Le protectionnisme, c'est la guerre.
A l’heure j’écris ces lignes [1] Jean-Pierre Chevènement (MRC), Nicolas Dupont-Aignan (DLR), François Loos (UMP) et Arnaud Montebourg (PS) se réunissent à l’Assemblée Nationale pour un colloque intitulé « Protéger les intérêts économiques de la France : quelles propositions ? ». Etant donné l’identité des participants et le fait que cette rencontre ait été organisée par l’association « Pour un débat sur le libre-échange » [2], je n’ai que peu de doute sur la nature des propositions en question ; appelez ça « démondialisation » [3], « patriotisme économique » ou « protection des intérêts économiques de la France », ça reste du protectionnisme et puisque ces messieurs veulent en débattre, je suis volontaire.
Je ne porterais pas mon argument sur la nocivité économique des politiques protectionnistes. Cette idée est avancée par les partisans de politiques économiques dirigistes qui savent pertinemment que l’Etat n’a de pouvoir que sur le territoire national et que l’ouverture de nos frontières au reste du monde ne leur permettra pas de diriger l’économie selon leurs plans ; dans cette optique le protectionnisme est parfaitement cohérent. Le libre-échange est un mode d’organisation naturel pour une économie de marché mais pour une économie dirigée – et à plus forte raison pour une économie planifiée – c’est au contraire un inconvénient. Je porterais donc mon argument sur un tout autre plan, au-delà des considérations liées à l’évolution de nos niveaux de vie : le protectionnisme porte en lui le germe de l’impérialisme et de la guerre.
Si les politiques coloniales des puissances européennes visaient à assurer leurs approvisionnements et des débouchés pour leurs industries c’est précisément parce que de telles sources d’approvisionnement et de tels débouchés manquaient ; la raison qui a poussé ces pays à construire à grand frais des empires coloniaux tient au simple fait qu’ils pratiquaient le protectionnisme à outrance entre eux. C’est Colbert, le père du « colbertisme » [4], qui a présidé à la création du premier espace colonial du royaume. C’est sous Napoléon III, dans une Europe où seul le Royaume-Uni maintient une politique libre-échangiste, que va se constituer l’essentiel de l’Empire colonial français. Un des arguments de ceux qui cherchent à nier le rôle moteur du protectionnisme dans la colonisation et les guerres coloniales consiste à présenter les guerres de l’opium, et notamment la seconde (1856-1860), comme une guerre menée au nom du libre-échange ; pour mémoire, cette intervention militaire franco-anglaise avait précisément pour but – ironiquement – de forcer l’Empire du milieu à ouvrir son marché intérieur aux exportations européennes ; c’est-à-dire que cette guerre fût motivée non seulement par le protectionnisme qui prévalait entre nations européennes mais aussi celui de Pékin. Il faudra attendre les années 1860 pour que la multiplication des accords bilatéraux de libre-échange entre puissances européennes – à commencer par la France et le Royaume-Uni – mette un terme, très provisoirement, aux ambitions impérialistes des grands empires et aux guerres qu’elles provoquaient.
Mais la trêve fût de courte durée. En 1879, le chancelier Bismarck instaure le tarif qui portera son nom sous la pression des junkers [5] qui souhaitent se protéger de la concurrence naissante de l’agriculture américaine. Il inaugure ainsi une nouvelle période de protectionnisme mondial qui va entrainer toutes les grandes puissances à réinstaurer des barrières douanières (à l’exception du Royaume-Uni encore une fois). En France, des mesures protectionnistes entrent en vigueur dès 1880 mais surtout en 1892 avec le tarif Méline. Non seulement il est très probable que cette résurgence des barrières douanière porte une responsabilité importante dans la durée de la « longue dépression » (1873-1896) mais ce retour du nationalisme économique va également provoquer une multiplication des guerres et représailles commerciales. Malgré la conférence de Berlin (1885), les empires coloniaux vont systématiquement rentrer en conflit les uns avec les autres ; c’est, par exemple, la Weltpolitik (politique mondiale) allemande, l’expansion coloniale des Etats-Unis qui vont chercher à aménager leur propre zone d’influence pour contrer l’influence des puissances européennes (guerre hispano-américaine de 1898) ou la première guerre sino-japonaise (1894-1895) où le Japon cherche à étendre sa domination sur la Corée.
Ce n’est pas un hasard si cette période de 1879 à 1913 est aussi celle de la montée des nationalismes et de la diffusion des pseudo-justifications qui serviront à préparer les peuples à la guerre. C’est au cours de ces années que va naître est se développer l'irrédentisme en Italie, que Friedrich Ratzel va formuler le concept du Lebensraum (espace vital) allemand et que le Japon de l’ère Meiji va fourbir ses visées expansionnistes sur le reste de l’Asie. C’est durant cette période que le nationalisme économique va remplacer les échanges commerciaux pacifiques des peuples par les ambitions expansionnistes de leurs dirigeants ; l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand ne sera que le prétexte que tous attendaient. Et ce fût la première guerre mondiale.
