient escomptés. Poster des militaires en armes à chaque coin de rue n’aura jamais d’autre effet que de nous donner une fragile illusion de sécurité. C’est à la source même de leur motivation qu’il faut s’en prendre. Le Califat est une idée et on ne combat pas les idées avec des fusils.

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[1] Pour noix de coco : marron à l’extérieur, blanc à l’intérieur — c’est, il me semble, suffisamment explicite.
[2] Ce n’est, là encore, pas un hasard si la principale publication de l’EI en français est titrée Dabiq.
[3] Notez qu’il n’y a que cette droite islamophobe et le Califat lui-même pour défendre l’idée d’un Islam monolithique et guerrier par essence.

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