Je me suis souvent demandé comment l’auteur de 1984 pouvait être socialiste ?
C’est, du moins me semble t’il, Orwell lui-même qui nous donne la réponse dans une lecture comparée de La route de la servitude de Fredrich Hayek et de The Mirror of the Past de Konni Zilliacus (The Observer, le 9 avril 1944). Lire Orwell s’exprimer sur ces deux opus est particulièrement intéressant puisque, comme il le note lui-même, ils couvrent à peu de chose près le même champ tout en développant des opinions radicalement opposées : Hayek, bien sûr, défend le capitalisme et l’économie de marché et dénonce les inévitables dérives totalitaires des systèmes collectivistes tandis que Zilliacus, fervent partisan du collectivisme, soutient une thèse parfaitement orthogonale.
Dès le début du papier, Orwell adopte une position surprenante en déclarant que les deux auteurs pourraient bien avoir raison. Selon lui, le capitalisme de laissez-faire ne peut mener qu’au monopole et donc à la crise et au chômage ; il en conclue que le glissement progressif vers des régimes collectivistes est inévitable pour peu qu’on continue à demander leur avis aux électeurs (et dans le cas contraire, bien évidemment, c'est la dictature). Seulement voilà : le même Orwell éprouve la plus grande méfiance pour de tels régimes qui, selon ses propres termes, « donne à une minorité tyrannique plus de pouvoirs que les inquisiteurs espagnols n’auraient jamais rêvé en avoir. »
Bref, toute l’originalité de la position orwellienne est résumée dans la fin de son article lorsqu’il écrit que « le capitalisme mène au chômage, à la lutte pour les marchés et à la guerre » mais rajoute aussitôt que « le collectivisme conduit aux camps de concentration, au culte du chef et à la guerre. » La vision de Orwell, qui rêve sans trop y croire d’une économie planifiée qui ne dégénère pas en dictature stalinienne, c’est avant tout une vision profondément pessimiste. D’une certaine manière, Orwell – du moins le George Orwell de 1944 – est un marxiste pour qui la fin de l’histoire ne sera pas l’avènement du communisme mais celui de la société totalitaire qu’il décrit dans 1984 ; il était socialiste – oui, sans doute – mais un socialiste par défaut, un socialiste qui n’y croyait au fond pas vraiment lui-même.
Fort heureusement pour nous tous, les plus grands écrivains peuvent être de piètres économistes.
Je me demande si une partie de la réponse ne se trouve pas dans la date, 1944, à laquelle Orwell a écrit l'article que vous citez. Ses deux plus célèbres romans anti-totalitaires sont d'ailleurs publiés à la même époque, juste après la guerre.
RépondreSupprimerEn 1944, le prestige du socialisme est à son zénith, du moins en Europe. Si l'horreur soviétique est déjà connue de tous ceux qui ne veulent pas s'aveugler, la plupart des intellectuels européens la voient comme une perversion du socialisme par Staline et consorts et non comme une conséquence intrinsèque de l'idéologie socialiste.
Des anticommunistes aussi intransigeants que Raymond Aron ou Jean-François Revel continueront ainsi pendant des années à se dire socialistes,ou plus vaguement "de gauche".
Difficile, pour un homme épris de liberté comme Orwell de rejeter le socialisme dans le contexte de l'époque où il apparaissait comme le fer de lance idéologique de la résistance à la barbarie nazie alors que le capitalisme était lui accusé de tous les maux, y compris celui d'avoir amené les guerres européennes et l'avènement du stalinisme comme du nazisme.
Bien que grand visionnaire, Orwell est aussi un peu prisonnier de la vulgate de son époque.
Reste à savoir qui des grands écrivains et des économistes est le plus en phase avec le réel. Et là, c'est le drame... pour les économistes !
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