C’est la crise de 1929 qui va ressusciter le vieux démon protectionniste aux Etats-Unis ; dès l’année suivante, le sénateur Reed Smoot et le représentant Willis C. Hawley [6] présentent le texte de ce qui deviendra le tarif Smoot–Hawley, le régime de barrières douanières le plus dur que les Etats-Unis aient jamais connu. A l’origine prévu pour protéger l’agriculture américaine, le tarif Smoot–Hawley va rencontrer un immense succès auprès des industriels américains qui obtiendront facilement des protections similaires pour leurs entreprises respectives [7]. Les quelques 1 028 économistes qui signeront une pétition pour demander au président Hoover d’exercer son droit de véto n’y changeront rien. Dès son application, Smoot-Hawley va déclencher une série de contremesure dans le monde entier ; en quelques années, les barrières douanières sont de retour et le commerce mondial va littéralement s’effondrer dans les quatre années qui suivent l’entrée en vigueur du texte américain.
Le même schéma se répète : les difficultés d’approvisionnement et la nécessité de trouver des débouchés commerciaux accroissent les tensions péniblement contenues par la toute jeune Société Des Nations. Alors que les pays démocratiques se livrent une guerre économique sans merci à coup de dévaluations compétitives, certains pays s’orientent vers l’autarcie et l’expansion militaire : le régime fasciste italien cherche à se constituer un empire colonial en Éthiopie et en Europe du Sud, le Japon envahit la Mandchourie dès 1931 puis le reste de la Chine en 1937 et l’Allemagne s’empare de l’Autriche, de la Bohême et de la Moravie avant d’attaquer la Pologne en 1939. La deuxième guerre mondiale éclate.
Le libre-échange est et a toujours été une garantie de paix ; lorsque les intérêts des habitants de deux pays sont profondément liés par des relations commerciales, aucun des deux gouvernements n’a matériellement intérêt à rentrer en guerre avec l’autre. Historiquement, les exemples d’utilisation du libre-échange comme moyen de garantir la paix abondent ; c’est typiquement ce que fît Bismarck en 1862 quand il voulu s’assurer de la neutralité de Napoléon III alors qu’il combattait l’influence des Habsbourg-Lorraine au sein de la confédération allemande [8].
La signature des accords de Bretton Woods (1944) et du General Agreement on Tariffs and Trade (à partir de 1947) visaient explicitement à prévenir un retour aux politiques protectionnistes (barrières douanières et dévaluations compétitives) qui avaient prévalu durant l’entre-deux-guerres. Pour ceux et celles qui ont vécu cette période, les origines de la guerre et de l’inefficacité de la Société des Nations ne faisaient aucun doute : c’était le nationalisme économique qu’il fallait combattre [9]. De fait, la période qui a suivi est la plus longue séquence de paix entre grandes puissances que nous ayons connu depuis la chute de l’Empire Romain. L’idée selon laquelle « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront » [10] ne relève ni de la divination, ni de la théorie ; c’est une leçon de l’histoire.
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[1] Dans la matinée du 14 septembre 2011.
[2] Association qui regroupe une vingtaine de protectionnistes tels que Jacques Sapir, Emmanuel Todd ou Jean-Luc Gréau.
[3] le « mot-obus » de Montebourg…
[4] Le nom habituellement utilisé pour désigner la version française du mercantilisme.
[5] Aristocrates et grands propriétaires terriens prussiens.
[6] L’un et l’autre républicains comme Herbert Hoover qui signa le décret d’application de la loi.
[7] Pour les même raisons que les junkers ; la concurrence étrangère, plus efficace, les obligeait à baisser leurs marges mais il était plus politiquement correct d’affirmer vouloir « sauver les emplois américains ».
[8] Confédération qui était, justement, unifiée par une union douanière ; le Deutscher Zollverein.
[9] Même des penseurs si différents que Keynes et Hayek se retrouvaient sur ce point.
[10] Attribuée à Frédéric Bastiat.
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Georges, concernant le tarif Smoot-Hawley, je crois que vous devriez y consacrer un post entier. Avec, par exemple, un graphique montrant l'évolution du chômage avant juin 1930, et après.
RépondreSupprimerSinon, je salue toujours la qualité de vos posts !
Merci Benjamin. Pour Smoot-Hawley, vous avez sans doute raison; c'est effectivement un exemple emblématique.
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