Imaginons un instant que vous soyez keynésien et que, comme tout bon keynésien, vous souteniez l’idée selon laquelle, en cette période de crise, nous devrions nous en tenir au bon vieux policy mix qui consiste à (i) faire tourner la planche à billet et (ii) augmenter la dépense publique quitte à accroître le déficit budgétaire. Bref, à poursuivre le genre le politiques que nous appliquons depuis – au bas mot – 40 ans.
Évidemment, les temps ne sont pas faciles. D’une part, l’expérience récente – notamment aux États-Unis – n’est pas particulièrement probante. D’autre part, le principe selon lequel « si ça ne fonctionne pas, c’est qu’on en a pas assez fait » a de plus en plus de mal à convaincre. Enfin, un certain nombre de pays européens, il est vrai au pied du mur, ont décidé de changer leur fusil d’épaule et préfèrent désormais des politiques de réduction de la dépense publique – la fameuse « rigueur ». Il vous faut donc, plus que jamais, un argument massue, une « idée-obus » de calibre Montebourgueste pour gagner, une fois encore, les faveurs de l’opinion publique ou, au moins, de l’opinion publiée.
Petite leçon de militantisme illustrée.
Article #1. quand la raison et le bon sens s’obstinent à vous donner tort, il faut faire appel aux sentiments. Et là, il est peu de sujet qui véhicule autant de charge émotionnelle que la description de ceux de nos contemporains qui, victimes sacrificielle de l’ignoble rigueur, décident de mettre fin à leurs jours – les « vagues de suicides » chez France Télécom ou chez Foxconn en étant deux illustrations récentes. Dans le même esprit, cet article du New York Times [1] daté du 14 avril 2012, nous apprend qu’« en Grèce, le taux de suicide des hommes a augmenté de plus de 24% entre 2007 et 2009 d’après les statistiques du gouvernement. En Irlande, durant la même période, les suicides des hommes ont augmenté de plus de 16%. En Italie, les suicides motivés par des difficultés économiques ont augmenté de 52 pourcent, à 187 en 2010 – l’année la plus récente pour laquelle les statistiques sont disponibles – contre 123 en 2005. » Bien entendu, c’est une conséquence de la crise mais surtout, nous assure t’on, c’est à cause de la rigueur.
Article #2. Les chiffres c’est froid et à trop les utiliser, on risque non seulement de tendre le bâton pour se faire battre (on y revient) mais surtout de donner le sentiment au lecteur qu’on se fiche comme d’une guigne du malheureux sort de ces pauvres gens. Il faut donc illustrer le fait par quelques exemples bien choisis comme celui d’Antonio ou de Giovanni et ne pas oublier, comme le fait si bien l’inénarrable Paul Krugman [2] dès le lendemain, de rappeler que c’est votre cœur qui parle alors que les tenants de la rigueur, de toute évidence, son déterminer à pousser le continent entier au suicide.
Article #3. Mais revenons tout de même aux chiffres. Il est une règle efficace qui permet, sans effort, de transformer une petite variation de taux en une véritable catastrophe : elle consiste simplement à l’exprimer en pourcentage de croissance. Par exemple, pour la Grèce, si je vous dis que le taux de suicide des hommes a augmenté de « plus de 24% » entre 2007 et 2009, voilà un chiffre qui marque l’imagination ! Avec un peu de chance, certains d’entre nous penseront même que le taux est passé de – mettons – 5% à 25,9%... un malentendu est si vite arrivé. En revanche, si je vous dis que le taux de suicide des mâles grecs est passé de 4,3 pour 100 000 en 2007 à 5,2 pcm en 2009 (i.e. 0,0052%) [3], c’est tout de suite moins impressionnant. Si j’ajoute, que ce taux se trouve être – et de loin – le plus faible de l’Union Européenne et que, la même année, il atteignait plus de 23 pcm en France, il y a fort à parier que l’argument porte moins bien.
