Au début d’un de ses cours, un professeur d’économie distribue à chacun de ses étudiants un panier de dix sucreries – réglisse, bonbon à la menthe, fraise tagada… - de telle sorte que chaque élève dispose exactement du même assortiment et leur demande d’évaluer la valeur de leurs dotations. Les étudiants s’exécutent et inscrivent leurs évaluations sur un morceau de papier que le professeur récupère afin de calculer la richesse globale de cette microéconomie expérimentale. Cette première étape terminée, le professeur invite ses élèves à échanger librement leurs bonbons de telle sorte que celui qui n’aime pas la réglisse puisse l’échanger contre une sucrerie plus à son goût ou que l’amateur de fraises tagada puisse en récupérer le plus possible. Les étudiants se prêtent au jeu et chacun cherche à adapter sa dotation à son goût personnel. Lorsque tous ont regagné leurs places, le professeur leur demande d’évaluer leurs nouveaux paniers, d’inscrire le résultat sur une feuille puis, comme la première fois, récupère les estimations et les somme pour mesurer la richesse globale de cette petite économie. A votre avis, qu’observe t’il ?
La richesse globale à augmenté ! Alors que le nombre et le type de sucrerie est resté le même tout au long de l’expérience, la nouvelle évaluation révèle que les étudiants s’estiment maintenant plus riches qu’ils ne l’étaient lorsqu’on leur avait distribué des paniers standardisés. Mieux encore, tous – sans aucune exception [1] – s’estiment désormais plus « riches » qu’ils ne l’étaient au départ. C'est-à-dire que cette cession d’échange libre a non seulement créé de la richesse mais qu’en plus, personne n’a le sentiment d’avoir perdu au change : tous s’estiment gagnants. Comment est-ce possible ?
Derrière cette expérience anodine se cache deux des concepts les plus importants et les plus fondamentaux de la science économique : la « subjectivité de la valeur » et le « bénéfice mutuel de l’échange » qui en découle. Nous avons évoqué plus haut l’hypothèse selon laquelle un des étudiants n’aime pas la réglisse : pour lui, cette sucrerie n’a aucune valeur. De la même manière, un des élève est un grand amateur de fraises tagada : pour lui ce bonbon a plus de valeur que n’importe quel autre. Ces deux étudiants sont deux individus différents avec des goûts différents et pour qui la valeur qu’ils accordent aux choses – et en l’espèce aux sucreries – est elle aussi différente. C’est la réalité fondamentale à laquelle se sont toujours heurtés les systèmes planifiés qui prétendent nous rendre égaux : nous ne le sommes pas et n’avons pas vraiment envie de l’être. Chacun d’entre nous a sa propre individualité, ses expériences, sa culture, ses objectifs, ses goûts, ses passions qui font de nous ce que nous sommes : des êtres uniques. Et c’est cette part d’humanité qui fait qu’un étudiant qui n’aime pas la réglisse sait que d’autres l’aiment et qu’il est dès lors possible d’envisager un mode de coopération pacifique qui permettra d’échanger de la réglisse contre autre chose dans le respect des intérêts des deux parties : on appelle ça un « marché ».
La subjectivité de la valeur n’a rien d’évident au premier abord. Pendant très longtemps, la source de la valeur a divisé philosophes et économistes ; certains comme les classiques anglais (Adam Smith, David Ricardo) puis Karl Marx [2] défendaient l’idée selon laquelle il existe une source objective de la valeur des choses tandis que Démocrite, St Thomas d’Aquin, les scolastiques espagnols (et notamment Martín d'Azpilcueta) et les classiques français (Condillac, Jean-Baptiste Say, Turgot…) pensaient que la source de la valeur résidait dans l’utilité, le bien être qu’elles nous procuraient – c'est-à-dire qu’elle était subjective. C’est probablement Smith, avec son « paradoxe de l’eau et des diamants » qui posa le plus grand problème conceptuel aux tenants de la subjectivité de la valeur en observant que l’eau, qui nous est extrêmement utile, ne vaut presque rien tandis que les diamants, qui ne servent pas à grand-chose, valent très cher. L’histoire de la pensée retiendra que c’est vers 1870 que trois économistes [3] – William Jevons, Léon Walras et Carl Menger –ont résolu chacun de leur coté le fameux paradoxe : si l’eau est si bon marché c’est que dans l’Angleterre de Smith elle est tout simplement très abondante ; si ce dernier avait vécu au milieu du désert, il aurait su qu’un premier verre d’eau peut avoir une grande valeur et que c’est en augmentant le nombre de verres d’eaux disponibles que la valeur baisse [4]… C’est la « révolution marginaliste » et la naissance de deux grands courants de pensée : les néoclassiques – qui suivent Walras et Jevons – et les autrichiens – successeurs de Menger.
Si vous y regardez de près, cette subjectivité est partout ; elle est au cœur de notre perception de la valeur des choses. L’erreur de Smith, Ricardo et Marx s’apparente en fait à un sophisme involontaire : ils observaient, comme vous et moi, que la plupart des prix sont supérieurs aux coûts de production et en déduisaient que le prix, la valeur marchande des choses, découlait de ces derniers. En réalité, si nous observons des prix supérieurs aux coûts de production [5] c’est tout simplement que les biens ou les services qui ne peuvent être produits pour un coût inférieur à leur valeur ne sont tout simplement pas produits : personne n’a intérêt à le faire. Imaginez par exemple qu’une équipe d’ingénieurs et de techniciens très qualifiés se mettent en tête de construire une machine à couper les cheveux en quatre dans le sens de la longueur. La « valeur-travail » de cet appareil serait sans doute très élevée mais quelle serait sa véritable valeur ? Qui achèterait cet engin et à quel prix ? Subjectivement, nous n’accordons aucune valeur à une machine à couper les cheveux en quatre dans le sens de la longueur parce qu’elle ne nous est d’aucun intérêt et c’est pour cela que vous n’en avez jamais trouvé dans les rayons de votre supermarché.
Cette notion de valeur, de richesse est un produit de notre esprit, de notre perception individuelle des choses et c’est la rencontre de ces appréciations subjectives qui donne lieu à des échanges, des marchés et des prix. Imaginez qu’un de nos étudiants décide de donner ses sucreries à sa jolie voisine. Bien sûr, il poserait un problème au professeur puisque son nouveau panier ne vaudrait désormais plus rien mais la réalité c’est qu’il aurait obtenu, en échange de quelques bonbons, une chose inestimable à ses yeux : un premier contact. Un de mes amis d’enfance est moniteur de voile ; il gagne moins bien sa vie que moi et pourtant, pour rien au monde il ne l’échangerait contre la mienne – il est heureux pour la simple raison qu’il a adapté librement sa vie à ses propres choix. Lorsque vous achetez des produits issus du commerce équitable, quand vous boycottez une marque, quand vous préférez une voiture qui rejette moins de dioxyde de carbone, quand vous soutenez une association humanitaire : dans chacune de ces situations, vous exprimez vos préférences, vos choix, vos perceptions subjectives de la valeur des choses. Le marché n’est rien d’autre que le lieu physique ou dématérialisé où nos différences se rencontrent et donnent lieu à des échanges ; vous n’y trouverez jamais rien d’autre que ce que nous, homo sapiens, être vivants, pensants et agissants y apportons. L’économie, le marché est un produit de notre nature humaine et n’a jamais cessé, ne serais-ce qu’un instant, de refléter fidèlement et de servir cette nature.
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[1] Il est possible que quelques étudiants aient été satisfaits de leur dotation initiale et n’ai donc pas participé à l’échange ; pour ceux là la valeur du panier n’a donc pas changée.
[2] Marx reprendra chez Ricardo l’idée selon laquelle la valeur des choses dépend de la quantité de travail nécessaire à les produire ; c’est la pierre angulaire du socialisme scientifique – sans elle, tout l’édifice s’effondre.
[3] C’est en réalité assez injuste : les classiques français l’avaient fait un siècle plus tôt.
[4] On parle d’« utilité marginale décroissance ».
[5] Sauf durant la période des soldes par exemple.
Étonnant de voir embarquer sur le même bateau Smith et Marx à propos de la source de la valeur ! ;-)
RépondreSupprimerEh oui, Marx a hérité sa conception de la valeur des classiques anglais (plus de Ricardo que de Smith d'ailleurs). Ce qui est passionnant - du point de vue de l'histoire des idées - c'est que les idées de l'exploitation du prolétariat, de la baisse tendancielle du taux de profit et finalement la condamnation du capitalisme viennent précisément de là.
RépondreSupprimerJe me demande ce qu'on enseigne à mon fils en économie (il est en seconde). Je vais lui faire lire votre papier.
RépondreSupprimerAh oui, en seconde toutes les inquiétudes les plus légitimes sont autorisées ;)
RépondreSupprimerVotre texte est excellent !
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimertrès bon texte en effet que je découvre en suivant votre post Twitter. Une question: l'expérience de départ, est-ce une pure expérience de pensée (assez convaincante, je l'avoue) ou bien est-ce qu'on trouve dans la littérature scientifique des compte-rendus d'expériences similaires? Et dans ce cas, quels sont les résultats? Par exemple, vous dites que tout le monde est à la fin plus satisfait (ou a une satisfaction identique) de son panier. J'aurais tendance à dire qu'on trouvera des gens qui jugeront leur panier résultat de moindre valeur, même s'ils ont participé à l'échange volontairement, parce que quelque part ils auront le sentiment de s'être fait avoir. Vous direz qu'ils n'avaient pas à faire l'échange dans ce cas et que ce n'est pas rationnel, certes, mais la vie n'est pas toujours rationnelle. Ce point n'est pas contradictoire avec l'idée que la richesse globale évaluée aurait augmenté.