Article #4. Le choix du point de départ est très important : dans l’exemple grec, 2007 présente un double avantage : c’est effectivement le début de la crise des subprimes mais c’est aussi, après 2002, l’année où le taux de suicide des hommes grecs a été le plus faible dans la décennie 1999-2009. Les auteurs de l’article auraient choisi 2006 et son taux de 5,1 suicides pour 100 000 hommes, que l’explosion n’aurait été que de 2%. La même conclusion s’impose pour l’Irlande où le taux passe de 17 pcm en 2006 à 16,1 pcm en 2007 avant de remonter à 18,6 pcm en 2009. Ainsi, si l’on se donne la peine d’y regarder de plus près, on conclura que le taux de suicide des irlandais comme des grecs est globalement stable sur la décennie et que le pic que l’on observe ces deux dernières années n’a, malheureusement, pas grand-chose d’étonnant en période de crise. Mais évidemment, c’est moins vendeur.
Article #5. Il faut aussi savoir adapter l’instrument mesures en fonction des circonstances. Par exemple, dans le papier qui nous intéresse, le cas italien : vous avez sans doute observé qu’il n’est plus question du taux de suicide au sein de la population mâle mais du nombre de suicide réputés être « motivés par des difficultés économiques » sur l’ensemble de la population. En l’espèce, il semble que ce chiffre ait explosé de 52% en passant de 123 cas en 2005 à 187 cas en 2010 – ce qui, rapporté à la population italienne, représente un taux de 0,2 pour 100 000 habitant en 2005 et de 0,3 pcm en 2010. Mais, me direz-vous, pourquoi ne pas tout simplement utiliser la même mesure que pour les grecs et les irlandais ? Eh bien c’est fort simple : parce que le taux de suicide des italiens passe de 8,4 pcm en 2007 à 8,8 pcm en 2009 ; soit une augmentation de 4,8%.
Article #6. Il est essentiel de sélectionner habilement ces exemples. Lorsqu’on vous parle de la crise souveraine et des horribles politiques de rigueur que nous imposent nos « élites mondialisées inféodées au capital apatride », vous pensez non seulement à la Grèce, à l’Irlande et à l’Italie mais aussi au Portugal et à l’Espagne n’est-ce pas ? Vous me voyez venir ! Eh oui, de 2007 à 2009, le taux de suicide des hommes portugais et espagnol augmente de 8,1% et 7,3% respectivement – c'est-à-dire moins qu’en Suède (+8,6%) sachant que les taux de 2009 sont de 10,3 pour 100 000 en Espagne, de 13,4 pcm eu Portugal et de – attention les yeux – 17,7 pcm en Suède.
Article #7. Enfin, et c’est peut être le plus important, il convient d’opérer discrètement à quelques discrets sophismes pour transformer une évidence – la récente hausse du nombre de passage à l’acte est lié à la crise – en une affirmation fallacieuse – c’est la rigueur qui pousse les gens au suicide. Il suffit, pour ce faire, de l’affirmer sans le démontrer et d’éviter soigneusement de parler des contre-exemples les plus évidents : typiquement, le cas des champions toute catégorie de la dépense publique qui ne comptent manifestement pas s’en arrêter là – j’ai nommé les danois – qui, malgré leur État-providence que l’univers entier leur envie, se sont suicidé 16,2% fois plus en 2009 qu’en 2007.
Et voilà comment, en une petite phrase et trois chiffres, celui qui parle d’autorité va réussir à faire croire au monde entier que les politiques de « rigueur » mises en œuvres chez certains de nos voisins sont en train de déclencher une énorme vague de suicides. Ces quelques mots, il faudra des heures d’explication et des bataillons de chiffres pour tenter de démontrer qu’il ne relève de rien d’autre que de la propagande ; il faudra expliquer que ce drame humain qu’est le suicide est infiniment plus complexe qu’une simple réponse à la politique budgétaire d’un État ; qu’on se suicide plus au nord que dans le sud ; qu’on est plus pressé dans finir quand on est vieux et malade que quand on est jeune et en bonne santé ; que bien au-delà des difficultés financières et de la charge de travail, c’est souvent la perte de sens et le sentiment de n’être qu’un rouage négligeable d’un appareil inhumain qui poussent nos semblables à commettre l’irréparable [4].
Le mal est fait. Les démagogues et les manipulateurs, non content de ce livrer là à une odieuse récupération des malheurs des gens, malheurs dont ils sont pour l’essentiels responsables, ont certainement réussit à convaincre nombre d’entre nous que la rigueur tue, que c’est une stratégie criminelle et même – si ça ce trouve – que c’est précisément l’intention des quelques gouvernements qui ont eut le courage de choisir cette option. Je gage que nos candidats aux présidentielles vont rapidement récupérer l’information et s’en servir sans modération pour nous vendre encore un peu plus de ce qui n’a jamais marché ; « en politique, disait Talleyrand, ce qui est cru devient plus important que ce qui est vrai. »
En attendant, les gens souffrent et, pire encore, ils ne savent pas pourquoi.
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[1] Elisabetta Povoledo et Doreen Carvajal, Increasingly in Europe, Suicides ‘by Economic Crisis’ dans le New York Times du 14 avril 2012.
[2] Paul Krugman, Europe’s Economic Suicide dans le New York Times du 15 avril 2012.
[3] Eurostat, Décès dus au suicide, par sexe, taux de mortalité standardisé pour 100 000 habitants.
[4] On rappellera, à ce titre, que les deux entreprises dans lesquelles on se suicide le plus en France sont – dans l’ordre – l’Éducation Nationale et la Police Nationale ; ravages du capitalisme ?
Je crois surtout que ce qui tue les Grecs, les Italiens ou les Irlandais (et bientôt les Français) c'est la disparition de l'État-nounou qui laisse ses poussins sans protections face aux dures contingences de la vie et à tous les risques à affronter.
RépondreSupprimerGeorges Kaplan, belle démonstration d'imposture. Encore la manipulation est assez sophistiquée car basée sur des chiffres réels.
RépondreSupprimerUne autre manipulation fréquente dans le milieu du militantisme est l'usage de chiffres par essence invérifiables, et que l'on a pas le droit de discuter pour des questions de morale. Par exemple le nombre de viols par an en France, soit 4 400 en 2011 selon les statistiques officielles du ministère de l'intérieur.
Chaque 8 mars, date de la soi-disant "journée de la femme", des militantes féministes nous donnent leur propre statistique sur le viol en France, avec une inflation annuelle à rendre jaloux le Zimbabwe : de 40 000 par an, chiffre le plus entendu en 2010, nous sommes en effet passés cette année à 75 000 "au moins".
Cet écart de 1 à 17 par rapport aux statistiques officielle est justifié par le fait que seule 1 femme sur 10 (en 2010) ose porter plainte pour viol, phénomène qui, on le voit, s'est sensiblement aggravé en 2011. Chercher à savoir d'où viennent ces chiffres est naturellement mission impossible et attirera sur vous les foudres militantes et des tombereaux de moraline. Les femmes ne portent pas plainte car les viols sont en majorité commis au sein de leur foyer (il faut dire que selon Clémentine Autin une femme qui se donne à son mari alors qu'elle n'a pas réellement envie d'une relation sexuelle est déjà une victime de viol...ça aide à comprendre l'inflation !) et la précarité économique des femmes les dissuadent de porter plainte, sans compter que les flics ne sont bien entendu que des ignobles brutes machistes avinées qui se moquent des femmes où minimisent systématiquement les faits.
Discuter un tant soit peu ces assertions suffit à vous faire directement classer dans la catégorie infâmante des machistes, ou des réacs, voire des fachos, ce qui est l'étiquette la plus lourde à porter (après "libéral" bien sûr). Donc personne ne les discute et le terrorisme militantiste gagne comme toujours.
Dans la même veine, j'ai entendu il y a une quinzaine de jours sur France Info une militante d'association en recherche de prébendes (pléonasme) expliquer qu'il y avait urgence à agir contre la faim dans le monde qui, disait elle, tuait "20 000 enfants chaque jour". Le journaliste, peu soucieux d'apparaitre indifférent à une telle détresse ne se permit bien sûr pas de lui demander d'où elle sortait ce chiffre...